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3 Les voies détournées de la curiosité politique Les relations internationales

Dans le document Internet et politique en Chine (Page 158-166)

Dans la catégorie des informations qu'il est important de connaître, les questions internationales semblent figurer en bonne place. En effet de nombreux internautes déclarent se désintéresser de la politique en général, mais faire exception pour les informations internationales.

"Oui, en général je regarde d'abord l'international, et puis s'il y a des choses qui m'intéressent dans les informations nationales, je les lis." (Zhu)

Ces informations peuvent sembler divertissantes, ou intéressantes au titre d'une certaine curiosité géographique. Dans cette catégorie on trouve des gens qui semblent simplement curieux du monde, et intéressés par la question de la paix dans le monde. De plus les

11 LEE Hsiao-Wen. "The popular press and its public in contemporary China", article présenté au

événements d'ampleur internationale, entre les conflits et les catastrophes naturelles, ont souvent un côté spectaculaire.

"En général dès que je me connecte je lis les dernières informations sportives, surtout le foot. En général je jette un oeil aux grandes affaires internationales, et puis après je lis des trucs sur les jeux vidéo, et tout le reste, je le lis très peu. Voilà ce que je lis.

- Pourquoi est-ce que tu préfères ces thèmes-là? - Ce que je préfère, c'est surtout le foot.

- Tu as aussi parlé des affaires internationales?

- Ce que je préfère, c'est le foot, et ensuite les affaires internationales. Je m'y intéresse surtout quand la sécurité d'une région est déstabilisée, en Afghanistan, ce genre de choses, ça m'intéresse et en général je le lis. Les jeux aussi, j'y jette un oeil, mais pas autant que les deux précédents.

- Et est-ce que tu aimes les questions économiques ou sociales?

- Je n'aime pas trop l'économie, mais je lis un peu des trucs sur la société. Je suis complètement hermétique à la finance." (Fang)

Lorsque les aspects les plus politiciens réapparaissent, l'intérêt s'évanouit.

"Les relations internationales ça m'intéresse en général, sauf quand c'est des réunions, parce que quand les Chinois font des réunions, il y a peu de contenu pour beaucoup de temps, c'est assez ennuyeux." (Gu)

Qu'est-ce qui fait donc l'intérêt des questions internationales? En fait, il semblerait que le patriotisme soit à l'origine de nombreux clics sur les pages de relations internationales des journaux en ligne. Beaucoup d'informations traitent en effet, directement ou indirectement, des relations de la Chine avec ses voisins et partenaires, et plus généralement de sa nouvelle place dans le monde. C'est pourquoi certains événements très politiques peuvent être considérés comme importants, même par les personnes qui n'aiment pas ces questions a priori.

"Je ne m'intéresse pas à tout ce qui touche à la société.

- Ca ne m'intéresse pas, parce que si ça m'intéressait, je trouverais un moyen pour comprendre. Tout ce qui touche à la société, c'est trop compliqué, psychologiquement je ne peux pas supporter.

- Donc tu ignores absolument tout, ou bien est-ce que tu as l'occasion de voir certaines choses?

- A la base, je ne lis rien du tout là-dessus. Mais des fois il y a des sujets assez sensibles, alors des fois je regarde, comme les relations entre la Chine et d'autres pays. Ca m'arrive aussi de lire d'autres choses, je m'intéresse un peu aux questions de souveraineté.

- Comme les relations entre la Chine et le Japon?

- Non. Je veux dire: l'expression 'l'économie est chaude, et la politique est froide', résume bien ma pensée.

- Tu as dit que des fois tu t'intéressais à des sujets sensibles. Quel genre de sujet peut attirer ton attention comme cela?

- Il y a des sujets qui ont un rapport avec le pays, les dirigeants, la souveraineté nationale, ça, j'y fais attention.

- Pourquoi?

- Ces choses-là concernent les intérêts vitaux de ma patrie, la patrie c'est le pays, c'est comme une famille. Pourquoi est-ce qu'on dit "pays" (guojia) c'est parce que le pays (guo) c'est aussi la famille (jia).

- Donc pour toi, ce qui est le plus important, c'est ce qui arrive à ton pays, et ce qui se passe dans la vie quotidienne?

- Oui. Ce qui se passe dans la société, c'est moins important que ce qui se passe entre les pays. Par exemple quand il se passe quelque chose dans le pays, un changement de politique, ou la promulgation d'une nouvelle loi, ça ne m'intéresse pas. Mais les relations internationales, et surtout les questions de souveraineté, ce qui concerne l'intérêt du pays, l'intérêt de la nation, ça m'intéresse plus." (Zhou)

Les internautes prennent souvent la peine de s'informer de la position de leur nation sur la scène internationale, car il s'agit presque d'un devoir patriotique. Certains aspects de la politique nationale et internationale touchent donc les internautes non pas en tant qu'individus,

mais en tant que membre de la nation chinoise, et plus largement en tant qu'Asiatiques, comme ci-dessous.

"Sur certaines infos, comme en ce moment par exemple, récemment on parle beaucoup de la question nucléaire nord-coréenne, n'est-ce pas? La conférence sur la paix vient de sortir une décision, pour des sanctions, c'est ça? Cette question, dans la mesure où elle a un impact sur notre système de sécurité à nous, les Asiatiques, même si on ne comprend pas très bien, on s'y intéresse . Et puis il y a aussi les relations avec Taiwan, les communications de chaque côté du détroit, comme hier: Chen Shuibian a annoncé qu'il voulait une deuxième république. Voilà, c'est ce genre de choses qui peut m'intéresser. Parce que ça a un rapport avec notre vie, même si ce n'est pas un rapport étroit au moins ça a une influence, non?"

Ici il devient clair que la politique n'est pas inintéressante en soi. Elle représente seulement un domaine de compétences hors du champ des individus, qui leur est interdit et où très peu s'aventurent. Au contraire, les individus se sentent concernés par la question de la puissance de leur pays sur la scène internationale, d'où, chez certains, un intérêt particulier pour les questions militaires et l'armement, qui fait l'objet d'un traitement spécifique sur de nombreux sites.

"En général, mon habitude c'est de regarder d'abord le sport sur Sohu, parce qu'ils font très rapidement les mises à jour. Je regarde aussi les informations nationales et internationales, et le basket et le foot, et après je regarde des sites sur des trucs comme les ordinateurs, pour voir ce qui est sorti comme nouveaux produits ou nouvelles technologies. Ensuite j'ouvre QQ et je me connecte, et puis je cherche des romans à lire, voilà ce que je fais. Et il y a aussi les affaires militaires.

- Les affaires militaires?

- Oui, il y a des reportages sur les armements que le pays choisit, et j'aime bien regarder ce genre de choses." (Song)

Cette curiosité pour des questions d'ordre international s'accompagne d'un travail identitaire très intense, qui consiste à retrouver l'honneur bafoué de la Chine, et qui se reflète aussi sur de nombreux sites d'informations.

L'histoire

L'abondance des sites historiques sur Internet montre une volonté certaine de renouer avec les racines, de mieux comprendre et surtout de valoriser l'identité nationale chinoise. La plupart de ces sites en effet reviennent sur divers éléments de ce qui est censé fonder la culture nationale, avec par exemple la philosophie de Confucius. Cela fait écho à la relance des études confucéennes depuis les années 198012.D'autres articles en ligne sont l'occasion de réinterpréter comme des actions héroïques à caractère patriotique un certain nombre d'événements qui ont pu auparavant être analysés comme des échecs, comme la révolte des boxers13, et plus encore divers épisodes de l'invasion japonaise. Internet est un vecteur central dans la diffusion de ces questions. Les sites Internet historiques peuvent être considérés comme faisant partie des sites d'actualité, car certaines questions historiques qui font l'objet de débats ont une influence directe sur l'actualité politique contemporaine et les relations internationales de la Chine, surtout dans le cas des relations sino-japonaises.

"D'abord j'aime bien lire différents points de vue sur un phénomène social, et puis j'évalue si mon propre point de vue est correct ou si je peux adopter des éléments qui sont plus intéressants (youyi). Et puis il y a de nouvelles études historiques, je lis un peu ça, c'est un miroir de l'actualité (yishiweijian), pour voir comment les générations suivantes ont évalué les choses du passé et les personnages historiques, et j'essaie de voir comment je peux en tirer une ouverture, si ça peut m'aider dans mon travail ou dans ma vie.

- Donc ton but est de trouver une aide dans ta propre vie?

- Oui, c'est vrai, c'est d'abord pour répondre à mes intérêts et à mes goûts (xingqu he aihao), et deuxièmement il y a des choses touchantes là-dedans, et puis je peux en faire un usage positif dans ma propre vie." (Lin)

Non seulement l'histoire permet de donner un éclairage intéressant sur certains faits d'actualité, mais elle donne aussi des clés, des modèles, pour le développement personnel de

12 BILLIOUD Sébastien et THORAVAL Joël. "Jiaohua: le renouveau confucéen en Chine comme

projet éducatif", Perspectives Chinoises, n°101, 2007/4, p. 4-21.

13 WU Xu. Chinese Cyber Nationalism: Evolution, Characteristics and Implications, Plymouth:

chaque individu. Elle s'insère ainsi très bien dans le modèle d'accès à la modernité qui est promu à de nombreux échelons de la société.

Il ne faut pas négliger non plus le fait que l'histoire permet aussi de parler du pays d'une manière plus libre, et de rétablir des faits qui ont pu être cachés à l'époque où ils se sont produits. En somme, l'histoire est une façon de contourner la censure a posteriori.

"Je ne sais pas si tu as déjà vu le site 163, c'est à dire Wangyi. Dans les rubriques info il y a une catégorie 'histoire', un menu 'histoire'. Quand tu cliques dessus, il y a la liste de toutes les périodes des plus anciennes jusqu'à maintenant, ça fait beaucoup de choses. Pourquoi est-ce que j'aime bien lire la partie histoire? Parce que ça parle de l'histoire du gouvernement depuis la guerre contre le Japon jusqu'à la Libération. Ils publient toute l'histoire de Mao Zedong sous la forme de petites histoires. A l'époque le blocage de l'information était très dur en Chine. Ils révèlent des informations, des histoires qu'on n'avait pas le droit de rapporter à l'époque." (Zhao)

Surtout, s'intéresser à l'histoire de la Chine et de sa position dans le monde est une manière pour beaucoup d'internautes de prendre une revanche sur les humiliations subies par leur pays dans l'histoire récente. C'est ainsi que de nombreux internautes ne s'intéressent à des questions d'ordre politique que lorsqu'elles concernent les relations entre le Japon et la Chine.

- Pourquoi est-ce que tu t'intéresses aux questions sur le Japon, mais pas aux affaires nationales, à la politique, ni aux informations internationales?

- Je lis un peu tout ça, mais en fait je ne m'intéresse pas aux informations nationales, ni au côté politique.

- Et international? - Moyen.

- Tu penses que le Japon ne fait pas partie de l'international?

- Pas vraiment, je trouve que les aspects politiques sont moins attirants que l'histoire." (Gao)

En lisant des sites historiques, les internautes affirment le statut de grande puissance de la Chine. Ils trouvent des éléments qui prouvent la puissance passée du pays, et qui pourraient ainsi justifier une "remise à zéro" des compteurs et un rétablissement de l'honneur perdu.

"Pratiquement tout le monde pense comme moi. Tout le monde pense que nous avons trop été outragés (qinfan). Tout le monde trouve que comme nous n'irions pas violer les possessions des autres, les autres ne doivent pas non plus emporter nos biens. On pense comme ça, et on trouve que la Chine devrait repartir de zéro (fu qing), tu comprends? Historiquement la Chine a toujours été brillante, sa culture est très profonde, on veut que la Chine devienne meilleure, qu'elle redevienne une grande puissance mondiale comme avant, et qu'elle obtienne le respect des autres peuples du monde. Ca, je l'ai lu il n'y a pas longtemps dans un article qui parlait de la Corée. Ils ont beaucoup d'idées fausses sur la Chine, c'est à dire qu'ils pensent que la société chinoise en est encore à la période de la Libération, dans les années 60 ou 70, qu'elle est très pauvre, très arriérée, et ils pensent qu'ils sont supérieurs. Ils pensent que la Chine absorbe leur culture. Ils se sont emparés des fruits de notre culture historique chinoise, et ça me met très en colère."(Gu)

Loin d'être justifié par un désintérêt intrinsèque et "postmoderne", le rejet de la politique manifesté par les internautes s'explique donc par un véritable sentiment de confiscation et de dévoiement de la politique. En effet la grande majorité des internautes interrogés affirment ne s'intéresser qu'à des questions très concrètes et étroitement liées à leur vie personnelle, qu'ils opposent aux sujets politiques. Par exemple, les questions d'éducation, avec les interrogations sur l'équité à l'examen d'entrée à l'université (le gaokao) préoccupent beaucoup les plus jeunes internautes et leurs parents. Les questions d'emploi à la sortie de l'université sont un véritable souci pour les étudiants. Les plus âgés sont amenés à se renseigner sur les conditions de protection de la propriété lorsqu'ils achètent leur premier appartement, sur l'évolution des prix des produits de grande consommation etc... Toutes ces questions sont le plus souvent rangées par les internautes dans la catégorie des questions "sociales".

Or ces questions, qui intéressent de nombreux internautes, peuvent être considérées comme politiques au sens où elles impliquent une définition de l'intérêt général et supposent bel et bien des arbitrages politiques. Les internautes semblent donc procéder à une séparation quelque peu artificielle entre le domaine de la société et celui de la politique, l'un étant le domaine des problèmes quotidiens rencontrés par les gens ordinaires, et l'autre étant le lieu

des luttes de pouvoir entre des gens d'une caste politique à part. Cela n'est pas sans rappeler l'"évaporation du politique" décrite par Eliasoph dans les associations américaines14.

Ainsi les internautes ne rejettent-t-ils pas la politique au sens d'esprit public, mais une conception à leurs yeux dévoyée et archaïque de la politique qui leur est imposée dans bien des aspects de la vie quotidienne, dans le fonctionnement des institutions, au travers de l'éducation ou dans les médias. Ce rejet en lui-même montre que les internautes interrogés ont des attentes relativement précises et exigeantes envers la politique, attentes qui ne sont pour l'instant pas remplies, sauf au travers de sujets relativement périphériques comme les relations internationales ou l'histoire.

Ainsi, l'idée d'un individualisme excessif n'explique pas le désintérêt relatif affiché par les internautes pour la politique, même si eux-mêmes le décrivent comme un élément de la nouvelle modernité chinoise qui caractérise la jeune génération. En fait, les principes portés par cette idée de modernité contribuent moins à dissoudre l'intérêt pour le bien public qu'à le renvoyer dans un univers virtuellement hors d'atteinte des citoyens ordinaires. C'est cette frontière, vécue comme un élément de l'ordre public moderne, qui préside à la prise de parole publique des internautes ou, le cas échéant, à son interdiction.

14 ELIASOPH Nina. Avoiding politics. How Americans produce apathy in everyday life, Cambridge

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