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La dénonciation de la société : un acte langagier de la marge

1.3 La polyphonie ou l’éclatement des voix :

2. La dénonciation de la société : un acte langagier de la marge

La dénonciation de la situation sociale critique s’établit comme un acte situé dans la marge. Cette rupture prend forme à travers les propos des personnages évoluant dans un contexte lui-même désagrégé. Le plus souvent, l’énonciation d’un « contre-discours » revêt une dimension didactique amorcée par le projet de transmission d’une instruction. Ceci donne l’impression que l’ensemble du dire critique ne vise en fin de compte que la diffusion de quelque enseignement sérieux.

C’est ce qui apparaît effectivement dans « La Préface du nègre » où se développe un discours acerbe qui décrit une société postcoloniale désorientée du fait qu’elle ne parvient plus à se détourner du passé et regarder vers l’avenir. L’état de dégénérescence survenu dans le pays libre depuis 62, a atteint son summum : le peuple n’arrive pas à relever les défis que lui impose la réédification du pays après le départ des colons. La modernité est alors hors perspectives de même que le présent figé. Seul importe pour la nation, le passé glorifié à outrance et la mémoire collective d’une guerre révolue mais non encore dépassée. Les personnages s’affichent contestataires et laissent transparaître une colère immense à l’égard du peuple algérien.

Comment se construit alors ce discours décapant à l’intérieur de la diégèse, et quel en est le fonctionnement interne ?

Il convient de préciser en premier lieu que les quatre récits allégoriques et polémiques sont menés de main de maître par des narrateurs-héros, lesquels sont des algériens nés après l’Indépendance du pays (post 62), n’ayant donc pas connu la période coloniale. Leurs récits prennent à témoin le lecteur et l’installent comme allocutaire d’un dire frondeur ayant pour référent la réalité sociale.

Dans « L’Ami d’Athènes », le marathonien court sans répit pour fuir une société morte - née : « Comme certains des autres coureurs qui venaient de pays à moitié desséchés, je ne donnais pas l’impression de courir vers l’arrivée mais de fuir ce que j’avais pu quitter dès le départ, avant le starter, avant de venir dans cette ville qui n’arrivait pas à se débarrasser de son éternité, et avant même de quitter mon village, ou le périmètre de ma

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mère et du puits familial. (…) Je courrais vers l’accouchement de tous les miens, tous à la fois, dans l’explosion d’une même naissance. » (15)

Il ne s’agit pas alors d’une course mais plutôt d’une fuite, une échappée : le héros fuit un peuple creux, désœuvré, au présent déstructuré. Sa course quasi mythologique prend des allures de Renaissance suite au sommeil profond dans lequel a sombré le peuple après 62 :

« Personne ne savait qu’en vérité je n’étais pas un coureur mais un fuyard, et que toute la différence était là, dans ce qui sépare la fuite du désir. » (19)

L’échappée se veut libératrice, une quête de la délivrance ultime pour des êtres perdus. A l’image de ses confrères, le sujet nourrit ainsi au plus profond de lui un sentiment de désespoir et de décrépitude :

« Comme tous les miens, je portais mon pays entier, ma malchance, le nom de la femme que j’allais perdre, en moi-même, dès le début. (…) Il faut être un coureur de fond pour comprendre que la piste est comme la vie : elle a beau s’étendre comme un trait droit et gras entre la naissance et la mort, elle n’est jamais une ligne droite,…Entre les deux lignes du départ et l’enterrement, chacun peut rester assis sans bouger ou voyager indéfiniment et raconter dix mille histoires qui provoqueront dix mille autres voyages et ainsi de suite.» (17)

La piste de course est assimilée à la vie, entre les deux lignes du démarrage et de l’arrivée, chacun est libre de choisir son parcours : il peut alors rester oisif sans rien faire, ou bien remuer ciel et terre pour réaliser ses rêves et construire son lendemain. Malencontreusement, le peuple algérien a opté pour l’inaction dont il ne réalise point les retombées. Il refuse d’écrire son présent car pour lui, seule suffit l’écriture d’un passé historique devenu culte aux yeux de tous. La course est alors, pour le narrateur, l’allégorie de toute une existence, celle des algériens post 62. Le héros se voit alors :

« Courant comme tous les Algériens pour ne pas être rattrapé par cette chose obscure, molle, dont on devinait le bruit de succion et la chair pourrissante. (…) Je savais, comme les miens, que ce que je fuyais c’était surtout ce que j’avais commis un peu, même avant de naître, comme une sorte de crime ou peut-être une lâcheté… » (26)

Les algériens vivent un malaise profond, une tourmente absurde. Ils donnent l’impression de mener une chevauchée déchaînée depuis l’acquisition de leur liberté nationale. Tous errent sans

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rémission comme pour s’affranchir du poids insupportable d’une mémoire collective sans faille et qui ne se lasse jamais de célébrer l’épisode d’une révolution.

S’il est vrai que l’algérien a chassé le colon français hors des ses terres et de ses frontières, il n’en est pas pour autant délivré et profondément libéré :

« …Ma véritable course n’était pas celle des mille cinq cents mètres,…mais la course parfaite, celle que visent en secret tous les coureurs de fond, celle qui leur permet de continuer à l’infini, de ne jamais s’arrêter, de ne presque jamais mourir et dont la récompense n’était pas l’arrivée mais l’indépendance profonde, le détachement. » (27) L’algérien tourne en rond car il ne parvient pas à se débarrasser du spectre d’une vie antérieure qui le hante toujours, et d’acquérir réellement une forme de délivrance, non celle du pays, de la terre ou de ses propriétés, mais bien celle de son être et de son moi profond.

Dans « Gibrîl au Kérosène », le sujet-narrant entame son récit par une formule décapante au ton ironique :

« J’ai dépassé donc l’âge idéal pour les grosses révélations et pourtant je viens d’en avoir une : ce peuple est plus petit vu de près que vu du ciel. » (33)

Dès l’abord, le narrateur donne le ton : la petitesse du peuple algérien est frappante, son état ahurissant, son quotidien déchiré et son consentement à l’inactivité le réduit presque à l’inexistence. C’est avec un fort sarcasme que le sujet s’attaque au peuple algérien ; son discours se veut être aussi incisif que dérisoire comme lorsqu’il évoque l’exposition de son « Ange » au salon de l’aviation. Son produit est loin de remporter l’adhésion du public qui est préoccupé à regarder ailleurs. Alors, l’avion passe inaperçu tout autant que son fabriquant :

« Je suis en vérité dans la situation de l’homme qui a marché sur la lune et qui, de retour sur terre, découvre que son pays a disparu, que son peuple s’est dispersé et que personne ne l’attend, ou que son peuple a zappé préférant regarder une autre émission pendant que le cosmonaute s’égosillait ridiculement. » (37)

Ce discours véhément a pour but de dénoncer la situation calamiteuse d’un peuple rétrograde, en retard sur son temps. Le lexique convoqué est très révélateur : le héros exprime en termes de « disparition » ou « dispersion » l’état actuel d’une nation presque inexistante car obnubilée par des nullités. D’où le constat amer établit :

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« C’est donc ce peuple qui ne fonctionne pas. Il ne croit pas aux miracles. On y devient plus célèbre lorsqu’on tombe que lorsqu’on décolle. Je ne sais pas d’où ça vient. Peut-être, sûrement, du passé. Nous avons été tellement écrasés que le jour où nous nous sommes levés notre échine est restée courbée. Peut-être aussi que nous sommes allés si loin dans l’héroïsme en combattant les envahisseurs, que nous sommes tombés dans l’ennui et la banalité. (…) Aucun Algérien ne peut admirer un autre sans se sentir le dindon d’une farce. Oui, mais voilà, laquelle ? » (39)

C’est donc ce peuple qui ne raisonne pas correctement car il accepte d’être écrasé et floué, tétanisé par la peur coloniale, incapable de regarder vers le présent tellement ses yeux sont rivés vers le passé. Le peuple est encore obsédé par l’effet « d’une première balle de novembre » qui a libéré l’hier mais figé, en revanche, l’actuel et le lendemain. C’est l’image d’une nation qui a tellement glorifié ses héros d’antan qu’elle n’arrive plus à s’en détourner et à croire en ceux d’aujourd’hui lesquels sont rabaissés et lésés, ne récoltant que l’indifférence totale.

Bref, les algériens ont sombré dans un enfer qui n’est pas prêt de s’atténuer du fait que leur Histoire est falsifiée, émaillée de mystères. Dès lors, l’issue n’est autre que la fuite ; l’être ne peut plus progresser puisqu’il ne croit plus en rien, sauf en son passé. L’algérien a perdu tout espoir en lui et en ses confrères. L’héroïsme d’autrefois a laissé place à l’ennui et au laisser-aller. Chacun est convaincu que le pays ne peut se construire en raison du passé qui a tout dévoré et dévasté. Pour lui, il est quasi impossible d’écrire une histoire présente parce que l’Histoire des hommes s’est élevée au rang de culte ; une Histoire qui ne finit pas de hanter l’algérien lui ôtant toute possibilité d’évoluer :

« Ma vie a donc lentement servi à mon unique destin : celui de construire des avions dans un pays qui n’en rêvait même pas, lui qui est tout juste arrivé à posséder enfin une terre. » (40)

« Nous avons travaillé dur, de nuit comme de jour, à contre-courant du sommeil fantastique de ce peuple qui, après avoir écouté sa glorieuse histoire de révolution, s’est endormi comme il se doit. » (42)

Les vocables usités sont pertinents : « sommeil », « fantastique », « endormi », autant de mots pour dire les maux d’une société « morte » que la Libération nationale aurait pourtant dû faire renaître à nouveau. Il est ainsi malaisé pour elle de regarder vers les airs, elle qui n’en rêva jamais mais seulement de détenir un morceau de terre retrouvé.

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La dénonciation de la mal vie que subit l’algérien s’accentue et fustige cette fois-ci l’histoire « figée » d’une nation répulsive à tout mouvement vers l’avenir :

« Personne ne voulait croire qu’un Algérien pouvait vaincre la pesanteur avec des morceaux de tôle, grimper au ciel autrement qu’avec les yeux et la mort et balancer ses pieds, comme un gosse, du haut de la muraille finale en regardant les nuages. » (46) C’est donc un peuple qui ne croit plus en lui, en ses capacités de tout changer tellement il a été déçu et accablé par une mémoire falsifiée, chargée de mythes. L’algérien du 21ème siècle cultive une image noire de lui et de ses confrères, marquée du sceau indélébile de la négativité. Le héros parle d’un peuple « creux » sans âme qui, à force d’exalter inexorablement les gloires de ses ancêtres et ses aïeux guerriers, a fini par ne considérer personne d’autre et n’accorder de l’intérêt à aucune autre chose :

« Ce peule était creux de l’intérieur depuis trop longtemps et vivait sous terre à force d’aimer ses racines et d’en parler sans cesse. (…) Je suis presque une blague ou un clown pour ce peuple qui ne fait plus, désormais, que rire de ses héros pour mieux se moquer d’une époque où il cru en eux comme un enfant. » (47)

Au surplus, la dénonciation atteint son paroxysme lorsque le héros qualifie son peuple de « lâche » comme le démontre ce passage : « Les lâches ! Il y a des peuples qui méritent leurs Pharaons à force de n’attendre du ciel que la table bien garnie ou le coup de cravache.» (47-48) Au bout de son discours, le sujet ne parvient plus à comprendre son peuple qu’il critique avec violence et attaque comme pour le pousser à prendre conscience de l’état démantelé des choses. Ses propos prennent une dimension didactique et explicative car la dénonciation des travers de la société vise en dernier lieu le changement et la reconstruction. Il s’agit donc, pour le héros, d’éveiller les esprits et d’éclairer les consciences égarées, de réorienter une génération perdue, sans repères.

La nouvelle se clôt sur l’extrait suivant : « …Il n’y a que deux sortes de peuples : ceux qui ont appris à marcher dans le ciel et ceux qui se font marcher dessus. » (49)

Les Arabes sont un peuple qui a choisi d’être rabaissé, oppressé dans ses droits et marginalisé, à contrario des autres peuples conscients qui avancent dans leur quête du progrès et de l’évolution ininterrompus. L’Arabe se laisse marcher dessus car il en a décidé ainsi ; il se laisse

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écraser par autrui et l’heure est déjà trop tard pour tout remettre en question et réécrire le présent à nouveau :

« Il est déjà tard. Cela se voit à la couleur du ciel par delà les vitres de la toiture. Cela se sent en écoutant l’histoire de ce peuple. » (48)

« L’Arabe et le vaste pays de Ô » est la nouvelle qui prête au sujet-locuteur l’occasion de dénoncer le statut actuel de l’Arabe que le récit dépeint de manière mordante et poignante. Dès l’entame, le ton est donné : il est impossible de reconnaître un Arabe à la couleur de sa peau ni à la langue qu’il parle, mais par rapport à ses croyances, ses mœurs et son comportement. Le narrateur dit : « Un Arabe ne se voit pas à la couleur de sa peau mais à l’odeur de renfermé qui l’entoure. » (87)

C’est l’attachement inextricable de l’homme Arabe à sa religion qui fait l’objet de la critique. Son mode de vie, ses us et ses habitudes sont violemment mis en accusation :

« Un Arabe n’aime pas la nudité, en veut presque à son corps et encore plus au corps de la femme. Un Arabe peut occuper sa vie avec des prières et des ablutions et ne se promène jamais sans son Dieu juché sur son dos, qui lui répète qu’il est son préféré et que le meilleur moyen de répandre la vérité est de la jeter au visage des autres comme une poignée de sable. » (90)

La critique s’attelle ensuite à dévoiler la situation présente de l’Arabe et la vision noire et accablante que le monde possède de lui :

« Et pour ceux qui croyaient qu’il est difficile de voir un Arabe nu même après sa mort, il suffit de se promener dans l’aéroport pour en voir des dizaines alignés face au four purificateur des scanners…, sommés de déplier jusqu’à leur peau et de déposer leurs os… Un Arabe ne peut même plus aujourd’hui prendre un avion sans déposer ses dents à la police des frontières. » (97)

Eu égard aux événements récents ayant secoué le monde à savoir les attentats terroristes commis partout en Occident ou en Amérique, revendiqués par des groupes illégitimes, Daoud n’hésite pas à employer un langage parfois scabreux pour dire la situation effarante que vit l’Arabe au 21ème siècle ainsi que le traitement ahurissant que lui adresse la communauté internationale. Celle-ci présume tout Arabe comme un terroriste capable de se faire exploser et faire éclater le

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monde. Cet être « à la négritude floue » a perdu sa dignité, son amour propre et son respect. Sauf que cette maltraitance est due à son incapacité à être autonome et indépendant des autres. L’aéroport, cet espace commun où rien ne présage l’humiliation, devient pour l’Arabe le lieu atroce d’une fouille scrupuleuse qui porte atteinte à sa pudeur en exhibant son corps nu à tous les passants. Il est victime d’un déshabillage féroce qui le réduit à un être sans valeur.

D’autre part, le narrateur persiste dans son discours violent ciblant les Arabes encore ensevelis dans la nonchalance, la paresse et surtout l’attente passive du Jugement dernier, ce jour censé leur restituer leurs noms, leurs droits et leur honneur. Entre temps, ils n’agissent point pour revendiquer leurs dus, résignés qu’ils sont à vivre dans la misère et l’inaction :

« …Je ne ferais rien de tout cela et me contenterais seulement d’attendre la fin du monde, et la résurrection qui va nous donner raison face aux autres peuples et prouver que Dieu possède bien notre nationalité et parle notre langue à nous. Un rendez-vous certain que maa race attend en accomplissant le minimum entre l’obligation d’avoir des récoltes et celle de féconder les femmes. » (98-99)

Dès le départ, l’homme arabe, contrairement à son rival l’homme blanc, est convaincu que son passage sur terre ne vaut rien tant il est préoccupé par la fin du monde. Ce qui explique sa faiblesse et son inertie contraires aux valeurs de l’homme blanc pour qui la vie est précieuse car synonyme de persévérance et de richesse :

« Contrairement à l’Homme blanc qui s’y sent chez lui malgré ses angoisses, le monde m’est déjà donné comme une salle d’attente avant de rejoindre Dieu, et dès l’enfance on m’apprit l’essentiel : cette vie n’est pas pour Nous mais pour Eux. Cela expliquait ma contradiction insupportable entre notre misère, notre impuissance et notre statut de dépositaires de la vraie religion, face à leur richesse, leur sens de la Justice, leur force. » (99)

Il y un écart flagrant entre l’Arabe et l’Occidental : le premier est faible, soumis et en est fier ; le second a beau être riche, développé, il n’en est point rassasié. Le parallèle dressé entre les deux races continue comme suit :

«Nous sommes encore rares et discrets dans le pays d’Allah à penser que le monde n’est peut-être, en définitive, qu’une vieille maison…L’homme blanc croit que le propriétaire de cette maison est mort et il le remplace donc tant bien que mal, en réaménageant la

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maison peu à peu et en farfouillant dans les fondations et les canalisations pour en comprendre le mystère…Que fait l’Arabe dans cette maison tombée d’un ciel si vide ? Il ne touche à rien en expliquant que l’un des siens a déjà annoncé le retour du maître des lieux, ou se lance dans de vastes razzias. » (100-101)

Dans cette grande et vaste maison qu’est la terre, le blanc agit, cherche, fouine quitte à provoquer l’anéantissement de tout, tandis que l’Arabe ne cherche point à se compliquer l’existence, il croise ses bras car persuadé que le monde est créé pour lui, du coup, il ne se sent contraint d’y œuvrer. Rien ne l’importe, même pas travailler pour subsister. Il attend paisiblement son heure tout en se proclamant « calife » :

« Je n’ai rien à faire de plus que ce qu’ont déjà fait les millions d’individus de ma race lorsqu’ils ont hérités du monde et que le monde a hérité d’eux sans savoir qu’en faire : je me suis déclaré calife puis je me suis assis pour attendre que Dieu passe avec un livre et un panier rempli. » (101-102)

Tel est donc le raisonnement de l’arabe qui se voit comme un simple voyageur sur terre, il tue le temps à tourner en rond, il ne cherche pas à explorer ou exploiter une vie assaillie par la mort de toutes parts. Pour lui, il est inutile de se fatiguer car il héritera certainement du Paradis et de ses privilèges. L’homme arabe mène partout une existence quasi morte, marquée par l’immobilisme. Cet être vit dans un pays (l’Algérie) où tout ce qui est créé invoque le tout