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1.2 Voix d’Ici et voix d’Ailleurs :

« La Fable du nain » est liée par de fortes relations avec le domaine de l’oralité. L’univers fictionnel est infiltré par des voix externes et est marqué par l’intrusion de figures de la langue maternelle, langue d’oralité. Il est le lieu où s’entrecroisent : conte – légende - mythe –fable – proverbe – énigme - parabole, etc., où cohabitent le discours littéraire et le discours périphérique. Bref, tout un montage / collage de fragments issus de l’oralité.

De multiples expressions prolifèrent dans le texte et qui relèvent du code oral, du type : « comme on le dit » (81), « ne dit-on pas » (16), « on dit aussi » (17), « comme l’on dit » (47 et 69), « nos ancêtres ont dit que… » (16)

Lorsque le personnage évoque ses confrontations avec le Nain persifleur, il décrit ses stratagèmes de résistance : « J’avais une technique pour cela, celle du spectateur qui ne marche

pas. » (78) L’expression en gras est une formule populaire, familière pour dire : rétif ou

insoumis.

Au surplus, il ne faudrait pas omettre que l’oralité s’inscrit dans le texte dès le titre « La Fable du nain ». Une fable relève du patrimoine oral maghrébin. Le texte comme étant une fable, se place directement sous le signe de la littérature orale dans sa forme narrative, et invoque par là même les autres formes orales de la tradition.

Cette dimension orale apparaît au plan des structures syntaxiques et de la ponctuation. L’écrit semble orienté vers une sorte d’oralité immédiate. Les phrases paraissent hachées, décousues en raison de l’absence de coordination. Les arrêts fréquents, les suspensions se répercutent au niveau de la typographie par des coupures multiples. Les fissures qui émaillent chaque phrase sont le résultat d’une verbalisation immédiate où l’oral l’emporte sur l’écrit. Voici quelques exemples qui l’illustrent :

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« Il était plus petit que je le pensais. Muet et concentré sur la pointe de ses pieds. J’ai alors retenu mon souffle pour que la vision soit plus parfaite. Et je le vis. Nettement. Comme à l’intérieur d’un flacon de parfum vide. » (79)

« De quoi j’ai gardé mémoire de toute ma vie ? De ma propre mémoire. Gargantuesque. Dévorant tout et tous. » (125)

« Zimzim est finalement là où vous n’êtes pas pour surveiller vos mains. Vos pieds. Et votre tête. » (17)

L’une des caractéristiques essentielles de l’oralité est la typographie avec tout ce qu’elle englobe comme italiques, majuscules, points de suspension, arrêts aphasiques ou tout autre signe typographique. Ces diverses figures révèlent des infractions à la norme dans la mesure où le texte s’adonne à des fragmentations continues qui portent préjudice à l’ossature en elle-même. Le texte se construit dans l’inachèvement de la pensée et les régressions discursives. Le discours se traduit en paroles inachevées, souvent réorientées, dépouillant ainsi le texte de toute forme d’homogénéité. Paul Zumthor écrit au sujet de la poétique de l’oralité :

« Ce que le regard de l’ ʺ Oraliste " cherche à découper dans la continuité du réel, ce sont des discours plutôt que des textes, des messages en situation et non des énoncés finis, des pulsions plutôt que des stases… »1

C’est en cela que le texte suit une dynamique fragmentaire du fait qu’il s’agence sous forme d’une « écriture-parole » située dans un espace de heurts des codes : oral et écrit.

En outre, d’autres aspects de l’oralité prolifèrent dans cet espace scripturaire où s’entremêlent des voix externes et divergentes. Celles-ci travaillent la matrice textuelle dans sa pluralité discursive. Ces figures enrichissent le champ de l’oralité construit par l’œuvre :

- Des sentences, proverbes, adages et maximes figés par l’usage :

« Ne dit-on pas depuis toujours que ″les plus beaux cadeaux de la vie sont ceux qu’on n’attend pas ?″. » (16)

« On dit aussi : ″Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse ″. » (16) « J’étais, comme l’on dit, entre deux rives. » (47)

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« Et ce qui reste de plus détestable chez lui, c’est sa cécité vaniteuse que le proverbe de la paille et de la poutre résume depuis toujours. » (94)

- Des chroniques :

« Un ancêtre raconte dans ses chroniques que ″quiconque trouve la mort dans la mer est lavé par lui.» (114) (à propos de l’homme au Manteau Vert, le ″Khid″).

- Des fables, contes, paraboles, légendes et énigmes :

« Pour toi aussi à ma gauche, qui est habillé de vert, voici une énigme comme en confectionne le Nain : ″L’homme qui vit face au soleil a un seul visage, celui qui fait face à la nuit en a mille et cherche le sien dans le vacarme″. » (125)

« Je passais tour à tour de la fable du Héros naïf à celle de l’Amoureux phosphorescent et enfin à celle de la Fortune que l’on ramène du Voyage. » (57)

« Selon les contes, son nom [le Nain] était sa faiblesse et l’endroit par où l’on pouvait le ligoter et le découvrir tel qu’il se cache derrière ses formules et verbiage de dérobade. » (48)

« Comme ce fabuleux marin arabe tombé sur une île déserte et qui servit de monture à un vieillard rusé qui ne voulait plus quitter son échine. » (29)

Le texte fait allusion au mythe de Sindbad, le marin et aventurier Arabe dont l’histoire est contée dans « Les Mille et Une Nuit ». Sindbad y évoque notamment ce vieillard qui étranglait ses victimes après les avoir obligé à être ses esclaves. D’ailleurs, Sindbad l’avait porté sur son dos pour l’aider à traverser une rivière. Cependant, le vieil homme rusé ne voulait plus quitter sa monture humaine et menaçait le jeune homme de l’étrangler s’il le laissait tomber. Le marin arabe ne pouvant acquiescer ce statut d’esclave, il décide de faire boire jusqu’à l’ivresse le vieillard et parvient de la sorte à s’en délivrer.

La rencontre de l’aventurier avec le vieillard, se rapproche fortement de celle du narrateur-héros confronté au Nain. Les deux personnages entrent en conflit avec des opposants sordides et vils : « Je ne pouvais plus vivre ainsi avec une autre créature sur mon dos » (29)

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Ils se veulent d’autant plus être des voyageurs : l’un est connu pour être un aventurier arabe et conquérant célèbre, l’autre, celui de Daoud, est un aliéné qui mène un voyage immobile car mystique, censé lui procurer sagesse et béatitude.

A l’image du marin qui se débarrassa du vieillard cramponné à son dos, le héros de Daoud, lui aussi, parvient à se détacher de l’emprise du Nabot malicieux qu’il portait sur ses épaules et qui lui pourrissait l’existence : « Je n’ai plus de Nain à porter. » (126)

Par ailleurs, il est important de signaler que la totalité du référent oral convoqué dans « La Fable du nain », renvoie au milieu socioculturel dont relève l’œuvre. Il est donc question d’une stratégie d’argumentation dans le sens où l’ensemble du discours oral est introduit pour appuyer et servir le dire du sujet-narrateur.

Dans « La Préface du nègre », les nouvelles laissent entrevoir une sorte de collage d’éléments disparates appartenant au domaine de l’oralité aussi bien qu’à d’autres disciplines. Le sujet dans « L’Ami d’Athènes » entend relater ses souvenirs en pleine course, il interpelle alors le lecteur et cite le titre d’un ancien feuilleton égyptien tout en le commentant :

« Je me suis alors imaginé…, courant pour ne pas rater un épisode de Ra’fat El Hadjane, vous savez le feuilleton égyptien qui répara un peu en nous la défaite devant Israël. » (24) C’est ainsi que le texte intègre un intertexte filmique caractérisé à la fois par sa dimension orale et visuelle. C’est un fragment non pas littéraire mais cinématographique et culturel qui est convoqué par le récit, une sorte de manifestation hétérogène au discours diégétique qu’elle envahit et infiltre. L’uniformité du texte étant alors brisée en raison même du fragment étranger qui s’incruste dans un foyer littéraire.

Dans « Gibrîl au Kérosène », l’oralité tient une grande place et fait encore une fois entendre sa voix. Une fois mis sur pieds, l’avion fabriqué par l’ancien militaire, est exposé devant un panel de visiteurs complètement insensibles. Du coup, le héros frustré s’élance dans des répliques satiriques et sarcastiques :

« "C’est un grand pas pour moi, un trop grand pas pour ce Peupleʺ. ʺ C’est un grand pas pour moi et juste une chaussure pour ce Peuple". » (36)

Ces exclamations du narrateur ne vont pas sans rappeler au lecteur attentif une phrase « chef-d’œuvre » gravée dans les mémoires, que l’humanité entière connaît et partage. Il s’agit des paroles prononcées par le cosmonaute Américain Neil Armstrong lors de son tout premier