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3.1 Depuis la nuit des temps

3.1.8 Les rites de passage et la défloration

On sait que parmi les dispositifs disciplinaires les plus efficaces, il existe depuis longtemps celui du rite de passage. Christoph Wolf souligne, en effet, que « [p]ar le biais de l’action rituelle, les institutions inscrivent leurs objectifs, les valeurs et les normes sociales dans les corps329. » Le rite comme

dispositif disciplinaire s’inscrit toujours dans le corps. Le corps est le médiateur par excellence, qui, en accueillant le rite pour devenir conforme à l’idée ou à la norme, sert d’idéal de régulation. Le rite traduit donc en quelque sorte la                                                                                                                

328 Christine Angot, op. cit., p. 81.

329 Christoph Wolf, « Introduction », Hermès 43. Cognition, Communication, Politique,

dossier : « Rituels », numéro dirigé par Gilles Boëtsch et Christoph Wolf, Paris, CNRS Éditions, 2005, p. 11.

nécessité de compléter par une initiative/une initiation « un corps insuffisant en lui-même à incarner un sentiment d’existence propice330. » Le corps est perçu comme insuffisant : un espace physique auquel il faut ajouter du sens pour mieux le lier au collectif.

Les rituels traditionnels selon Le Breton ont en effet la volonté de dissoudre l’individualité dans le collectif, mais dans nos sociétés contemporaines, cette individualité se ferait dans la différence du corps propre, du corps coupé du monde. Il est important de noter comment les rites de passage servent de compensation aux expériences de perte : le rite ordonne par le biais du corps un rétablissement vers une autre structure, un autre lien social. Et la défloration n’échappe pas à ce paradigme de la compensation. Les rites rendent possibles

la continuité et le changement, car ils constituent un processus relativement stable et homogène permettant aux communautés de négocier le passage à un autre statut et de surmonter les expériences d’intégration ou de ségrégation qui en résultent331.

Le passage est donc la clef de voûte d’un ordre capable d’inscrire de façon plus cohérente le corps dans le monde.

Van Gennep332, dans son essai fondateur Les rites de passage, envisage dans la diversité particulière de chaque tribu ou société un certain élément universalisant. Selon le folkloriste, le concept commun dans tout rite de passage                                                                                                                

330 David Le Breton, Signes d’identité : tatouages, piercings et autres marques corporelles,

Paris, Métailié, 2002, p. 11.

331 Christoph Wolf, op.cit., p. 17.

332 Van Gennep, Les rites de passage, étude systématique des rites de la perte et du seuil, de

l'hospitalité, de l'adoption, de la grossesse et de l'accouchement, de la naissance, de l'enfance, de la puberté, de l'initiation, de l'ordination, du couronnement, des fiançailles et du mariage, des funérailles, des saisons, etc., 5e édition, New York, Johnson Reprint, 1969.

est le stade, l’étape, à travers laquelle a lieu une initiation. Initier c’est admettre, recevoir une connaissance, une marque, un statut, qui a le pouvoir de nous introduire autrement, et de nouveau, dans le monde. L’initiation, écrit l’anthropologue culturel Philippe-Emmanuel Rausis, n’est pas une formation (au sens où la formation ne s’adresse qu’à la forme), « mais un art visant au complet déploiement des potentialités d’un être afin de le ré-orienter, de le replacer dans la dynamique essentielle de sa vocation propre333. » Rausis parle d’un art du chemin, d’une démarche qui consiste à assurer une unité de vie334, un recentrement de l’individu par le passage initiatique qui nécessite une mort symbolique. Foucault défend aussi cette idée en parlant de la naissance d’un art du corps humain, « qui ne vise pas la croissance de ses habiletés, ni non plus l’alourdissement de sa sujétion, mais la formation d’un rapport qui dans le même mécanisme le rend d’autant plus obéissant qu’il n’est plus utile, et inversement335. » L’anatomie politique dont parle Foucault, celle qui est aussi

une mécanique du pouvoir, se donne ainsi à lire par la prise en charge du corps et du sexe dans le rite de passage qu’est celui de la défloration surtout lorsque cette dernière est incorporée au viol. Dans ce schéma, le corps est pris en charge par l’homme dans le rite initiatique. C’est l’homme qui inscrit et matérialise le corps comme il veut. Le corps de la fille est inscrit et se dématérialise dans l’anéantissement de la vie. Or que donne à lire la désincarnation dans la

                                                                                                               

333 Philippe-Emmanuel Rausis, « J’existe, Dieu m’a rencontré... », In Rites de passage :

d’ailleurs, ici, pour ailleurs, ouvrage dirigé par Thierry Goguel d’Allondans, Ramonville-Saint- Agne, Erès, coll. « Pratiques sociales transversales », 1994, p. 42.

334 Ibid.

littérature contemporaine ? Rendre le corps de la fille utile, c’est idéaliser la virginité comme blancheur, pureté.

Pour ce faire, les filles dont le destin est inachevé se doivent de faire alliance, elles doivent se découvrir par une médiation transcendantale. Pour réfléchir aux conditions de réalisation d’une telle entreprise, la démarche initiatique, sans être nécessairement religieuse, « s’articule sur l’expérience du sacré, par opposition au profane qui détermine le monde des non-initiés336. » L’initiation est une expérience d’un au-delà, une « expérience intime avec le divin [...] indépendamment de tout enseignement dogmatique337. » Ce que

présuppose l’initiation à notre époque actuelle, c’est « l’expérience d’une manifestation surnaturelle », qui s’exprime comme un pouvoir « impersonnel agissant tantôt pour le bien, tantôt pour le mal.338 » En somme, pour être accueilli en amont il faudrait être accueilli en aval339 », explique Thierry Goguel d’Allondans. Mais être accueilli en aval, comme le montre le récit Vu du ciel, c’est pour la fille disparaître en tant que corps charnel, sujet sexuel, sujet politique. Pour le dire avec le sociologue Franco Ferraroti340, la fonction essentielle du rite de passage a toujours été de mettre l’homme en contact avec la transcendance, avec le passage vers un au-delà, sa jouissance, et de mettre la fille en contact avec la disparition.

                                                                                                               

336 Philippe-Emmanuel Rausis, op. cit., p. 50.

337 Ibid.

338 Ibid., p. 51.

339 Thierry Goguel d’Allondans, Rites de passage, rites d’initiation : lecture d'Arnold van

Gennep, Québec, Les presses de l’Université Laval, 2002, p. 11.

340 Franco Ferraroti, Le Retour au sacré. Vers une foi sans dogmes, Paris, Méridien/Klincksiek,

Qu’arrive-t-il aujourd’hui, à une époque où plusieurs penseurs annoncent une crise mondiale des rites de passage ? Thierry Goguel d’Allondans avance que « si nous mettons encore quelques formes à naître, à nous unir et à mourir, nous ritualisons peu à peu le passage à l’âge adulte341. »

Au sommet de cet amenuisement des rites de passage dans le monde se trouve toujours celui du passage de la fille. Si le passage est là pour rallier l’homme à un au-delà, il est aussi là pour « relier les hommes entre eux », pour éviter « qu’ils ne s’entredéchirent342. »

Virginie Despentes, dans King Kong Théorie, célèbre manifeste féministe consacré au viol, à la prostitution et à la pornographie, considère le viol comme un moyen de rendre les femmes silencieuses et de leur supprimer leur sexualité. Elle écrit que c’est « une jouissance de l’annulation de l’autre, de sa parole, de sa volonté, de son intégrité343. » Elle fait part de deux observations : tout d’abord, elle souligne que toutes les femmes sont susceptibles d’êtres violées (jeunes ou âgées, blanches ou noires, timides ou extraverties, riches ou pauvres, etc.). C’est d’ailleurs la raison pour laquelle elle écrit son manifeste du côté « de chez les moches, pour les moches, les vieilles, les camionneuses, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, les hystériques, les tarées, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf344. » Despentes

écrit donc depuis une certaine forme de laideur qu’on associe aux femmes qui ne correspondent pas aux normes de la bienséance sexuelle et sociale (femme

                                                                                                               

341 Thierry Goguel d’Allondans, op. cit., p. 12.

342 Ibid., p. 10.

343 Virginie Despentes, King Kong théorie, Paris, Grasset & Fasquelle, 2006, p. 50.

blanche, pure, maternelle, riche, et j’en passe). Chez Despentes, ce projet de manifeste sert à montrer que les femmes, jeunes ou vieilles, sont inscrites dans une « entreprise politique ancestrale, implacable » qui « apprend aux femmes à ne pas se défendre », à subir et à penser que la seule posture qui leur appartiendrait est celle de la subordination.

Le viol comme pouvoir souverain de l’homme de transformer le statut de la fille en femme a donc la capacité de solidifier un groupe, celui des hommes, comme il a aussi le pouvoir d’en déchirer un autre, celui des filles. Selon ce modèle, le viol implique nécessairement « l’exercice du pouvoir345 »,

un pouvoir se déployant dans un système où l’appropriation du corps féminin se fait sous l’égide d’un « squelette capitaliste346 » : un dominant qui exerce et applique ses lois, ses désirs sexuels, voire ses fantasmes, mais seulement de façon éphémère. Car le cycle recommence toujours. Le rite ne fonctionne alors que pour une communauté de garçons et jamais pour une communauté de filles.