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Le chevauchement entre réel et imaginaire : le fantastique-étrange

Qu’est-ce que le fantastique ?

Pour répondre à cela, il nous semble opportun de convoquer quelques points de vue théoriques essentiels :

« Le fantastique ne se confond pas avec l’affabulation conventionnelle des récits mythologiques ou des fééries. (…) Il se caractérise au contraire par une intrusion brutale du mystère dans la vie réelle…Le fantastique, le surnaturel apparaît comme une rupture de la cohérence universelle. Il est l’impossible, survenant à l’’improviste dans un monde d’où l’impossible est banni par définition. »1

Il est donc nécessaire de ne pas confondre le fantastique et les récits mythologiques ou féériques (les contes), dans un premier temps. Dans un second temps, le fantastique apparaît dans sa dimension générale en rupture avec les codes établis et s’érige dans un rapport transgressif. Il se

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situe à l’encontre du rationnel car se basant sur l’intrusion dans le réel de phénomènes étranges et loufoques, ce qui ne manque pas de susciter l’effroi même l’angoisse chez le lecteur1.

Phénomène étrange qui prend d’assaut le monde réel, le fantastique sème inopinément l’inexplicable et par là même l’effroyable dans le cadre de la vie réelle.

Notre démarche s’assigne donc pour objectif le décryptage du code fantastique intégré à l’œuvre de Daoud et en particulier à « La Fable du nain » où le genre se développe principalement comme procédure subversive à l’égard de l’esthétique réaliste. Le récit est marqué par l’inscription au centre de la diégèse d’une figure quelque peu cocasse : un Nain nommé « ZimZim ». La construction textuelle du personnage crée une certaine ambigüité en ce sens où le lecteur ne parvient plus à en distinguer l’existence réelle ou imaginaire, d’où la coexistence interne à l’œuvre du naturel et du surnaturel.

Todorov définit à cet égard le fantastique comme : « l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel. »2 Ce sentiment d’hésitation est foncièrement présent dans le récit. Celui-ci met en scène un être en proie aux manœuvres sordides entreprises par le Nain. Ce dernier est d’une difformité atroce et prend du plaisir à harceler le personnage. Ses actes morbides suscitent la suspicion chez le lecteur quant à leur appartenance au réel ou à l’imaginaire.

Il nous semble nécessaire de rappeler que le héros affiche un antécédent familial particulier qui laisse entrevoir sa tendance à la folie, à la névrose. Victime d’hallucinations, le sujet anxieux imagine le gnome partout autour de lui. Il est sous l’emprise maléfique du lutin qui use de tous les stratagèmes pour l’agacer. Sauf qu’au fil de l’histoire, l’individu se voit dans le Nain et voit le Nain en lui :

« Vous auriez alors compris que le Nain n’était que moi en quelque sorte, nourri de mon reflet sur l’eau de mes obsessions. » (98)

Ainsi, le gnome incarne-t-il pour le héros son désespoir, ses échecs répétés, sa tentative de suicide. ZimZim est devenu pour lui un mal ancré au plus profond de son être. Vers le dénouement, le lecteur averti découvre que la figure scrupuleuse naine représente une partie du

1 Roger Caillois affirme dans « Au cœur du fantastique » que : « Le fantastique manifeste…un scandale, une

déchirure, une irruption insolite, presque insupportable dans le monde réel. », Gallimard, 1965.

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Moi déchiré du personnage, qui l’incite au déclin. Dans cette conception, le Nain est donc issu de l’imagination maladive du sujet :

« J’avais découvert qui me vola ma vie entre l’âge de mes quinze ans et celui de mes années de dépression. » (41)

En fin de compte, le lutin s’avère être l’allégorisation du côté sombre de l’homme, sa part abjecte et noire entièrement intégrée à son univers psychique :

« Sa face était exactement le reflet raté de la mienne. (…) Vous pouvez vous l’imaginer comme une petite vengeance qui vit en vous au secret et qui trompe son porteur. » (98-99) Le lutin n’est que la projection allégorique de l’idée de déperdition qui hante le personnage, une tendance au mal le plus périlleux auquel il est confronté. La lutte du héros consiste alors à se délivrer de son emprise malicieuse afin de retrouver une forme de Salut, et surtout de recouvrir une identité perdue :

« Je voulais à tout prix être un homme libre de son destin. » (66)

« Contrairement à beaucoup d’autres qui croient vivre et décider, je savais que j’étais un otage, et mon Nain ne pouvait plus me susurrer une fausse histoire pour me faire dormir sur ma paille. Mon regard changea depuis, et je sus que j’étais quelque part libre et vivant de ne plus confondre ma vie avec l’intraitable vêtement qui l’entourait. » (92)

A noter aussi que le héros semble être atteint de schizophrénie intense, c’est-à-dire un dédoublement de la personnalité responsable de l’apparition du nabot dans son existence. Cet état des faits suggère qu’il n’est plus question du genre fantastique comme l’entend la critique, mais plutôt du sous-genre dit « fantastique – étrange » qui mêle à la fois l’étrange et le fantastique. Todorov l’explique en ces termes :

« Des événements qui paraissent surnaturels tout au long de l’histoire, y reçoivent à la fin une explication rationnelle. » 1

L’usage d’un tel procédé que certains nomment le « surnaturel expliqué », confère au texte un suspense et installe le lecteur dans une grande incertitude. Cette situation n’est résolue qu’au terme de l’histoire où il découvre que les phénomènes surnaturels survenus possèdent une explication rationnelle. En comprenant que le héros est schizophrène, le lecteur adhère au

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monde fictionnel et admet les apparitions du Nain. Ce qui était non-compris au départ, se voit doté, au final, d’une justification rationnelle et sensée. Bref, le « fantastique – étrange » confère au récit un cachet original et insolite.

Du point de vue de la réception, l’inscription du fantastique-étrange en tant que sous-genre dans le texte, ne repose pas sur une esthétique gratuite. Avant le dévoilement de l’explication logique de l’intervention du surnaturel dans l’histoire, le lecteur demeure dubitatif : il s’inquiète, soupçonne, décrypte un contenu à l’aspect inhabituel. Les événements bizarres qui surgissent, remettent en question l’illusion réaliste et perturbe le code référentiel du texte.

En amont, avant même de connaître l’aboutissement du parcours diégétique, la vérité reste énigmatique et les propos du narrateur se veulent contestables :

« Dans un récit prétendument réaliste, le surgissement du surnaturel est objet de conjectures, et la véracité des dires des personnages, … sujette à caution. Le lecteur est désormais entré dans la modernité littéraire, c’est-à-dire dans " l’ère du soupçonʺ. »1 Le fantastique génère donc une sorte de soupçon dans la mesure où les dires du sujet protagoniste sont soumis au doute jusqu’au moment où cet étrange est explicité raisonnablement. Il n’en demeure pas moins que le récepteur reste perplexe car en phase avec un univers diégétique inaccoutumé. Au surplus, c’est la linéarité du récit au plan de la narration, qui se voit troublée voire brisée. La fragmentation du texte s’appuie donc sur l’intégration / installation du code « fantastique – étrange » comme procédé novateur et transgressif.

Avec le « fantastique-étrange », l’écriture maghrébine entre dans l’ère de la modernité littéraire et explore les diverses possibilités que lui offre l’imaginaire et l’esthétique.