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2.1 Le liminaire à l’épreuve de la réalité

2.1.5 Métamorphoses filiales

Reprenant la thèse de Douville, Anne Winter répète que ce rapport subversif à l’autre déclenche un changement de liens : « Le lieu de la philia change, comme celui de l’interdit, et la légitimité convoquée, également233. »

Car on ne saurait en douter, la psychanalyse le répète : le passage est une invention où l’adolescent « est seul avec d’autres, dans un lien de fraternité qui

                                                                                                               

233 Anne Winter, Figures du lien social chez les adolescents mineurs de justice. Clinique de

l’échange et construction paritaire, thèse de doctorat, Université Rennes 2, École doctorale en sciences humaines et sociales, décembre 2009, p. 125.

vire souvent à ce que certains ont nommé la ‘frérocité’234. » L’adolescence avance ainsi l’idée d’une réappropriation du lien de filiation (philia en grec veut dire ce qui se rapporte à la famille et à l’amitié) exigeant de l’autre qu’il soit un « pair-frère non identique mais semblable, distinct du pair comme “coauteur” ou encore, du frère comme second “fils de”, inscrit sur l’axe générationnel, horizontal, aux côtés du sujet235. » Chez Anne Winter, « le frater- se dit et se parle en dehors du cercle familial236 » et est dominé par un désir d’inscription dans la Cité, inscription qui ne se fait pas sans le risque d’une confrontation violente avec l’autre.

Sans pouvoir faire justice à la complexité des questions nouées dans ces études, je m’attarderai à penser cette « tension créatrice qui agite l’adolescent », et plus précisément cette pratique de l’écart « entre l’appartenance à une communauté, fût-elle rebelle, l’adoption de modèles et de stéréotypes, et le retranchement, le refus, voire l’impasse237 » qui recouvre le rapport si difficile

du jeune au monde et qui lui imprime son expression particulière. Car ce qui est répété, ce qui revient incontestablement, n’est rien d’autre qu’une vision de l’adolescence comme « un temps où s’inaugure un rapport au corps, à autrui, au sexuel et à la mort », un rapport qui implique « un passage symbolique, entre soi et l’autre238 », mais aussi un passage qui ne manque pas de renvoyer, non

pas à « la présence pleine, ineffaçable, de la métaphysique, mais bien à la

                                                                                                               

234 Anne Bourgain, loc. cit., p. 1034.

235 Anne Winter, op. cit., p. 127.

236 Anne Bourgain, ibid., p. 128.

237 Olivier Douville, op. cit., p. 7-8.

présence-absence239. » Et c’est grâce à cette capacité à occuper de manière liminaire le monde que

[l]’existence fantomatique de l’adolescent errant dissout la réalité des liens entre corps, lieu et langue. Sa zone d’existence se fond dans une semi-obscurité impossible à éclairer par une quelconque des théories classiques traitant de psychopathologie ou de culture. Cette existence fantomatique confère aux sujets spectraux une capacité de déformation des modes d’habitat, du temps et de l’espace pour lesquelles les catégories sociologiques de la marge ou du nomadisme n’offrent rien d’analogue240.

Qu’est-ce qui est ici en cause sinon une adolescence perçue comme quelque chose qui dissout les modes d’habitat, du temps et de l’espace, lesquels visent à la contenir et à la circonscrire (d’autres mots pour dire aussi « surveiller et punir241 ») ? C’est là l’un des traits saillants qui marquent la figure de l’adolescent en psychanalyse : celle-ci destitue toute expérience de la présence pleine, elle lui en retire l’autorité, elle veille à ce que son existence soit plutôt une expérience de la possibilité.

Ainsi, s’affirme, notamment grâce aux travaux d’Olivier Douville, l’hypothèse d’une « construction mythico-historique » produite par l’adolescent à des fins d’orientation de son existence. Mais Douville revient sans cesse au complexe d’Œdipe (rivalité verticale entre fils et père), ou au complexe de Caïn (rivalité horizontale entre frères). Étant donné que ces études s’attardent presque exclusivement aux questions liées à la transmission intergénérationnelle entre hommes, elles ne peuvent pas faire office d’a priori                                                                                                                

239 Anne Bourgain, loc. cit., p. 1032.

240 Olivier Douville, ibid., p. 5.

241 Je fais ici référence à l’ouvrage incontournable de Michel Foucault, Surveiller et punir, op.

théorique à ma thèse. Si l’adolescent apparaît comme une figure du liminaire, je voudrais qu’il puisse être aussi, et de manière forte, interrogé à partir de la figure de la fille. C’est dire que ces études ne réfléchissent pas suffisamment à l’articulation d’une subjectivité au féminin (ou d’un lien sororal ou filial). Ainsi, je convoquerai plutôt les concepts clefs et les interrogations plus fondamentales que la psychanalyse déploie seulement à l’égard de la notion de liminaire et de passage.

De plus, même si l’adolescence telle qu’on la voit dans l’actualité est régulièrement condamnée à occuper la même place qu’occupe la vie adulte, ce qui fait en sorte qu’elle risque d’être irrémédiablement détachée de son statut intermédiaire et transitoire, ce n’est pas mon objectif ici de faire une analyse des enjeux juridiques et sociaux de l’adolescent réel. Je suis plutôt d’avis que la littérature, le cinéma et les arts en général investissent ces zones ambivalentes, ces lieux incertains, là où l’adolescent peut s’approprier une parole pour se constituer un langage qui mettra à mal les frontières entre l’avant et l’après, et qui laisse apparaître une puissance du liminaire. C’est pour cette raison que je me permettrai ici de me détacher à quelques égards des études psychanalytiques, surtout cliniques. Si elles me permettent sans doute de revisiter les fondements psychiques et sociaux de l’adolescence à partir de ce concept si important de passage, elles n’investiguent pas pour autant la complexité de la figure de la fille.

Je pense ici notamment aux limites épistémologiques de la théorie du pubertaire qu’élabore Philippe Gutton pour penser à l’adolescence en psychanalyse. Le pubertaire est « un substantif qui reflète un cheminement

théorique au plus près d’une pratique quotidienne […] de la pathologie grave à l’âge de l’adolescence242. » Ce qu’il faut retenir selon Gutton c’est que dans le pubertaire « l’enfant suit tragiquement le destin d’Œdipe » et développe « un mouvement pulsionnel (génitalisation des représentations incestueuses) se heurtant au refoulement et aux bases d’une première désexualisation de l’ensemble défini comme “homosexualité infantile”243. » Gutton s’intéresse surtout au rôle de la thérapie pour l’adolescent ; celle-ci devrait assurer qu’il y a rupture avec les schémas psychiques où se joue une relation incestueuse envers un parent. Gutton réfléchit à l’ensemble des phénomènes psychiques qui s’organisent autour des dispositifs œdipiens infantiles et phalliques qui sont mis l’épreuve de la réalité afin que le passage ne demeure pas en phase de latence. Le danger premier selon Gutton est le maintien du stade infantile, ce stade de latence où il n’y a pas tant une élaboration de potentialités qu’un mouvement circulaire qui ne cesse de répéter la régression. On voit ici que l’adolescence est rattachée à la pathologie incestueuse, au retour du refoulé, et à la phobie de la maturité. La notion de maturité est donc problématique parce qu’elle est tributaire d’une tradition occidentale qui a longtemps participé à la « pathologisation » de l’adolescence, voire de la puberté, comme on l’a remarqué d’ailleurs dans l’étude des traités médicaux sur la virginité des jeunes filles.

Alors que des spécialistes comme Philippe Gutton, Olivier Douville, Edmon Ortigues et Anne Bourgain ont abordé les enjeux du passage pour                                                                                                                

242 Philippe Gutton, Le pubertaire, Paris, PUF, 1991, p. 9.

l’adolescence au sein de leur discipline (la psychanalyse), peu d’études ont nuancé les modalités du genre et du sexe qui matérialiseraient le passage ou le non passage de la fille dans la Cité comme les Girlhood Studies. Cependant, peu de ces chercheures ont abordé la virginité dans l’imaginaire occidental. C’est avant tout l’idée de la métamorphose psychique et physique du pubertaire qui importe surtout dans la démarche psychanalytique, c’est-à-dire le processus de cette métamorphose à l’intérieur d’une démarche clinique où il est difficile d’identifier la voix et la parole subjectives de la fille.

Si une grande partie des auteures des Girlhood Studies réfléchissent au féminisme, en mettant de l’avant les enjeux néfastes d’une pensée pro- capitaliste et pro-individualiste de la femme, peu d’auteures se sont réellement penchées sur la raison pour laquelle le concept de jeune fille (pubère, adolescente) est intrinsèquement lié au concept de virginité. Doit-on penser, comme Lillian S. Robinson, que la nécessité de définir la libération sexuelle des femmes est fortement informée par l’internationalisation de la culture sexuelle244 et que cette culture sexuelle prend aujourd’hui pour pierre de touche la figure de la fille par-delà le paradigme de la virginité ? Si tel est le cas, comment peut-on comprendre l’importance des vestiges d’un ancien régime corporel et culturel qu’est celui de la virginité, sachant qu’il résiste à la disparition ? Doit-on penser à l’aune de l’effervescence de la production de séries télévisées, de starlettes de la musique populaire et de la montée de la                                                                                                                

244 « The answer to the question of what a nice girl like me is doing in Bangkok is that I was

(always already, as literary theorists like to repeat) there, because of my own attempts to define sexual freedom and derive sexual meanings, an endeavor that is informed by the international nature of contemporary sexual culture. From this perspective, where and how else could I really be such a nice girl? », Lillian S. Robinson, « Subject/Position », In « Bad Girls »/« Good Girls », op. cit., p. 187.

littérature jeunesse que la figure de la fille en est venue à remplacer celle de la femme pour mieux parler des enjeux liés à la sexualité féminine ?