• Aucun résultat trouvé

3.3 L’imminence de la reconstruction à l’ère de la Modernité :

Après la construction du discours dénonciateur visant tout un peuple en proie à ses dérives à l’origine de son malaise social, l’œuvre s’attache à rendre compte des répercussions de ces dysfonctionnements sociaux qui portent atteinte à toute possibilité de reconstruction moderniste. Nous avons pu constater, au préalable, que l’écriture de Daoud invoque une lecture décapante de l’Histoire qui déroge à l’instance idéologique dominante ; la mémoire se prête au débat pour être, à posteriori, délogée de son enseigne et réprimée.

Selon M. Lacheraf, la société est contrainte actuellement de se bâtir à nouveau en temps moderne, et non pas de ressasser à l’infini l’histoire d’un héroïsme dépassé. Pour le théoricien, l’écriture ne doit pas s’exalter dans la remémoration épique d’un passé glorieux. Lacheraf s’élève contre ce type de littérature « sur commande », commémorative qui ne fait que refléter

1 Bonn, Charles, « Littérature maghrébine francophone et théorie postcoloniale », article consulté in : www.fabula.com. Vu le 14 mars 2013.

187

un « nationalisme anachronique » lequel détourne le peuple des préoccupations réelles et importantes du moment.

La société peinte par Daoud, est encore obnubilée par le combat d’hier et s’éloigne dangereusement du combat prioritaire d’aujourd’hui, puisque la Modernité est encore en suspens dans cette population d’ « épopées » :

« Quand on invite nos écrivains à parler de la révolution populaire…, c’est cet héroïsme que l’on propose à leur verve exaltée et sur commande. Or cette veine à exploiter, toutes affaires cessantes, bien après la guerre de libération, perpétue un nationalisme anachronique et détourne les gens des réalités nouvelles et du combat nécessaire en vue de transformer la société sur des bases concrètes, en dehors des mythes inhibiteurs et des ʺ épopées "… » 1

C’est dans un tel espace difforme aux valeurs antagoniques, que doit s’accomplir une prise de conscience abrupte, mais nécessaire pour des gens anéantis, aseptisés par la répétition d’un « passé peu révolutionnaire ». D’après Lacheraf, l’écrivain en tant qu’être social se doit d’éclairer les esprits et d’éveiller son peuple. Son écriture est censée être « conformiste » aux impératifs de l’actualité, à savoir le redressement du présent et de l’avenir dans une ère moderne en effervescence. Le projet moderne se caractérise par « le culte du nouveau et de l’originalité » en prônant l’idée de rupture. Il s’agit alors pour la société postcoloniale de se rétablir suite au départ du colon et de se constituer à nouveau, sur de nouvelles bases.

Confronté à la nécessité de l’innovation, l’écrivain est amené à considérer les éventuels possibles narratifs d’où l’émergence d’un mouvement de renouvellement en littérature. La production littéraire de l’après colonialisme met en branle le modèle narratif classique forgé par l’occident comme référence absolue, et déploie tout un éventail de procédés situés dans l’écart. Elle joue sur la subversion et la déstructuration des codes en privilégiant le démantèlement délibéré et la prospection de nouveaux horizons d’expression.

La sphère littéraire algérienne contemporaine est enrichie de productions littéraires situées dans la marge et la violation des codes narratifs et génériques normalisés. C’est précisément dans cette sphère littéraire « hors piste » que s’inscrit l’écriture de Daoud du fait qu’elle s’affranchit explicitement du « déjà-là » en faisant violence aux normes. La rupture semble être la clé de

1 Lacheraf, Mustapha, « Ecrits Didactiques sur la culture, l’Histoire et la société », Alger : Entreprise Algérienne de presse, 1988, p. 44

188

voûte d’une entreprise scripturale qui tente d’accéder à la modernité, à l’inédit. Le déséquilibre et la démesure narratifs semblent être les étapes nécessaires d’une remise en question destinée à asseoir une littérature transformée.

Ce premier chapitre a permis de déconstruire l’esthétique discursive en profondeur et d’en examiner les structures développées. Celle-ci s’inscrit manifestement dans une isotopie de la marge et convoque nombre de techniques transgressives pour s’asseoir en contexte fictionnel. Dans ce contexte, la dénonciation comme acte de rupture, semble s’ériger comme la stratégie prisée par l’œuvre pour véhiculer une parole révoltée.

Les récits brossent le portrait de sujets indécidables et en retracent le parcours tourmenté. L’acte de parole est empreint de violence et traduit l’image d’un être fictif dispersé au Moi divisé. Le discours du personnage reflète un chaos psychique et existentiel : l’individu est immergé dans une intériorité étriquée, sa conscience est comme défigurée. Sa parole semble pulvérisée car elle projette dans le tissu discursif, les fragments épars d’une intimité disloquée. Il faut dire que ce mal être rude et pénible est la résultante directe d’une situation sociale critique : le sujet se place à l’écart d’une société dénigrée car saccagée et embourbée dans ses incohérences. L’image qui en est donnée, est celle d’un peuple rétrograde, désœuvré, sombrant dans l’inertie et la nonchalance, davantage préoccupé par des nullités que par le redressement. La précarité et la débauche l’entraînent vers la déliquescence assurée. C’est comme si après cette date fatidique du 5 juillet 62, les gens s’étaient arrêtés de vivre et s’étaient engouffrés dans un sommeil profond. Pour exprimer ce malaise social soutenu, l’auteur emploie le verbe dur et la formule ardente car il est question de peindre un univers peu normatif, en déstructuration. Chaque texte s’ouvre alors à un contre-discours habitant l’univers fictionnel et se corrélant étroitement à un autre discours de type didactique voué à transmettre un enseignement.

Pour l’énonciateur des faits, la crise sociale est loin d’être récente car elle remonte à l’Histoire de la guerre de Révolution et de Libération nationale. Les multiples scissions et carences survenues sont l’écho d’une transition mal gérée d’une société soumise et oppressée vers une autre délivrée et indépendante. Ce qui a donné lieu au vide et au chaos. Le processus discursif insurrectionnel développe une relation logique de cause à effet ou de cause à conséquence. Il avance les causes des dysfonctionnements du pays, puis dépeint les retombées sur la société. Dans cette optique, le référent historique est destitué de son trône où il était considéré comme culte absolu et valeur indétrônable. Pour Daoud, il est impossible d’écrire de nouvelles histoires

189

tant que l’Histoire de la guerre restera ancrée dans le présent qu’elle étouffe de son poids inextricable.

Parallèlement à l’imbrication de l’Histoire dans la fiction, l’œuvre de Daoud incorpore d’autres segments de nature variée, appartenant à d’autres domaines. Ceux-là s’infiltrent dans la texture déjà désarticulée et la fragmentent davantage. Leur émergence n’est pas normative et participe à l’exercice d’une activité discursive en agitation.

Quels sont ces procédés ? Quelle en est la fonctionnalité en contexte fictionnel ?

190

Chapitre 2 : Texte(s) et intertexte(s).

191

Mallarmé écrivait autrefois : « Plus ou moins tous les livres contiennent la fusion de quelque redite comptée. »1 Ainsi, toute littérature se veut-elle ouverte, décloisonnée et intertextuelle, elle s’écrit avec le souvenir de ce qu’elle est. Elle l’exprime en déployant des procédés de reprises et de réécritures.

L’intertextualité se présente comme la mémoire de la littérature. « Ecrire, c’est donc réécrire. »2 La littérature s’inspire de la littérature comme exemple et modèle, les textes s’entrecroisent à l’intérieur de cette bibliothèque immense qu’est la littérature.3

C’est en ce sens que l’intertextualité ne se donne plus à voir comme une simple technique scripturaire mais plutôt en tant que caractérisation prééminente de l’univers littéraire.

D’ailleurs, lors d’une interview, Daoud avoue son penchant pour l’écriture intertextuelle qui se configure dans la réminiscence, l’allusion ou la reprise. La littérature représente à ses yeux une vaste et riche bibliothèque dont il ne cesse de puiser sources et inspirations :

« Je suis l’enfant d’une bibliothèque désordonnée. »4

En effet, Daoud travaille son œuvre dans la pluralité et dans le métissage. Il n’hésite pas à intégrer des textes externes ou étrangers à la fiction. Cette hybridité subvertit le fictionnel par l’intrusion de segments qui lui sont hétérogènes, le texte s’ouvre alors au hors-texte et dialogue avec des domaines variés. Autrement dit, Daoud démontre qu’il n’y a pas d’écriture blanche ou de « degré zéro de l’écriture ». C’est bien une parole multiple, disséminée et éclatée qui prolifère dans ce type de fiction, portée par un mouvement de dialogisme qui fonde son hétérogénéité irréductible.

Notre but à ce stade de l’analyse, est de scruter les différentes voix qui émergent en contexte diégétique et s’y combinent dans un rapport polyphonique. Ces paroles là sont le fait de discours pluriels qui s’incrustent au sein de la matrice textuelle, se greffent au dire des personnages et pulvérisent l’univocité de l’œuvre.

Rappelons que Daoud se pose lui-même comme écrivain de la transgression, il fait entendre sa voix sur la scène littéraire moderne en heurtant les esprits les plus stéréotypés. Pour lui, l’infraction, le déséquilibre et l’excès sont les armes indispensables d’une remise en question de

1

Mallarmé, Stéphane, « La Renaissance artistique et littéraire », GF Flammarion, 1874, p. 46.

2 Samoyault, Tiphaine, « L’Intertextualité, mémoire de la littérature », Nathan, Paris, 2001.

3 Michel Schneider écrit dans « Voleurs de mots » : « Chaque livre est l’écho de ceux qui l’anticipèrent ou le

présage de ceux qui le répéteront. », Gallimard, Paris, 1985, p. 81.

4

192

l’acte d’écriture. Sa production s’élabore dans l’opposition et ne manque pas de déranger, de contrarier du fait que son unique objectif est bien de promouvoir la liberté totale en matière de création :

« J’aime lire dans le sens contraire de ce qui m’est imposé. J’aime ce côté de digression, de liberté, d’infraction dans l’acte de lire, j’aimerais bien le restituer dans l’acte d’écrire. »1

L’auteur se maintient donc dans une position d’écart vis-à-vis du discours codifié qu’il désapprouve. Il opte pour une écriture du débordement et opère une révolte esthétique par le truchement de la parole pulvérisée. Il serait utile de préciser que la typologie et la nature des discours convoqués, relèvent à la fois du domaine littéraire et d’autres domaines divers qui vont de la chanson au film en passant par le mythe. C’est pourquoi nous organisons notre analyse autour des axes d’étude suivants :

1. L’intertexte de l’oralité : une entorse à la norme.

2. L’intertexte sacré : vers une dimension mystique de l’écriture. 3. Littérature en mémoire / littérature en miroir.

Il nous semble intéressant d’explorer de plus près la notion d’intertextualité (dialogisme) qui représente un concept clé dans notre analyse, afin de réussir au mieux à en exploiter les procédés en usage dans l’œuvre de Daoud. Pour ce faire, nous ouvrons une parenthèse théorique pour débattre de la question de l’intertextualité, de son origine, de son évolution littéraire au fil du temps et des rapports solides qu’elle entretient avec l’entreprise scripturaire.