• Aucun résultat trouvé

L’onomastique se présente comme un moyen d’approche des personnages. Christiane Achour et Amina Bekkat expliquent dans leur ouvrage « Clefs pour la lecture des récits » que la dénomination des protagonistes dans un récit relève de l’acte dit d’ « onomatomancie », qui signifie l’art de deviner les traits de l’être fictif et ses fonctionnalités à travers son nom.

L’onomastique vise donc à décrypter toutes les informations possibles offertes par les noms des personnages, à dessein de mieux cerner leur psychologie, leur rôle dans le récit. Le nom « donne vie » au personnage, fonde sa présence « réelle » dans la fiction, établit son identité et produit par là même l’effet de vraisemblance.

A l’image des autres paradigmes linguistiques du texte littéraire, le nom propre est porteur de sens car chargé d’un contenu sémantique souvent révélateur de la signification générale de l’histoire. Le nom choisi, attribué à un personnage peut révéler au lecteur des indices sémantiques non négligeables qui lui permettraient de saisir les qualités et les travers de cet être fictif. Le nom propre s’avère, de ce fait, motivé et non pas arbitraire.

De surcroît, le nom2 fonctionne en étroite corrélation avec l’être et les actions des personnages. Reuter le conçoit ainsi :

1 Hamon, Philippe, « Pour un Statut sémiologique du personnage », Littérature, n° 6, 1972, article repris dans R. Barthes et al, « Poétique du récit », Paris : Seuil, 1977, p. 124-125.

2 Pour Roland Barthes, ce désignateur fondamental qu’est le nom propre du personnage « est un signe, et non, bien

entendu, un simple indice (…). Le Nom propre s’offre à une exploration, à un déchiffrement : il est à la fois milieu dans lequel il faut se plonger, baignant indéfiniment dans toutes les rêveries qu’il porte. »2 . R. Barthes et al,

107

« Le nom est l’unité de base du personnage ; ce qui le synthétise de manière globale et constante. Il identifie le personnage et le distingue des autres. »1

Grâce à l’onomastique, cet être de papier qu’est le personnage s’érige en une figure dotée de qualifications nominales, physiques, psychologiques, sociales, etc., qui permettent son identification et sa différenciation des autres protagonistes dans l’univers fictionnel. Sauf que, la difficulté surgit dans le cas où les sujets sont dépourvus d’identité nominale ou de référence. La construction de l’illusion référentielle s’appuie en majeure partie sur la stratégie de composition du personnage. En tant que figure indispensable à la fiction, cet être ne peut se réduire à un (je) anonyme non référencé et simple agent diégétique2.

« La Fable du nain » est un récit qui met en scène deux personnages : d’un côté, le héros-narrateur, et de l’autre, un Nain surnommé « ZimZim » par ce même protagoniste. Le nombre des acteurs est manifestement assez maigre. Le héros principal est sans nom, réduit à une instance anonyme (Je) alors que celui-ci détient le rôle central dans l’histoire. Il s’avère d’autant plus mystérieux puisqu’il apparaît comme un personnage-fantôme, présent par ses faits et ses agissements, sans référence identitaire aucune. Au surplus, il n’est décrit que brièvement sur le plan physique :

«Toute une histoire qui commença il y a quelques mois. En Juin, juste avant mes 32 ans.» (10) « Je me retrouvais finalement assis sur une chaise à remplir des mandats et des chiffres dans une inspection du fisc. » (23)

« J’étais un homme de haute taille, maigre, avec des lueurs d’ascétisme discret. » (46) « Moi qui n’étais rien de plus qu’un petit agent de bureau dans l’administration funeste de ce pays. » (106)

Concernant son âge et sa fonction sociale, le personnage est entré dans sa 32ème année et travaille comme agent de bureau dans une administration fiscale. Son portrait physique se veut très rudimentaire, réduit à quelques traits lacunaires glissés çà et là dans le récit : c’est un homme maigre et grand. Son apparence et son visage restent donc flous pour le lecteur. De plus, le narrateur garde l’anonymat jusqu’à la fin de l’histoire et n’y remédie à aucun moment.

1 Reuter, Yves, « L’Analyse du récit », Op. Cit. p. 67.

2Alain Robbe –Grillet explique dans son ouvrage « Pour un nouveau roman » que l’être de fiction doit être doté de qualifications nominales et physiques , professionnelles et sociales afin de fonder sa crédibilité et de permettre au lecteur d’adhérer au monde fictionnel et d’y croire : « Ce n’est pas un ″il″ quelconque, anonyme et translucide,

simple sujet de l’action exprimée par le verbe. Un personnage doit avoir un nom (…). Il doit avoir des parents, une hérédité. Il doit avoir une profession. (…) Enfin il doit posséder un ″caractère″, un visage qui le reflète, un passé qui a modelé celui-ci et celui-là. », 2 Essai, Les Editions de Minuit, Paris, Collection « Critique », 1961, p.27.

108

D’autre part, pour ce qui est du surnom du Nabot « ZimZim », nous tentons l’approche suivante :

« Zimzim » : Ce surnom est attribué au Nain par le héros en raison du vacarme que suscite la

présence du Gnome autour de lui. Le narrateur affirme que :

« Il ne s’agit que d’un petit lutin difforme et souffreteux qui se venge de son sort sur votre vie. Je l’ai appelé Zimzim à cause du bruit qui l’accompagne dans ma tête et dans les airs. » (12)

Le paradigme choisi ne laisse guère le lecteur indifférent. « Zimzim » se rapproche beaucoup de l’arabe « مزمز », retranscrit phonétiquement [z i m z i m] : expression utilisée autrefois par Hager, épouse d’Abraham, lorsque celle-ci est face à une effusion d’eau bénite - qui sera appelée par la suite « zemzem » -, elle prononce ces mots pour tenter d’atténuer le débit et la force de propulsion de l’eau afin qu’elle puisse s’en servir.

Cette dans cette conception que nous interprétons le surnom accordé au Nain. Ce dernier exerce une emprise insoutenable sur le héros, c’est pourquoi celui-ci le surnomme ″Zimzim″ comme pour essayer d’atténuer sa turbulence et le tumulte dont il est à l’origine. Le héros tente ainsi d’affaiblir la force malveillante du Gnome et d’amenuiser ses atteintes maladives.

Dans « La Préface du nègre », la nouvelle dite « L’Ami d’Athènes » met en scène un seul personnage, unique figure de l’action qui se veut être un coureur de fond, athlète qui dispute l’épreuve du dix mille mètres lors des Jeux d’Athènes. Le sujet a 21 ans, il est pauvre et sans fortune :

« Mon père fut tiré du puits et sauvé de la mort trois semaines avant son mariage avec ma mère et je sortis de son ventre à elle, neuf mois après ce miracle (…) Je suis sorti de mon village dix ans plus tard avec mon cartable et mes jambes vers mon premier collège et je suis sorti du lot vingt et un ans après cette histoire en courant un peu plus vite lors d’un marathon… » (20)

Cet âge n’est que suggéré implicitement par la narration. Encore une fois, le personnage est sans identité et sans caractérisation physique ; seules quelques indications sous-jacentes permettent de mieux le reconfigurer sur le plan imaginaire. Le personnage est, dans ce cas, ce qu’il dit, vit et subit. Seule la première instance grammaticale (je) apparaît comme attribut nominal d’un sujet non identifié.

109

Il en est de même dans « Gibrîl au Kérosène » où un seul être fictionnel domine la scène diégétique et y évolue. Le protagoniste raconte avoir obtenu son bac, puis avoir intégré l’Ecole d’Aviation pour s’y instruire. L’homme est un militaire âgé de plus de 40 ans, reconverti en constructeur d’avion et polyglotte car il maîtrise sept langues :

« Je suis un militaire (…) Je pratique sept langues : l’arabe, le français, le russe, l’anglais, l’espagnol, l’italien et l’allemand… Ma vie a donc lentement servi à mon unique destin : celui de construire des avions dans un pays qui n’en rêvait même pas. » (40) Aucune autre indication n’est repérée, du coup, l’anonymat plane à nouveau. Dès lors, la première personne du singulier acquiert une certaine intensité qui la promeut en qualité de personnage à part entière et non simple embrayeur de la narration.

Dans « Meursault, contre-enquête », le héros est « Haroun » frère de « Moussa », l’Arabe abattu par Meursault dans le livre de Camus. Le père des deux frères travaillait comme gardien dans une fabrique d’où le patronyme (nom de famille) affiché par le héros : « Ouled el Assasse ». Le protagoniste est un vieillard ivrogne « grand buveur de vin », marginal, athée et révolté contre le monde qui l’entoure. Son âge n’est guère donné tout autant que les traits relatifs à son portrait physique. Le lecteur est informé cependant de la fonction professionnelle occupée par l’individu : il s’avère être un fonctionnaire dans une administration du fisc1

.

Il serait pertinent de souligner que le nom « Haroun » revêt une dimension symbolique assez importante dans le contexte fictionnel. En effet, il est le frère endeuillé de Moussa, l’Arabe assassiné impunément, celui-ci étant mort, ne peut plus parler pour raconter ce qui lui est arrivé. Alors Haroun endosse le rôle d’enquêteur, ce qui ne va pas sans rappeler l’histoire du prophète Moussa.2

En outre, la mère du héros n’est point nommée et encore moins décrite physiquement. Le narrateur n’évoque cependant que leurs rapports conflictuels : Il est hostile envers elle et la maudit avec haine.

Le frère assassiné surnommé « Moussa » représente la figure fraternelle disparue sans laisser de trace ou de corps ; un être pleuré mais vengé pour lequel le héros a sacrifié sa vie afin de lui

1A noter la ressemblance avec le héros de « La Fable du nain » lequel est lui aussi agent dans une administration fiscale.

2 Le Coran raconte l’histoire du prophète Moussa ou Moïse qui libéra son peuple de l’esclavage en le guidant vers la voie du Salut. Le prophète ne s’exprimait pas clairement en raison d’un trouble langagier. Il fut donc aidé par son frère Haroun qui s’attela à communiquer avec les gens du peuple pour leur transmettre le Message de Dieu.

110

rendre justice et de lui restituer son Nom. Moussa est brièvement peint selon l’optique du frère-narrateur :

« Moussa était mon aîné, sa tête heurtait les nuages. Il était de grande taille, oui, il avait un corps maigre et noueux à cause de la faim et de la force que donne la colère. Il avait un visage anguleux, de grandes mains qui me défendaient et des yeux durs à cause de la terre perdue des ancêtres. (…) J’ai peu d’images de lui, mais je tiens à te les décrire soigneusement. » (20)

Moussa travaillait comme porte-faix et homme à tout faire dans le marché du quartier. Il errait les nuits dans les bars et revenait ivre à l’aube.

L’autre figure qui émerge dans la fiction est : Meriem, un amour perdu du héros. Elle est enseignante et prépare une thèse sur le livre de Camus à savoir « L’Etranger ». Intriguée par l’identité de l’Arabe, elle décide de mener sa propre enquête et de remonter la piste jusqu’au frère et sa mère. Meriem est née à l’Est (Constantine) et se présente comme une « femme libre et indépendante » selon les propos du narrateur. Ce dernier la dépeint de manière assez succincte sur le plan physique comme suit :

« Et je l’ai vue, cette petite femme frêle aux yeux vert sombre, soleil candide et incandescent. Sa beauté me fit mal au cœur. J’ai senti ma poitrine se creuser. » (166)

Compte tenu de toutes ces constatations, il nous faudrait admettre que l’indétermination nominale a pour effet immédiat d’annihiler toute ressemblance avec le réel. L’illusion référentielle qu’est censé assurer le paradigme dénominateur, se trouve ébranlée du fait même de cette remise en question du critère nominal. Il s’agit bien là d’une procédure subversive qui va à l’encontre des conventions réalistes de la fiction.

D’ordinaire, le modèle narratif normatif ancre le personnage dans un contexte bien défini en lui attribuant des qualificatifs physiques, moraux, sociaux afin d’emporter l’adhésion du récepteur. Or, l’œuvre de Daoud met au centre de l’action un être anticonformiste, « hors-norme », dont la composition textuelle et la trajectoire s’inscrivent dans une isotopie de l’écart.

Par ailleurs, étant donné que le Nom fonctionne en étroite relation avec l’être et le faire des protagonistes, l’indétermination appellative peut alors correspondre à la situation psychologique et sociale du personnage dans chaque récit. En effet, celui-ci traverse un parcours rude, il est en proie à une perturbation existentielle insupportable à tel point qu’il ne parvient plus à se

111

reconnaître et encore moins à reconnaître son Moi défiguré. Victime d’une déperdition implacable, il n’arrive plus à construire sa vie. Il est comme inconnu à lui-même, son identité est comme désagrégée d’où l’effort de reconstitution de Soi.

L’anonymat se fait en quelque sorte l’écho d’un trouble identitaire intense. Il reflète l’état critique d’un sujet aliéné de son sort et de son destin, en quête de sa personne et de son Moi psychologique. Dans cette conception, c’est le (je) qui domine le récit et en devient le seul maître.

Selon la théorie de Barthes1 exposée dans « S / Z Essais », le personnage-narrateur qui s’exprime par un (Je) n’a pas besoin de dénomination car ce pronom personnel lui est tout de suite accordé comme nom.2

D’après Vilain, cette tendance littéraire à l’indétermination a pour finalité d’instituer le « je » comme figure de l’altérité : il serait à la fois celui de personne et de tout le monde. L’anonymat fait la part belle à l’altérité, au dialogisme dans le sens où le (je) non nommé serait orienté vers une perspective plus objective que subjective. Dans une certaine mesure, le récit crée en surface l’illusion du personnel au travers d’un « Je » anonyme, dont il jouerait subtilement pour le diriger en profondeur vers une dimension plus objective destinée au service d’une cause générale qui transcende le cas individuel du personnage.