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3.2 L’autre scène de la désincarnation

3.2.1 La vierge sacrée

Dans The Lovely Bones, Alice Sebold donne la parole à Susan Salmon, une jeune fille de 14 ans, qui, après avoir été violée et tuée par George Harvey, est condamnée à errer dans un espace virtuel entre Terre et Ciel. C’est depuis ce lieu qu’elle appelle « Evensong », depuis ce petit paradis peuplé des rêves les plus simples, qu’elle doit attendre. À ce sujet, il apparaît révélateur que la désincarnation chez le personnage de la jeune fille dans ce roman se place en premier lieu sous la marque spécifique de la défloration au moment du viol.

“I want to check that you’re still a virgin,” he said. / “I am, Mr. Harvey,” I said. / “I want to make sure. Your parents will thank me.” / “My parents?” / “They only want good girls,” he said. / “Mr. Harvey,” I said, “please let me leave.” / “You aren’t leaving, Susie. You’re mine now.”348

On peut lire ci-dessus le dialogue entre George Harvey, voisin de la famille Salmon, meurtrier en série sordide, et Susie. Il la convainc de le suivre un jour jusque dans la cave creusée pas loin de sa maison. Et c’est là, dans ce lieu souterrain, aux allures initiatiques, que la nécessité, telle une obsession, ressentie par Harvey de vouloir vérifier la virginité de la jeune fille, signe l’avenir funeste de cette dernière. La virginité devient un statut sacré pour le                                                                                                                

violeur. Et la pensée de la virginité qui se déploie ici, intrinsèquement rattachée à celle du rite de passage, démontre comment l’idée de l’initiation ne se défait pas quand le rite est assumé par une personne qui n’est pas officiellement l’époux ; elle ne cesse de se déployer sous d’autres formes, des formes qui lient le rite de passage de la défloration à un régime global de répression du potentiel sexuel et subjectif de la fille.

Le roman de Sebold, quoiqu’il ne s’inscrive pas dans la réflexion idéologique et politique stricto sensu de Despentes, démontre néanmoins avec brio un autre danger qu’engendre cette obsession de la fille idéale en tant que vierge sacrée. À l’inverse de l’image des vierges vestales, qui, chastes et pures, exerçaient un pouvoir sur les hommes de Rome parce qu’elles n’étaient pas marquées par une classification matrimoniale349, les modalités d’inscription du corps de la vierge dans l’espace politique et symbolique de Susan Salmon soulignent que l’image de la vierge sacrée est un leurre, la face cachée d’une vraie image. Cette idée est fondamentale puisqu’elle rend compte du pouvoir normalisant du couple binaire agresseur/victime qui apparaît comme l’incarnation de cette discipline millénaire où la virginité est liée à une forme de sacrifice nécessaire pour la fille.

Julie Monty se demande si cette idée tend à valoriser la perspective populaire et juridique selon laquelle le « viol est [stricto sensu] une activité sexuelle illégale, généralement comme un acte sexuel forcé entrepris sous la

                                                                                                               

349 Cf. Holt N. Parker, « Why Were the Vestals Virgins ? Or the Chastity of Women and the

menace de la blessure ou de la mort350. » En effet, rappelle Despentes en parlant non pas du viol des filles vierges, mais plutôt des travailleuses du sexe, que la sexualité illicite, hors normes, doit toujours être expropriée de la Cité.

Quand les lois Sarkozy repoussent les prostituées de rue en dehors de la ville, les contraignant à travailler dans les bois au-delà des périphériques, soumises aux caprices des flics et des clients (le symbolique de la forêt est intéressant : la sexualité doit sortir physiquement des domaines du visible, du conscient, de l’éclairé), il ne s’agit pas d’une décision politique allant dans le sens de la morale. La question n’est pas seulement de cacher aux yeux des riverains des centres- villes, aux plus riches d’entre nous, cette population pauvre. Passant par le corps de la femme, outil décidément essentiel à l’élaboration politique de la mystique virile, le gouvernement décide de déporter hors des villes le désir brut des hommes. Si les putes jusqu’alors s’installaient volontiers dans les quartiers huppés, c’est que les clients étaient là, s’arrêtant pour une pipe rapide avant de rentrer à la maison351.

Despentes prouve alors que « [l]es filles qui touchent au sexe tarifié, […] doivent être publiquement punies. Elles ont transgressé, n’ont joué ni le rôle de la bonne mère, ni celui de la bonne épouse, encore moins celui de la femelle respectable […], elles doivent socialement être exclues352. » Elle déplore ce programme qui ne tient pas seulement hypocritement les femmes en respect ; il prétend les aimer et les protéger en les mettant en danger. Elle s’exclame donc en écrivant : « Marquées, le collectif veille à ce qu’elles payent le prix fort pour être sorties du droit chemin, et pour l’avoir fait publiquement. » Pour Despentes, lorsqu’une femme est violée, comme lorsque qu’une femme est                                                                                                                

350 Julie Monty, « Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi et le (post)féminisme. La vengeance

du viol dans le film Baise-moi », In Mythes et érotismes dans les littératures et les cultures francophones de l'extrême contemporain, ouvrage dirigé par Efstratia Oktapoda, Amsterdam et New York, Rodopi, 2013, p. 222.

351 Virginie Despentes, King King théorie, op. cit., p. 81.

travailleuse du sexe dans un système qui fait de son travail un acte illégal et marginalisé, elle devient marquée par le dehors. Par ailleurs, Virginie Despentes, qui écrit et milite contre ce lieu commun dans son manifeste King Kong théorie, considère que ce paradigme s’inscrit dans ce qu’elle nomme une « entreprise politique » qui apprend aux femmes à subir le viol, à se soumettre au rôle de victime silencieuse dont la seule forme de sexualité possible est celle biologique d’une femelle aux prises avec un mâle plus fort qui veut la pénétrer. Elle craint que « [l]e régime proposé pour les plaisirs sexuels semble être tout entier centré sur le corps : son état, ses équilibres, ses affections, les dispositions générales ou passagères dans lesquelles il se trouve apparaissent comme les variables principales qui doivent déterminer les conduites353. » La société ne peut pas accepter de voir ces femmes en tant que sujets sexuels, des citoyennes au même titre qu’une « bonne » mère de famille. Ces femmes ne peuvent pas être mises sur un piédestal (la vitalité de la Cité et le signe d’un corps docile qui assurent l’avenir de la communauté). La prostituée et la vierge violée ont ceci en commun qu’il est crucial que la représentation du sexe défloré lors du viol de la jeune fille reste dans un espace en marge du politique. L’image de la virginité féminine demeure préservée dans ce que Despentes nomme « un Lumpen Proletariat du spectacle [...]. Ce n’est pas qu’elles ne sont pas capables de faire autre chose, ni désireuses de le faire, c’est qu’il faut s’organiser pour s’assurer que ça ne leur soit pas possible354. » Pour assurer

                                                                                                               

353 Michel Foucault, Histoire de la sexualité III, le souci de soi, Paris, Gallimard, 1984, p. 179.

cela, les prostituées sont des ennemies à abattre, des marginalisées, des êtres vulnérables appartenant à une catégorie hors du politique.