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2.2 La fille pubère et les théories féministes du corps

2.2.1 Sexualité volatile

Dans cette optique, de quelles façons le corps des filles sont-ils pris en compte dans les études féministes ? Comment celles-ci comblent-elles, ou restituent-elles, comment traduisent-elles la sexualité de la fille ? À l’aune des pensées de Nietzsche, Kafka, Foucault et Deleuze, qu’Elizabeth Grosz regroupe sous l’idée de l’approche « inscriptive », la généalogie de la philosophie cible une théorie du corps. Cette théorie conçoit le corps comme une surface sur laquelle est inscrite la loi, la moralité et les valeurs sociales. Or Grosz mentionne à juste titre que le corps renvoie aussi à l’expérience et au vécu, et c’est la raison pour laquelle elle fait par ailleurs appel à la psychanalyse et à la phénoménologie. Le corps est pour ainsi dire un « double seuil » : « il est placé entre le psychique ou une intériorité vécue et une extériorité plus sociopolitique qui produit une intériorité au moyen d’inscriptions sur sa surface extérieure247. » Je ne m’attarderai ici à faire ni l’exégèse des travaux de la philosophie du corps ni celle de la psychanalyse.

Ma pensée est par contre tributaire de celle de Grosz selon qui la crise de la raison indique de quelle manière les penseurs occidentaux privilégient le                                                                                                                

conceptuel au détriment du corporel. C’est ainsi que la négation du corps dans la production des connaissances ne cesse d’avoir des répercussions, tant sur l’épistémologie, comme théorie de la connaissance, que sur la construction des savoirs. À vrai dire, Grosz repère ici la critique fondamentale de l’approche féministe qui consiste à montrer que la configuration des termes dans les structures du rationalisme a toujours été dichotomique, binaire. Je ne partage par contre pas tout à fait l’hypothèse de Grosz selon qui les penseurs occidentaux de la fille ont privilégié le conceptuel, l’immatériel au détriment du corporel, du matériel. Je suis plutôt d’avis que ces penseurs, ces praticiens et ces écrivains ont élaboré des grilles moralisatrices et coercitives du potentiel de la fille justement parce qu’ils observaient le corps dans toute sa puissance matérielle : sang, organes, chair, fluides.

Grosz crée certes de nouvelles formes de connaissances spécifiques au corps féminin et je m’y attarderai puisqu’elle s’intéresse à la sexualité comme concept volatile et à la différence sexuelle. Elle contribue ainsi au déploiement d’un réseau de savoirs qui tracent une cartographie de la fille, de son corps et de son sexe. Chez Grosz, la sexualité ne peut pas être contenue ; elle ne peut pas demeurer dans une catégorie. Ainsi écrit-elle dans Volatile Bodies :

As a concept, sexuality is incapable of ready containment : it refuses to stay within its predesignated regions, for it seeps across boundaries that are apparently not its own. As drive, it infests all sorts of other areas in the structures of desire. It renders even the desire not to desire, or the desire for celibacy, as sexual ; it leaks into apparently nondrive-related activities through what Freud described as sublimation, making any activity a mode of its own seeking of satisfaction. As a set of activities and practices, it refuses to accept the containment of the bedroom or to restrict itself to

only those activities which prepare for orgasmic pleasure248.

L’élaboration de la théorie de la sexualité féminine que Grosz développe fait appel à l’économie phallique originaire dans la pensée de Freud. À la lumière de cette pensée freudienne, le devenir « normal » d’une femme serait de représenter le masculin afin de perpétuer l’économie du même, de l’Un, conçu comme le seul régime de la vérité. Grosz invite donc à repenser les discours philosophique et psychanalytique qui prétendent ordonner la réalité et les connaissances. Partant de cette approche, elle s’attarde à montrer que la sexualité ne peut être soumise ni à une logique prédéterminée ni à un ordre de cohérence fermé. La femme ne serait donc pas inscrite dans l’ordre du discours sous la bannière du manque, mais bien sous celle de la volatilité, ce qui l’affranchit du système binaire positif/négatif, actif/passif, avoir/manque.

En ce qui regarde cette hypothèse de la volatilité inhérente à la sexualité féminine, Grosz explique que celle-ci serait toujours inscrite dans un processus de fuite. La sexualité est volatile puisqu’elle peut voyager dans des zones qui ne lui sont pas préalablement destinées. À l’opposé de la pensée binaire, la sexualité, en tant que pulsion, peut contaminer d’autres espaces du désir. La sexualité trouve des lieux où l’investigation phallique ne règne pas. La sexualité peut aussi s’emparer de tous les lieux, de toutes les perspectives, de tous les genres, et même ceux qui ne sont pas inscrits dans la pulsion sexuelle. Grosz entrevoit donc une puissance sexuelle et asexuelle dans la sexualité, puisque le célibat devient aussi une activité, une pulsion qui cherche à accomplir une                                                                                                                

248 Elizabeth Grosz, Volatile Bodies : Toward A Corporeal Feminism, Bloomington et

satisfaction et à s’accomplir comme satisfaction. Ainsi, Grosz explique que la sexualité ne peut pas loger uniquement dans la chambre à coucher (ou le lit nuptial, j’ajouterai) puisqu’elle séjourne aussi ailleurs, à l’extérieur du lit, dans la rue, dans les fantasmes, dans le célibat. Elle est donc autant jouissance orgasmique que satisfaction superflue. En ce sens, elle n’est pas soumise à un horizon téléologique, celui de la reproduction. Elle peut être autant éphémère que prolongée.

Toujours selon Grosz, la sexualité est excessive, redondante, de par sa langueur et sa ferveur surdimensionnée249. Je conviens toutefois de bien

préciser que la sexualité, en tant qu’activité latente ou produite, est intimement liée au temps, à des modes temporels. Or, à la manière de Grosz, je pense qu’il n’y pas un corps, mais des corps qui logent en nous : ils sont toujours en train de se mouvoir, d’interagir dans le monde matériel ou immatériel. Ils produisent sans cesse de nouvelles potentialités. En s’intéressant vers la fin de son essai au passage de la fille à l’âge adulte, Grosz note justement que les corps des femmes ne se sont pas historiquement développés selon les potentialités de l’éclosion sexuelle. Puisque le devenir de la fille a toujours été surcodé selon le paradigme de la maternité, elle avance, en effet, que la puberté est un moment charnière : celui du développement des seins et de l’apparition de la ménarche en vue de la matérialisation de la grossesse.

                                                                                                               

249 « It is excessive, redundant, and superfluous in its languid and fervent overachieving. It

always seeks more than it needs, performs excessive actions, and can draw any object, any fantasy, any number of subjects and combinations of their organs, into circuits of pleasure. », Elizabeth Grosz, Volatile Bodies, op. cit., p. viii.