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3.2 L’autre scène de la désincarnation

3.2.2 Une voix pour le raconter

Même si elle est devenue une voix sans corps, Susan raconte elle-même son viol. Et elle insiste dès le début de son témoignage que la violence de son viol a agit sur son corps en tant que matérialité.

I fought hard. I fought as hard as I could not to let Mr. Harvey hurt me, but my hard-as-I-could was not hard enough, not even close, and I was soon lying down on the ground, in the ground, with him on top of me panting and sweating, having lost his glasses in the struggle355.

Ce qui est particulièrement percutant dans le passage ci-dessus c’est la façon dont cet imaginaire du rapt de la fille se traduit dans cette œuvre littéraire. À travers cet acte annihilateur de la vitalité et de la vie de Susan, Harvey ne se soucie ni de la voix, ni du refus, ni des ses réactions physiques. Susan n’y est pour rien et devient un corps-réceptable. Mais elle parvient néanmoins à l’aide de son témoignage à souligner qu’elle a dit « non » à plus d’une reprise, qu’elle a prié le meurtrier qu’il la laisse libre, qu’il ne la viole pas.

“Don’t, Mr. Harvey,” I managed, and I kept saying that one word a lot. Don’t. And I said please a lot too. Franny told me that almost everyone begged “please” before dying. / “I want you, Susie,” he said. […] But he grew tired of hearing me plead356.

                                                                                                               

355 Alice Sebold, op. cit., p. 12.

À l’inverse de l’image de la vierge sacrée, tenue à distance, sans voix ni corps, ce roman jette la lumière et insiste sur la voix de la fille. Ainsi, montre-t-il que cette dernière n’agit pas seulement comme une image mise à distance, où elle serait tenue en respect. La littérature montre ici la possibilité de la parthénos en tant que sujet liminaire, puisque l’image de la vierge intouchable est détruite dans The Lovely Bones au profit d’une mise à nu de la violence qui a souvent tendance à rester en dehors du réel, impossible à voir, à considérer, à tolérer. Récemment, d’autres récits se sont dressés contre cette violence du silence.

Pattie O’Green écrit dans son slam western où elle offre une réflexion à propos du traitement que lui impose la société qui a honte de briser le silence du viol : « Car ce corps n’est pas à moi, ce corps est moi. Et. Je. Suis. Là357. » Pour qu’une fille puisse librement assumer ses désirs, il faut bien qu’elle ait un pouvoir substantiel sur son propre corps ; mais il faut aussi qu’elle ait plus qu’un corps qui lui appartienne. Il faut que son corps et son être soient indissociables. C’est contre cette image de la jeune fille qui n’a d’autre destin que celui de la domestication (le silence et la disparition) que ce slam western se bat pour révéler que s’il existe un certain registre érotique ou pornographique dans lequel l’image du viol est convoquée avec complaisance, il y a aussi, on ne le sait que trop, un registre mythique où le viol est brandi comme la fureur légitime d’une affirmation masculine.

Si le corps est Susan, mais que cette dernière n’a plus de corps charnel, alors comment peut-elle être dans le monde ? Il reste donc ce constat : si la                                                                                                                

357 Pattie O’Green, Mettre la hache. Slam western sur l’inceste, dessins de Delphine Delas,

violence du viol se retrouve autant dans et derrière cette image de la vierge sacrée, la virginité pensée sous l’angle de la responsabilité du mâle de perforer l’hymen de la fille conduit systématiquement à l’amenuisement du pouvoir de la fille. Ainsi, Susan narre-t-elle :

“Mr. Harvey made me lie still underneath him and listen to the beating of his heart and the beating of mine. How mine skipped like a rabbit, and how his thudded, a hammer against cloth. We lay there with our bodies touching, and, as I shook, a powerful knowledge took hold. He had done this to me and I had lived358.

L’idée de la matérialité à laquelle fait référence Juduth Butler comme un processus qui est sans cesse réitéré par des sujets et des actes est parlante à cet égard, car le corps de Susan en tant que corps vierge en vient à être fixé, matérialisé, stabilisé aux yeux de l’agresseur, mais aussi aux yeux de Susan, comme un corps-hymen à pénétrer. Ce corps-hymen devient dès lors le moyen à travers lequel l’homme assume son rôle de mâle responsable de la défloration, et la fille celui de vierge qui doit subir la défloration. Et Susan, racontant rétrospectivement son viol, ne rappelle-t-elle pas à quel point l’agresseur a assumé le rôle du mâle archonte, chasseur, prédateur, et elle, celui, imposé, de la proie fragile ? L’illusion qui consiste à penser que le rite de la défloration est sacré parce qu’il appartient à un appareil institutionnel millénaire est rapidement balayée à l’aune de ce récit où l’oppression de Susan est incontestablement présentée.

As he kissed his wet lips down my face and neck and then began to shove his hands up under my shirt, I wept. I began to leave my body ; I began to inhabit the air and the silence. I wept and struggled so I would not feel. He                                                                                                                

ripped open my pants, not having found the invisible zipper my mother had artfully sewn into their side. […] I felt huge and bloated. I felt like a sea in which he stood and pissed and shat359.

I knew he was going to kill me. I did not realize then that I was an animal already dying360.

“Tell me you love me,” he said. Gently, I did. The end came anyway361.

À travers la figure de la fille violée, le roman de Sebold donne ouvertement à lire l’image de la domination masculine du violeur, la violence et l’anéantissement de la subjectivité de la fille que cela suppose. Cependant, pour faire de nouveau appel au constat de Tallent à propos du pouvoir qu’on donne à un être post mortem, je pense qu’il faut s’attarder ici sur le pouvoir effectif de cette parthénos de changer le monde. Après avoir été violée, Susan passe de la vie terrestre à une vie sans corps charnel, entre Ciel et Terre. Et là, dans ce lieu à l’extérieur du monde politique des mortels, elle n’a d’autre choix que d’attendre sachant qu’elle ne peut intervenir au même titre qu’un mortel dans les affaires des hommes. Le temps de la narration avance néanmoins, même si elle ne peut agir pour l’instant, n’ayant plus de corps charnel.