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1.1 La maladie des vierges

1.2.1 À la recherche d’un signe putatif

L’autorité des sciences médicales prétend « non plus seulement soigner les maladies, mais établir des règles de vie, inspirer une morale hygiénique99. »

Parmi les dispositifs médicaux devenus indispensables autour de la question des preuves physiques de la virginité, il faut donc signaler la position stratégique de la médecine légale. Quand les juristes Theodric Romeyn Beck et John Brodhead Beck, premiers spécialistes américains de ce genre, écrivent Elements of Medical Jurisprudence en 1823, ils s’adressent à une société qui tente tant bien que mal d’encadrer l’éducation sexuelle des filles pour maintenir la prévalence du statut de pureté, devenu la valeur d’échange par excellence lors du passage au mariage. Ainsi écrivent-ils :

No case can occur in which public feeling is more warmly or justly excited, than where an attempt is made to injure or destroy the purity of the female. According to our system of law, the testimony of the insulted individual is sufficient to condemn the criminal ; yet notwithstanding this correct disposition, it not unfrequently [sic] occurs that the opinion of the physician is required, in order to elucidate various difficulties connected with the accusation100.

                                                                                                               

99 Yvonne Knibiehler, op. cit., p. 135.

100 Theodric R. Beck et John B. Beck, Elements of Medical Jurisprudence, Philadelphie, J. B.

Sans doute remarque-t-on qu’il s’agit ici de la première fois où apparaît l’importance du témoignage de la victime dans les écrits médicaux sur la virginité. Les frères Beck signalent que la procédure qui consiste à faire entendre le témoignage de la fille est une preuve suffisante pour condamner l’accusé, certes. Mais qu’est-ce donc la virginité à une époque où les cas de viol sont importants, au moment même où le passage de la fille à l’âge adulte se dilate ?

Les juristes Beck notent : « The physical signs of virginity have been the subject of keen discussion among anatomists and physiologists, and none of them had lead to greater enquiry, than the existence of the hymen101. » L’hymen cristallise chez les frères Beck la quête d’un signe putatif et il souligne à cet effet que tout médecin doit être soucieux du fait que l’hymen a une morphologie dynamique :

The general sense of the profession is certainly decidedly opposed to considering it as a non-natural appearance. The following circumstances, however, require to be noted, before we form an opinion concerning it as a sign of virginity. It may be wanting from original mal-conformation, or it may be destroyed by disease or some other cause, and yet the female be pure102.

Si l’hymen semble exister comme un concept, celui-ci n’existe pas en tant que signe invariable. Selon Theodric R. Beck et John B. Beck, l’hymen serait une membrane en gestation, soumise, un temps du moins, à l’emprise de la malformation originale, ou à la maladie. L’hymen est donc un signe qui est perpétuellement variable. Il est soumis à des passages. Le statut de la fille                                                                                                                

101 Theodric R. Beck et John B. Beck, op. cit., p. 189.

dépend donc d’une structure hyménale variable, à partir de laquelle il est nécessaire de déterminer, sous le mode de l’essai-erreur, un diagnostic : celui de la virginité. Encore selon les juristes Beck, le diagnostic ne prouve pas qu’il y ait eu perforation, pénétration pénienne et rupture définitive. Contresignant un certain idéal de pureté pour le statut de la fille, Beck et Beck avouent que l’hymen ne constitue pas une évidence corporelle substantielle et insinuent ainsi que dans un contexte juridique, un médecin ne peut pas prouver qu’une fille a été victime d’abus, ou de viol. Au contraire, la fille pourrait avoir participé de son gré à une forme de copulation sans qu’il y ait de traces de copulation parce que l’hymen est une entité variable. Le médecin est néanmoins appelé à investiguer, à tâter, à évaluer le corps de la fille si bien que l’hymen revêt toujours une importance capitale. De son existence et de sa destruction, aussi incertaines soient-elles, dépend la preuve du viol. Ainsi, l’expert doit connaître toutes les particularités de sa constitution, ses dispositions anatomiques normales et ses anomalies. Une taxinomie hyménale se forge dès lors à une époque où le statut liminaire de la fille s’étend. Mais Beck et Beck acquiescent en concluant néanmoins qu’ils sont en faveur de l’existence de l’hymen par- delà la variabilité des axiomes médicaux.

Les signes de la virginité sont confondus par ailleurs avec ceux des caroncules myrtiformes si bien qu’il est possible qu’une femme devienne enceinte tout en demeurant techniquement une vierge : « They were, however, round, and without a cicatrix, and in this respect very distinct from organs so termed. This membrane may, on the other hand, be present, and yet the female

be unchaste ; nay, she may become pregnant without having destroyed it103. » Mais, il faut le rappeler, l’hymen, écrivent Paulier et Hétet en 1881 :

en tant que membrane propre, spéciale, distincte, indépendante, n’existe pas ; elle n’est qu’une continuation du vagin, un véritable repli vaginal, et ce que l’on voit lorsqu’on écarte les organes génitaux n’est autre chose que l’extrémité antérieure du vagin faisant saillie sur la muqueuse vulvaire entre les petites lèvres104.

L’hymen, en effet, est de plus en plus considéré comme un prolongement du vagin et non comme une membrane distincte et autonome. Les signes de la virginité, quoique signifiés ici par la présence d’une autre entité que celle de l’hymen à proprement parler, ont une importance capitale du point de vue médico-légal, puisque de leur existence ou de leur destruction dépend la preuve du viol, et, plus particulièrement, la perte irrémédiable de la pureté de la fille. Ainsi, l’expert doit pour la première fois dans l’histoire de la médecine occidentale connaître dans le plus grand détail microscopique la constitution et la conformation des organes génitaux des femmes, les dispositions anatomiques normales, les anomalies et les pathologies qui en résultent. Il doit donc bâtir une nosologie de la virginité anatomique, non celle qui existe à la surface, à la vue de tous (les seins ; la grossesse), mais celle qui gît en profondeur, celle qui requiert une expertise gynécologique et chirurgico-médicale.

                                                                                                               

103 Theodric R. Beck et John B. Beck, op. cit., p. 191.

104 Armand B. Paulier et Frédéric Hétet, Traité élémentaire de médecine légale, de