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L’épigraphe est une citation située en amont, avant même le début du récit. Il s’agit d’un indice dirigé vers le lecteur en charge d’en déceler la signification latente et le rapport avec le texte à lire. L’épigraphe est vue par Genette comme :

« Une citation placée en exergue, généralement en tête d’œuvre (…). L’épigraphe est toujours un geste muet dont l’interprétation reste à la charge du lecteur (…). Elle est à elle seule un signal (qui se veut « indice ») de culture, un mot de passe d’intellectualité. »1 Dans notre cas, une citation est mise en avant, placée en exergue du texte, entre la 5ème page de garde et le début du récit (1er chapitre) :

« Je fus un prophète envoyé à moi-même à partir de Moi-même – Et c’est moi-même qui, par mes propres signes, fus guidé vers Moi-même. » Ibn al-Fârid.

Cette citation liminaire représente pour le destinataire une clef interprétative du texte, car placée en tête de celui-ci et donc dotée d’une dimension stratégique. L’épigraphe oriente la lecture du récit. Le récepteur est insensiblement interpelé et orienté avant toute activité de lecture / décodage vers cette porte du texte qui s’ouvre à lui.

A travers l’épigraphe, l’auteur pose les cadres de son texte. L’action de la citation ressortit du dessein auctorial visant à manipuler ou du moins influencer le lecteur. La finalité d’une telle épigraphe est étroitement associée au projet scriptural de l’auteur.

Dans cette optique, l’épigraphe requiert du lecteur tout un travail d’interprétation et de décryptage. Selon Genette, l’une des fonctions canoniques de l’épigraphe s’avère être son « effet oblique » dans le sens où l’identité de l’auteur de la citation s’avère, parfois, plus importante que le contenu de l’épigraphe elle-même. Ainsi, l’essentiel dans bon nombre d’épigraphes se trouve-t-il simplement être le nom de l’auteur cité. En effet, l’attention du destinataire s’oriente souvent, en premier lieu, vers les signataires des épigraphes, puis vers la citation.

Daoud, dans un effet oblique, oriente l’attention du lecteur vers l’auteur cité « Ibn al – Fârid »1

. L’épigraphe est alors allographe car attribuée à un auteur différent, qui n’est pas celui du récit.

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La citation se présente comme suit : l’auteur est nommé, son nom écrit en forme gras et l’énoncé cité mis entre guillemets, sans précision de référence : l’auteur n’indique pas le titre de l’ouvrage d’où provient la citation.

Par delà les limites du temps et de l’espace, Daoud a ressuscité un poète : Ibn al-Fârid. En le plaçant en tête du texte, il lui réclame, sans détour, le patronage de son œuvre. L’auteur se situe donc au sein de la pensée religieuse soufie de dimension mystique. Il fait appel à celui qui, dans la pensée orientale musulmane, est perçu et consacré comme l’une des figures les plus éminentes de la poésie soufie mystique afin de l’aider à asseoir son propre discours.

D’autre part, la fonction canonique de l’épigraphe consiste en un résumé effectif de l’ensemble du texte. Elle commente celui-ci et en donne indirectement la signification. A la lecture de la citation, celle-ci dévoile la structure d’ensemble du récit qui s’apparente au schéma du voyage initiatique ou le schéma d’apprentissage. Cette épigraphe donne le ton du récit. La base même d’un voyage initiatique est l’accomplissement d’une quête spirituelle d’ordre mystique.

L’épigraphe est, à cet égard, révélatrice d’une manière ou d’une autre du contenu significatif du récit. « La Fable du nain » présente effectivement un personnage en situation de crise. Il se trouve dans un état d’inquiétude et de déséquilibre : le problème du sens de l’existence est posé. Alors, s’ouvrent les portes d’une réalité autre que celle de la vie quotidienne. Le protagoniste opère une césure radicale entre son existence individuelle et le reste du monde. Il découvre l’univers du spirituel et de l’informel, entreprend des expériences tourmentées, frôle la mort et y échappe, apprend à la lumière des épreuves surmontées et en revient changé. C’est une véritable révolution intérieure de nature mystique qui permet au héros de renaître, en effectuant une mutation ontologique de sa condition existentielle. En fin de parcours, il est transformé, il retrouve son identité et jouit d’une nouvelle existence :

« Langage de pèlerin, mais je n’étais rien de plus pendant des semaines. Je remontais le cours de ma propre fable personnelle pour comprendre d’où elle venait et qui l’a falsifiée au point de me faire perdre la proximité des choses. » (60)

1 Ibn al – Fârid: (1181-1235) né au Caire ; (Umar b. Alī Sharaf al- Din Abū l - Qāsim al - Misrī al - Sa’di Ibn al – Fārid), est un poète arabe soufi. Maître de Hadith mais également de poésie, il est d’inspiration soufie et nombre de ses poèmes ont été produits en état de ravissement spirituel. Ils sont considérés comme l’un des sommets du patrimoine poétique arabe. Consacré comme le plus illustre représentant de la poésie soufie de langue arabe, Ibn al - Fârid a mené une vie de retraite, isolé, sur les falaises du Caire. Il s’écarte du monde pour se consacrer spirituellement à la quête de l’essence divine. Surnommé le Sultan des Amoureux (de Dieu), Umar Ibn al - Fârid est l’auteur de deux grands poèmes mystiques : « L’Eloge du vin » (Khamriyya) et le « Nazm al – Sulūq » (Poème du Progrès). En outre, le poète joue un rôle incontournable dans l’expansion du soufisme.

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« Cet endroit muet, que connaissent tous les pèlerins, à l’exact mi-chemin de leur route. Allongé sur le sol, scrutant le plâtre du plafond et goûtant ces petits vertiges de l’examen de soi, je fus comme révélé à moi-même : je ressentais, pour la première fois depuis longtemps, le poids exact de mon corps, ma respiration, celle du ciel dehors et les petits bruits des températures de la création qui se transmute dans l’invisible. » (105-106) Dans ce type de voyage spirituel, il n’y a que celui qui l’a entrepris personnellement qui soit en mesure de le relater. A cet effet, le héros serait en même temps le narrateur du récit. La mention « roman à la première personne » sur la page 4 de couverture, dévoilait déjà l’instance narrative (Je) et le type de narration « personnel » y figurant.

Par ailleurs, l’analyse de l’épigraphe laisse supposer que le narrateur soit en même temps le protagoniste central du récit. Sauf que, à la pleine lecture du texte, quelques éléments émergent, orientant le récit cette fois-ci vers une nouvelle direction.

Le sujet de l’action est d’autant plus intriguant car son identité n’est dévoilée à aucun moment. Il est peint comme personnage anonyme n’ayant aucune identité perceptible ou lisible. Seules quelques indications sur sa personne permettent de se l’imaginer. Il est présent dans l’histoire par ses actes et non par son nom.

Nous songeons également à l’emploi fréquent des procédés soulignant les prétentions autofictionnelles du (Je) narrant et la véracité des faits narrés :

- Point de vue rétrospectif relatif à la restitution des souvenirs du passé et à la reconstruction du récit de vie : « Lorsque vous êtes sous l’empire du Nain, vous ne pouvez jamais raconter votre vie sans mentir. » (62)

- Récit – confession d’un narrateur qui livre à son narrataire ses confidences les plus intimes, l’instituant, de ce fait, comme témoin et complice installé dans la connivence : « L’histoire de mon histoire, (…) a le ton trébuchant et les petites faiblesses mécaniques des confidences qui veulent maquiller la honte. » (92)

- Allusions autofictionnelles du narrateur- héros qui poussent à croire que : Narrateur = Héros (personnage) = Auteur = fabuliste ?

Cette équation a-t-elle lieu d’être ? L’identité de l’auteur / fabuliste serait- elle identique à celle du narrateur / héros ?

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Compte tenu de toutes ces indications implicites, sommes-nous en présence d’une écriture intimiste ou de ce qu’on appelle une « autofiction » ? Faudrait-il retenir le genre autofictionnel ? S’agirait-il d’un de ces récits de vie inscrits dans le champ de la littérature personnelle (à la première personne), celle des confessions et journaux intimes ?

Tout texte fait l’objet de plusieurs lectures, d’interprétations diversifiées, notre corpus y compris. Celui-ci, au-delà des différentes interprétations qu’il suggère, donne lieu à une véritable ambiguïté générique. Il offre au lecteur des indices variés porteurs de sens et révélateurs de la stratégie d’écriture de l’auteur Daoud.

En effet, l’analyse accomplie de l’appareil paratextuel (Titre, page 4 de couverture et épigraphe), permet de mettre en évidence différentes indications qui manifestent la difficulté de classer le texte dans un genre en particulier. Par conséquent, Les indications génériques fluctuantes du paratexte (Fable, Roman, récit à la première personne, confidences, etc.) suscitent bien des incertitudes.

Cette divergence des données génériques est déterminée par le projet intentionnel de l’auteur, qui est celui d’orienter indirectement le lecteur potentiel vers une conclusion tacite qu’il ne choisit pas de proclamer explicitement mais qu’il énonce implicitement, entre les lignes, de sorte à la rendre décelable par le récepteur.

Quant aux effets de concordance ou de discordance qui résultent de la construction autour du texte de l’appareil paratextuel, ces faits ne peuvent relever que d’une étude approfondie qui débute inéluctablement par une approche générique du texte. En d’autres termes, un ensemble paratextuel composé entre autres : d’une partie titulaire (« La Fable du nain »), d’une indication générique incompatible (« Roman ») contenue dans la page 4 de couverture, et d’une épigraphe en tête de texte, dénotant des allusions autofictionnelles confortées par le contenu même du récit, donne à lire une œuvre qui fait preuve d’un amalgame générique que le lecteur est convié à éclaircir.

Une question s’impose: Dans quel genre ou dans quelle catégorie littéraire allons-nous classer ce texte ?

En réponse à cette question, nous tenterons de déterminer l’appartenance générique du texte à l’aide de critères de catégorisation bien fondés. Au-delà des faits narrés qui constituent la trame narrative du récit, nous pourrions aisément inscrire comme l’indique le titre « La Fable du

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nain » en tant que fable. Seulement, l’auteur emploie délibérément un vocabulaire éclectique : Fable – Roman - Récit à la première personne – Histoire – Confidences…

Pour Daoud, les frontières entre les genres semblent floues. La difficulté tient à la complexité de classer le corpus dans telle ou telle catégorie générique, d’où l’apparition de cette ambigüité formelle que le lecteur est invité à résoudre. C’est bien sur ce terrain complexe et fluctuant que nous nous aventurons pour tenter d’élucider le genre du texte.

2.1.2 Une appartenance problématique : un texte au carrefour des