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Les jeunes filles : une population expérimentale

1.1 La maladie des vierges

1.2.2 Les jeunes filles : une population expérimentale

L’âge des victimes de viol au 19e siècle devient important, comme le dit Ambroise Tardieu, médecin juriste en France. Il consigne ainsi sous forme de tableau le relevé de 400 cas de crimes de viol et d’attentat à la pudeur105. Il y note que 308 sur 400 cas, soit plus des trois quarts de ceux-ci, sont commis sur des filles de moins de 15 ans. De ces 308 cas, 198 d’entre eux sont commis sur des enfants de moins de 11 ans. Par contre, ces chiffres chutent de façon indéniable dès lors que les filles atteignent les 15 ans. Tardieu déduit que 59 filles âgées de 15 à 20 ans sont victimes de viol ou d’attentat à la pudeur, alors que seulement 7 femmes de plus de 20 ans appartiennent à cette catégorie. Pourtant, parmi les 400 cas de crimes de viol et d’attentat à la pudeur, Tardieu remarque : les « mots de viol et d’attentats à la pudeur éveillent l’idée de violence exclusivement commises sur des personnes de sexe féminin […]106. »

Il admet ainsi ouvertement que c’est un crime qui atteint des personnes de sexe féminin, mais il s’inspire d’une volonté nosologique pour relever seulement les caractères distinctifs du corps et des organes sexuels de la jeune fille en vue de leur classification méthodique. Ainsi, le viol est défini au point de vue de la médecine légale selon Tardieu comme

toute violence exercée sur les organes sexuels de la femmes et caractérisée chez une vierge par la défloration c’est-à-dire par la déchirure complète ou incomplète de la membrane hymen ; et chez une femme faite, par l’intromission complète, c’est-à-dire un rapprochement sexuel consommé107.

                                                                                                               

105 Ambroise Tardieu, Étude médico-légale sur les attentats aux mœurs, Paris, J. B. Baillière et

fils, 3e édition, 1859.

106 Ibid., p. 33.

La profession médico-légale produit donc un régime du viol qui est contingent au régime de la défloration. Chez la fille vierge, l’hymen peut ne pas être complètement déchiré, parce que la fille vierge selon Tardieu est une jeune enfant, souvent pré-pubère et l’ouverture de son vagin, trop étroite pour une intromission complète du pénis, fait en sorte que les jeunes filles ne se font pas toujours déflorer. Suivant cette logique, et à en croire Tardieu, une « femme faite », une fille devenue femme par le mariage et la défloration nuptiale, ne peut jamais être violée.

Le concept de la jeune fille se pense à partir d’un espace corporel sur lequel le discours scientifique et légal produit un agencement épistémologique du regard et de la loi : c’est « un usage de fidélité inconditionnée au contenu coloré de l’expérience – dire ce qu’on voit ; mais usage aussi de fondation et de constitution de l’expérience – donner à voir en disant ce que l’on voit108. » La formule empirique qu’emprunte Tardieu a ceci de paradoxal : la superficialité qui contresigne la relation entre le regard et le corps est perçue comme la formule par excellence du dévoilement, comme si l’intérieur de la fille pourrait se dévoiler par l’extérieur, le regard et la voix du médecin. La fille violée appartient donc à une population expérimentale, celle du laboratoire, et sa virginité, à un ensemble de critères distinctifs qui la rapprochent plus du statut de malade que de celui de citoyenne à part entière.

Enfin, Ambroise Tardieu s’élève contre ses contemporains, Briand et Chaudé, selon lesquels « la présence de l’hymen n’est pas un signe infaillible                                                                                                                

108 Michel Foucault, « Conclusion », In Naissance de la Clinique, Paris, Les presses

de la virginité, et son absence est bien moins encore une preuve certaine que la virginité n’existe plus109. » Orfila, qui va plus loin, pense « qu’on ne peut affirmer qu’il y ait eu défloration, à moins qu’on n’établisse qu’il y a eu accouchement110. » Dans la mesure où la preuve de la défloration est toujours

au 19e siècle contingente à la grossesse et à l’accouchement, les signes visibles par excellence de la doxa hippocratique, la correspondance entre virginité, hymen et défloration n’est pas tout à fait vraie : elle appartient plutôt à un régime de représentation où le médecin veut voir dans le corps de la fille, et non à sa surface. Cela explique la posture de Tardieu qui s’oppose de façon véhémente aux hypothèses d’Orfila. Il pense que la question ne devrait pas se borner à la simple constatation de la présence ou de l’absence de l’hymen : il s’attarde à l’analyse méthodique de l’état matériel des organes, bien que les signes fournis par cette absence ou présence n’aient pas une valeur absolue. Il met ainsi l’accent sur l’importance de connaître la conformation des parties génitales de la fille selon son âge et son statut virginal, et celles qui attirent son attention

au point des questions médico-légales du viol et d’attentat à la pudeur sont les grandes et les petites lèvres, le clitoris, la fourchette, la fosse naviculaire, l’hymen, les caroncules myrtiformes, l’urèthre [sic] et le bulbe, le vagin, et enfin le squelette qui supporte ces diverses parties111.

                                                                                                               

109 Joseph Briand et Ernest Chaudé, Manuel complet de médecine légale, Paris, Bernard

Neuhaus, 5e édition, 1852, p. 75.

110 Mateo Orfila, Traité de médecine légale, Paris, Labé, 1848, cité dans Joseph Briand et

Ernest Chaudé, Ibid., p. 594.

Et parmi les 400 cas étudiés, il n’a « jamais manqué de trouver la membrane hymen ou ses débris.112 » L’hymen, une membrane qui n’est « que le prolongement et la terminaison du vagin dans le vestibule vulvaire, existe visible au moment même de la naissance113. » Quant à sa forme, elle présente

des variations individuelles que Tardieu considère selon le critère de l’âge. Il en relève cinq types normaux :

1) la première forme « consiste en une disposition labiale de la membrane, dont les bords, séparés par une ouverture verticale et affrontés l’un à l’autre, dont saillie à l’entrée du vagin qu’elle ferme […] en manière de cul de poule114 » ;

2) la deuxième forme est « un diaphragme irrégulièrement circulaire, interrompu vers le tiers supérieur par une ouverture plus ou moins large et plus ou moins haut placés; cette disposition est très commune115 » ; 3) la troisième « consiste en un diaphragme exactement et régulièrement

circulaire, percé d’un orifice central116 » ;

4) le quatrième type est « un diaphragme semi-lunaire en forme de croissant à bord concave supérieur plus ou moins échancré, et dont les extrémités vont se perdre en dedans des petites lèvres117 » ;

5) la cinquième, à l’entrée du vagin, est « une simple bandelette circulaire ou semi-lunaire réduite à une sorte de repli ou de frange qui double les

                                                                                                               

112 Ambroise Tardieu, op. cit., p. 13.

113 Ibid.

114 Ibid., p. 13-14.

115 Ibid., p. 14.

116 Ibid.

petites lèvres et dont la hauteur de 2 millimètres chez les petites filles, à 6 ou 8 chez les adultes118. »

On remarque ci-dessus que l’hymen (on décrit seulement ici les formes normales de celui-ci), élargit de façon transversale par le progrès de l’âge. Et les caroncules myrtiformes ne sont que « les débris irréguliers de l’hymen déchiré […]119 », des restes qui tracent la fin d’un statut liminaire pour la fille.

S’est donc forgée une praxis médico-légale dont les préceptes sont variables à la fin du 19e siècle, mais dont l’idéologie prétend à la vérité taxinomique, la nosologie. Une taxinomie volatile naît dès lors qui tente de restituer les signes véritables de la virginité, alors que les résultats hypothético- déductifs insistent sur son caractère équivoque. Selon Beck, par exemple,

These observations certainly lead us to doubt whether the presence or absence of the hymen deserves much attention ; and I believe the opinion of physiologists generally is, that it is an equivocal sign. […] I feel therefore justified in retaining it among the signs of virginity, although it should always be considered in connection with other physical proofs120.

D’aucuns réitèrent leur doute à l’égard de la présence de l’hymen, mais ils cherchent néanmoins un signe infaillible de virginité en pratiquant des autopsies sur des cadavres de filles qui n’ont jamais été mariées ou des auscultations lors des cas de viol.

                                                                                                               

118 Ambroise Tardieu, op. cit., p. 14.

119 Ibid., p. 15.