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3.2 L’autre scène de la désincarnation

3.2.3 Disciplines du temps

Le premier effet du viol de Susan est sa métamorphose en désincarnée. La séparation effective en deux corps (cadavre et âme) a lieu lorsque Susie est

                                                                                                               

359 Alice Sebold, op. cit., p. 14.

360 Ibid.

tuée après avoir été violée par Harvey. Elle décrit le processus d’élévation qu’elle subit comme suit :

On my way out of earth, I touched a girl named Ruth. She went to my school but we’d never been close. She was standing in my path that night when my soul shrieked out of earth. I could not help but graze her. Once released from life, having lost it in such violence, I couldn’t calculate my steps. I didn’t have time for contemplation362.

Le moment de la séparation entre l’âme et le corps de Susan efface les traces de la violence, mais coïncide avec celui d’un contact où s’effleurent cette fois-ci son âme et le corps de Ruth, une camarade de classe et adolescente atypique363.

C’est un moment charnière qui me permettra plus tard d’élaborer une réflexion sur la sexualité des filles dans The Lovely Bones. Cependant, à l’opposé de ce processus d’élévation spirituelle, le corps charnel de Susan est découpé en plusieurs morceaux et caché dans un réfrigérateur que Harvey fait disparaître dans un caveau souterrain. Il ne reste aucune trace visible de ce corps devenu cadavre morcelé, mise à part la grande quantité de sang qui envahit la terre au moment du meurtre. En effet, à plus d’une reprise, on mentionne qu’il y a trop de sang364, sans pour autant pouvoir retrouver le cadavre de Susan. Seul un coude sera retrouvé par le chien de la famille Gilbert365. Et alors que Susan est capable d’identifier le lieu où son cadavre morcelé a été enfoui, elle n’a aucun pouvoir de faire communiquer cette information auprès de sa famille ou à la                                                                                                                

362 Alice Sebold, op. cit., p. 36-37.

363 « Like a phone call from the jail cell, I brushed by Ruth Connors—wrong number,

accidental call. I saw her standing there near Mr. Botte’s red and rusted Fiat. When I streaked by her, my hand leapt out to touch her, touch the last face, feel the last connection to Earth in this not-so-standard-issue teenage girl. », ibid., p. 37.

364 « There was too much blood in the earth. », ibid., p. 27.

police ; elle est devenue une âme, un corps sans chair, une voix sans portée réelle dans le monde matériel, un être qui n’appartient plus au monde politique des vivants, existant néanmoins pour le lecteur dans le livre.

Née pourtant dans cette communauté humaine, la jeune fille subit un passage qui l’en expulse comme si elle ne pouvait plus appartenir à ce monde politique, comme si le viol de la fille vierge ne peut pas être pensé, accepté, inclus, au sein de cet espace-temps de l’immanence qui est aussi celui de l’espace-temps politique. D’un corps sali par le viol, d’un corps qui a trop saigné, elle devient un corps vidé de toute trace du viol. Elle devient angélique, blanchie, évanescente, pure. La littérature devient ici sans doute un espace propice à la survie de la fille violée. Mais dans ce lieu liminaire, elle n’acquiert pas pour autant une liberté inconditionnelle. Dès son entrée à Evensong, elle rencontre Franny, sa travailleuse sociale attitrée, et Holly, une jeune fille, qui, comme elle, a été violée et tuée. Susan se retrouve alors dans un espace et un temps habités par une communauté féminine en thérapie. Ainsi se refait un système qui reflète celui de réhabilitation des victimes traumatisées, un espace sécuritaire, celui de la cure, où la victime doit tout raconter, retracer l’événement pour liquider sa souffrance et accéder à un état plus sain. Susan échappe certes à la finalité irrémédiable de la mort pour retrouver un certain contrôle sur son destin par la conscience et la narration qu’elle élabore à travers son récit. Mais c’est dans cet espace-temps du repos et de la thérapie que la colère initiale de Susan doit être rendue docile, puisque Franny lui réitère à quel point la vengeance appartient seulement au monde des vivants.

Susan porte en elle son deuil, deuil de sa famille, deuil de sa vie disparue. Et on voit à plus d’une reprise comment ce deuil se retrouve au bord du précipice, celui de la colère vengeresse qui ne peut pas être domestiquée ou apaisée par aucune autorité, qu’elle soit terrestre ou divine.

At Evensong, there were all sorts of dogs. And some of them, the ones I likes best, would lift their heads when they smelled an interesting scent in the air. If it was vivid enough, if they couldn’t identify it immediately, or if, as the case may be, they knew exactly what it was – their brains going, “Um steak tartare” – they’d track it until they came to the object itself. In the face of the real article, the true story, they decided then what to do. That’s how they operated. They didn’t shut down their desire to know just because the smell was bad or the object was dangerous. They hunted. So did I366.

Ce que Susan rappelle ici, c’est que la lente disparition de la trace d’un objet recherché ne devrait pas signaler la fin de la chasse, mais devrait en quelque sorte raviver son désir. Dans l’impossibilité terrestre de retrouver le corps de la fille morte à laquelle elle est soumise, Susan est toujours à la recherche du temps perdu, du temps qui lui a été volé. Elle ne se voit pas comme les autres âmes dans Evensong. Elle se voit comme une chienne et forge ainsi une autre lignée filiale, animale cette fois-ci, une communauté de chiennes acharnées. Cela signale que Susan n’a pas oublié la puissance de sa chair qui semble vibrer encore en elle.

La langue de Susan crie dans la nuit qu’elle veut toujours grandir, vivre et qu’elle désire aussi chasser. L’œil patient de Susan semble avoir le regard d’un oiseau chasseur parcourant le ciel pour trouver le moment opportun avant d’atterrir sur le sol et voler quelques instants de vie. Ainsi refuse-t-elle                                                                                                                

l’épuisement de la rage en revendiquant une exploration qui chercherait fiévreusement un moyen de se faire revenir sur terre pour effectuer un passage, le seul qui lui est marquant : sa première relation sexuelle qui lui a été volée. Mais la chasseresse devra attendre même si elle désire sans répit.

L’attente, souligne Harold Schweizer, soumet la personne à la passivité. Celle qui attend est exclue de la Cité. À ce sujet, il souligne :

By the divine exactitudes of time’s exactitude, by the diviner economics of its consumption, by the light of speed, waiting must seem a temporary aberration, an anachronism, an embarrassment. The person who waits is out of sync with time, outside of the “moral” and economic community of those whose time is productive and synchronized or whose time need not – in the habit of velocity – be experienced at all. The waiter’s enforced passivity expels him from the community of productive citizens; his endurance of time estranges him from the culture of money and speed.367

L’attente selon Schweizer matérialise l’infériorité socioéconomique de celui qui attend ; c’est un manque de pouvoir qui fait en sorte qu’on ne peut pas agir aussi vite que ceux qui se situent dans les strates supérieures de la société. Ici, l’attente est le visage caché de l’impossible puissance de la volonté. Attendre, c’est être forcé de subir le passage du temps, un temps qui doit être enduré en dépit de notre volonté d’accélérer sa vitesse. Cette endurance du temps est traduite dans The Lovely Bones par la nécessité de subir le deuil du corps immanent dans la conscience. Susan est contrainte à la narration. Elle n’a pas le droit d’agir, parce que l’action et son corollaire, l’existence, requièrent un corps charnel, un corps politique qui peut intervenir au même titre que les autres                                                                                                                

367 Harold Schweizer, On Waiting. Thinking in Action, Londres et New York, Routledge, 2008,

citoyens vivants dans les affaires des mortels. Or le but de Susan, comme le rappelle Franny, sa travailleuse sociale, est de retrouver et de retracer le fil rouge de sa mémoire individuelle et de ne point s’occuper de l’avancement de son dossier policier, ni de ses désirs humains. Sarah Whitney souligne à quel point l’espace liminaire dans The Lovely Bones fonctionne comme un centre palliatif qui prépare la fille à mourir, qui lui apprend comment acquiescer à la futilité de sa mort pour ainsi apaiser et domestiquer sa rage latente, le seul objectif de ce Evensong étant de liquider, sans excès et sans dérapages, la souffrance du trauma. Le repli intérieur et l’internalisation de sa souffrance deviennent le remède privilégié par l’autorité supérieure de ce monde évanescent.

Au sein de ce nouveau monde, Susan se retrouve avec des liens familiaux, considérant derechef Franny comme une mère de substitution368. Ainsi ce monde à l’extérieur du monde terrestre renforce en quelque sorte l’importance que doit ressentir Susan de garder des liens avec une famille. Cependant, ce n’est pas seulement envers la famille que Susan désire rester fidèle ; elle réalise que ses désirs, même les plus simples d’entre eux (de ne pas aller à l’école) doivent respecter un processus d’approbation externe, graduel et progressif. Tel un dispositif coercitif docile de contrôle panoptique, Evensong ne fonctionne pas sans ses règles de surveillance. En effet, il ne s’agit pas tout à fait ici d’un Panopticon où « chaque acteur est seul, parfaitement individualisé

                                                                                                               

368 « Franny, my intake counselor, became our guide. Franny was old enough to be our mother

– mid-forties – and it took Holly and me a while to figure out that this had been something we wanted : our mothers. », Alice Sebold, op. cit., p. 18.

et constamment visible369. » Le système est pourtant panoptique puisque Susan a accès à un petit cercle concentrique de personnes et on lui fait rapidement comprendre qu’elle n’a pas accès aux masses, puisqu’elle est entourée d’un mur invisible, un mur en verre transparent, qui l’empêche d’entrer en contact avec sa famille et avec Ray Singh, le jeune garçon qu’elle désire toujours. Elle doit rester à sa place et bien entourée dans un lieu d’où elle est toujours vue par une divinité invisible qu’on ne nomme jamais, mais dont elle reconnaît pourtant le pouvoir omniscient et omnipotent. Franny, qui se fait l’intermédiaire de cette instance supérieure absente, lui rappelle que même si son seul désir est de vivre, de grandir370, s’insurger serait futile.