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3.2 L’autre scène de la désincarnation

3.2.7 Partage de temps

Le motif du passage se révèle dans un geste particulièrement significatif qui a lieu vers la fin du roman lorsque Susan prend possession du corps de Ruth en se l’appropriant. C’est au moment précis où Ruth voit M. Harvey lorsqu’elle se promène avec le jeune Ray Singh, que ce passage de corps a lieu entre Ruth et Susan :

Ruth saw the women stuffed in the car in blood-colored gowns. She began waling toward them. On that same road where I had been buried, Mr. Harvey passed by Ruth. All she could see were the women. Then: blackout. That was the moment I fell to Earth384.

S’il s’agissait après le viol et la mort d’élever l’âme de Susan vers les cieux pour la sauver du trauma de son meurtre, un autre dénouement apparaît ici : celui de la chute et de la réincarnation temporaire. De plus, le regard qui traduisait jadis le geste coutumier de Susan bascule désormais dans le monde des vivants.

                                                                                                               

383 Alice Sebold, op. cit., p. 313

And I was in Ruth’s eyes and I was looking up385. I opened my eyes for the first time since I had died and saw gray eyes looking back at me. I was still as I came to realize that the marvelous weight weighing me down was the weight of the human body386.

Susan ne voit plus comme un être évanescent. Et c’est de nouveau sur la matérialité de son corps nouvellement réincarné qu’insiste Susan. Sentant sa pesanteur et toute sa force vivante et charnelle, Susan prend la place de Ruth : « She was a smart girl breaking all the rules. And I was in her body387. » Ce geste n’évoque pas un retour au monde d’avant le meurtre.

Ce geste de réincarnation convoque encore moins le désir de vengeance. Redevenue mortelle, Susie désire vivre. Plus encore – et c’est ce qu’on apprend vers la fin du récit – elle désire vivre sa première relation sexuelle. Et ce n’est pas l’idée de la rupture de l’hymen qu’elle sollicite pour parler de ce désir sexuel, mais bien celui d’une reconnaissance charnelle, d’une jouissance recherchée et souhaitée.

I had never been touched like this. I had only been hurt by hands past all tenderness. But spreading out into my heaven after death had been a moonbeam that swirled and blinked on and off – Ray Singh’s kiss. Somehow Ruth knew this. […] I knew I did not want to chase Mr. Harvey. I looked at Ray Singh and knew why I was there. To take back a piece of heaven I had never known388.

Dans le corps de Ruth, Susan a enfin le pouvoir de ressentir les plaisirs du toucher et de la tendresse, des plaisirs qui semblent très simples, mais qui en

                                                                                                               

385 Alice Sebold, op. cit., p. 300.

386 Ibid., p. 301.

387 Ibid.

réalité appartiennent à ses désirs les plus profonds, les désirs d’une adolescente qui fait l’expérience de sa sexualité pour la première fois. L’intensité avec laquelle est ressentie par exemple le premier baiser avec Ray Singh se traduit ici par la métaphore de l’éclat d’une lumière intermittente ; une luminescence, une lueur qui a su résister au poids de la désincarnation. Cette lumière intermittente résiste certes à la disparition des désirs charnels, mais elle permet aussi à Susan de réaliser que la vengeance n’est pas le désir le plus important. Le corps de Ruth est inextricablement mêlé à la conscience de Susan ; mais ce qui est mis au premier plan, ce que Sebold a su montrer, c’est la puissance de Susan en tant que sujet fondamental. On reconnaît dans le passage charnière cité ci-dessus une conscience de soi. À l’opposé des réalisations vécues dans la conscience narrée, on voit ici une différence indubitable dans la puissance d’une conscience qui se fait autant par la chair que par la narration. À travers cette nouvelle expérience du sensible, Susan participe à son éclosion sexuelle et s’inscrit dans une temporalité qui est forgée par le pouvoir sororal, mais qui relève aussi d’une jouissance recherchée et vécue sans qu’il y ait d’appréhension d’un avenir de mort ou de reproduction – pour emprunter l’expression à Lee Edelman.

L’ouvrage de Ruth A. Saxton a donc bien montré à quel point le corps de la fille est marqué par les modalités de son expérience dans le monde. Mais notre analyse des récits de Sebold et d’Angot montre que la littérature contemporaine réfléchit, par ailleurs, aux potentialités temporelles et sensibles de la parthénos en tant que sujet liminaire. J’ai essayé ici de prendre conscience de l’obstacle que constitue cette exploration multidimensionnelle du corps et de

la sexualité pour la fille. Il est vrai, comme le rappelle Brenda Bourdeau, que le résultat de cette exploration se solde souvent par un échec : « At the same time, the body becomes an obstacle to autonomy and self-agency as the girl tries to reconcile her body to the demands of a socially prescribed gendered identity, leading, paradoxically, to feelings of disembodiment389. » Il est impossible de nier que dans les cas spécifiques des figures de filles étudiées, la désincarnation devient un destin, plus souvent imposé qu’il n’est réellement souhaité. C’est ce lien inséparable unissant le corps au destin de la fille qui est en fait interrogé.

Bourdeau souligne cependant qu’il y a un mouvement vers la réincarnation présent dans plusieurs récits. Selon Boudreau, le paysage littéraire où figurent des jeunes adolescentes sollicite une avenue particulière : celle de la réincarnation. Elle écrit à cet effet :

Contemporary novels of adolescence certainly deal with these difficulties, but by foregrounding the adolescent’s body, these novels effect a re-embodiment, one in which the body is not simply a negative obstacle to be overcome. These novels recognize the body as a site of contestation, a “battleground,” as autobiographical Sidonie Smith suggests, “upon which the struggle for cultural meaning is waged.”390

Bourdeau étudie Coming Attractions de Sandra Berkley391 et Bastard out of Carolina de Dorothy Allison392. Le premier roman raconte l’histoire d’une famille américaine qui tente de transformer leur petite fille en une nymphe de la scène, une étoile de Hollywood. Mais comme le dit Bourdeau, il donne surtout

                                                                                                               

389 Brenda Bourdeau, « The Battleground of the Adolescent Girl’s Body », In Ruth O. Saxton,

op. cit., p. 43.

390 Ibid., p. 43-44.

391 Sandra Berkely, Coming Attractions, Chicago, Academy Chicago Publishers, 1988.

à lire les effets dévastateurs d’une telle entreprise familiale pour la fille parce que cette dernière ne parvient jamais à assumer son pouvoir, ni son corps, ni sa parole, au sein de cette culture du spectacle et du voyeurisme. Bourdeau aborde ensuite de quelle façon les inégalités socioéconomiques engendrent une pauvreté systémique auprès de la famille de Ruth Anne dans le roman d’Allison. Ruth Anne subit à son corps défendant de la violence systématique sous forme de coups, de faim et d’humiliation. Encore une fois, ces deux œuvres mettent l’accent sur l’importance de la narration comme forme de cure, une volonté qui est explicitée par le souhait de recoudre le fil rouge d’un passé traumatique. Et c’est ce que Susan aura la chance de faire avec Ray Singh dans The Lovely Bones : aimer, désirer, jouir, enfin. Elle le répète à plus d’une reprise :

I had taken this time to fall in love instead – in love with the sort of helplessness I had not felt in death – the helplessness of being alive, the dark bright pity of being human – feeling as you went, groping in corners and opening your arms to light – all of it part of navigating the unknown393.

Dans un geste poussé à l’extrémité de la vie, Ruth donne son corps à Susan. Mais elles s’échangent plus que des corps. Elles s’échangent aussi leur temps.