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2 La politique dévoyée Un archaïsme hérité du maoïsme

Dans le document Internet et politique en Chine (Page 150-158)

J’ai déjà noté dans des recherches précédentes le fait que les étudiants des universités montraient souvent un désintérêt pour la politique qui pouvait aller jusqu’au dégoût10. Les

10 ARSENE Séverine. L'enseignement idéologique dans les universités chinoises, mémoire de Master

cours de politiques auxquels ils sont astreints tout au long de leur scolarité contribuent à leur faire associer implicitement le terme de "politique" avec les slogans des grandes campagnes qui ont marqué l'histoire récente du pays. Cette tendance se retrouve dans un nombre non négligeable des entretiens de l'enquête qui nous occupe. L'association de la politique et des "mouvements politiques" conduit certains internautes à considérer que la politique appartient aux héritages archaïques de la Chine maoïste.

"Parce qu'on est jeunes, on aime bien le divertissement, mais les gens de quarante, cinquante ans s'intéressent plus aux informations nationales, aux tendances du pays, ça les intéresse.

- Pourquoi est-ce qu'ils aiment ces informations?

- Parce qu'ils ont quarante, cinquante ans. Ils s'intéressent à la politique, mais pas les jeunes, certainement parce que c'est la génération de la guerre.

- La génération de la guerre?

- La génération d'avant, parce que maintenant, les gens qui ont cinquante, soixante ans, sont de cette génération.

- Quelle guerre?

- Eh bien, il y a eu des révolutions et des trucs comme ça, il y a très, très longtemps. A cause de ça ils s'intéressent aux politiques du pays, aux tendances du pays.

- Et pas les jeunes?

- Il y en a que ça intéresse, mais pas moi. - Quelle est la différence entre toi et ces jeunes?

- Je pense que la plupart des jeunes ne s'y intéressent pas, aujourd'hui les jeunes s'intéressent surtout au divertissement, il y en a très peu qui s'intéressent à des infos nationales.

- Pourquoi?

- Parmi les gens que je connais, tout le monde s'intéresse au divertissement, et très peu aux affaires nationales. Peut-être que c'est parce qu'ils n'ont pas vécu les agitations du pays, ça ne les touche pas." (Ma)

Les jeunes aussi sont confrontés à des questions politiques, qui font malgré tout partie de leur environnement, mais au contraire de leurs aînés, ils semblent considérer ces contacts avec la politique comme une obligation quelque peu ennuyeuse. Pour cet internaute, prêter attention aux enjeux du monde et du pays est l'apanage des gens des "couches élevées".

"La société d'aujourd'hui se mondialise, il y a le développement économique, donc on ne peut pas s'intéresser seulement à la Chine, il faut aussi regarder à l'extérieur, et prêter attention à des choses internationales, y compris le développement économique de certains pays étrangers, et y compris des événements internationaux etc. Je m'intéresse à tout ça. Il y a la question nucléaire nord-coréenne, la question nucléaire iranienne, tout ça.

- Est-ce que tu trouves que ces choses-là ont un rapport avec ta vie?

- Pas pour ma vie de tous les jours, mais c'est une question de vision, je ne sais pas comment exprimer ça. Parce que même le développement économique, et la question de l'environnement et des ressources du monde, ce n'est peut-être pas un problème qui ne concerne que nous en Chine, peut-être que tout le monde s'y intéresse. […] Tout le monde doit participer au niveau international. Il y a ces problèmes-là, et puis il y a la question de la guerre, où que ce soit, même si ça nous semble très éloigné. Les gens des couches élevées regardent peut-être un peu plus loin [que les autres]." (Chen)

Cette déclaration sur les "couches élevées" fait écho au discours sur les classes moyennes et la modernisation du pays. Pour être quelqu'un de moderne, ou de plus élevé dans la société, il faudrait donc montrer de l'engouement pour des questions politiques. Cet état d'esprit conduit certaines personnes à faire des efforts particuliers pour montrer qu'ils ne s'intéressent pas uniquement à leur vie personnelle, même s'ils peuvent par ailleurs réaffirmer qu'ils lui donnent la priorité.

Cela reste donc un effort pour le plus grand nombre des internautes que j'ai rencontrés, voire une corvée pénible. Le cas le plus flagrant est celui des étudiants, qui sont interrogés sur des questions de société dans certains de leurs examens.

"En général ce qui m'intéresse personnellement, c'est la beauté, les vêtements, la coiffure, et d'autres choses sur la vie des femmes. Sinon, je veux passer l'examen de fonctionnaire d'Etat, donc je m'intéresse un peu à l'actualité, je regarde aussi un peu

l'actualité internationale, c'est à dire que je m'oblige (qiangpo) à la regarder, parce qu'ils pourraient m'interroger sur des questions de société. Par exemple, on peut être concernés par des problèmes de corruption dans le commerce, ou par les destructions de logements. Par exemple, en Chine on construit des logements à grande échelle, et beaucoup d'appartements détruits ne donnent pas lieu à des indemnisations, c'est à dire que quand le gouvernement ordonne des destructions au nom de l'intérêt public, il ne donne pas assez d'argent pour compenser. Je me force (yingyi) à faire attention à ces questions-là, mais après mon examen je ne le ferai peut-être plus. Mais en regardant ça, je comprends quand même de quoi il s'agit, ça m'est sûrement utile quand même, peut-être qu'on ne s'intéresse aux choses que quand on y a déjà un peu touché. Avant je ne pensais pas ça, avant l'actualité, les réunions, les trois représentations, je n'y connaissais vraiment rien quand j'étais étudiante. Mais comme je vais passer un examen là-dessus, je me familiarise avec ça peu à peu, parce que pour bien comprendre ce qu'il y a dedans, je trouve qu'il faut réfléchir. De ce côté-là c'est utile, Internet est un canal très rapide pour obtenir des connaissances, je trouve." (Liu)

Qui eût cru que l'Etat serait amené à obliger les citoyens à s'intéresser à la politique? De la même façon, consulter les informations internationales sur des sites anglophones peut être un bon moyen d'améliorer son anglais pour les étudiants.

"Ce que je regarde le plus sur Internet, c'est les informations, et aussi les informations internationales. Je lis beaucoup les informations internationales, parce que je suis étudiant en anglais. La plupart du temps, ça fait partie des devoirs que le prof nous donne. Donc je lis beaucoup les informations internationales, mais sinon je lis aussi des informations nationales." (Sun)

Pour certains internautes, s'informer est en quelque sorte une obligation vis-à-vis de la société. Il en ressort un champ lexical de la contrainte que l'on s'inflige à soi-même: "s'obliger à" (qiangpo), plus haut, ou "se forcer à" (yingyi), ci-dessous.

"Des fois je me force (yingyi) à lire la page des informations, parce que je dois comprendre ce qui se passe dans la société. Après je lis les pages de divertissement, de littérature et aussi les pages féminines, il y a des informations sur la mode, la beauté. Je lis aussi souvent les pages culturelles, ce n'est pas que j'aime beaucoup, mais je trouve que je dois lire un peu ce genre de choses, comprendre un peu." (Li)

Beaucoup d'internautes s'astreignent à suivre l'actualité nationale et internationale, dans le but d'en savoir autant que la majorité de la population, comme pour maintenir un certain niveau de culture générale.

"En fait, je lis assez peu les informations internationales. Bien sûr je lis forcément les choses très importantes, par exemple je lis forcément les trucs sur Saddam Hussein, mais je n'irais pas lire de choses plus précises.

- Pourquoi?

- Parce que je n'ai pas besoin de comprendre plus précisément, je me contente de savoir à peu près ce qui se passe et c'est tout. Par exemple hier j'ai vu que le petit frère de Saddam Hussein avait été condamné à mort, je pense que tout le monde le sait, donc j'ai cliqué pour lire un peu. Mais je trouve qu'il suffit de comprendre de quoi il s'agit, ça ne sert à rien de chercher à comprendre plus précisément, je le sais et voilà." (Cao)

Certains comptent même sur les informations importantes pour les atteindre sans qu'ils aient à faire d'efforts particuliers.

"Si ça n'a pas de rapport avec moi, je ne vais pas lire l'info bien sûr. Des fois peu importe ce que dit la loi, ça n'a aucun impact réel sur toi, ça n'est pas intéressant.

- Même les lois sur l'université par exemple?

- Là oui, mais je lirais juste un peu, je jetterais un tout petit coup d'œil.

- Donc tu trouves que les infos nationales n'ont pas d'impact sur la vie des gens ordinaires?

- Si, mais cet impact ne nous atteint peut-être pas. - Pourquoi?

- Je veux dire que tout n'a pas d'impact. Ce qui ne m'intéresse pas, c'est la politique, mais les choses qui nous atteignent, ils en parlent toujours, et on finit toujours par être au courant. Ce n'est pas la peine d'aller chercher ces informations spécialement sur Internet." (Deng)

Une frustration à la hauteur des attentes

Le modèle d'une société archaïque, sollicitée en permanence pour des mouvements politiques et celui d'une jeunesse moderne, recherchant le plaisir sont renvoyées dos à dos en permanence. Contrairement à leurs aînés, les jeunes ne seraient préoccupés que par la recherche permanente de divertissements. Dans cette optique, la politique est perçue comme décevante, décourageante, voire déprimante.

"Quand on surfe sur Internet c'est pour se détendre, c'est un environnement qui détend. Dans cette atmosphère-là, les sujets sérieux ne rentrent pas. En général, pour beaucoup de gens, et surtout pour les plus jeunes, Internet sert surtout à obtenir des informations amusantes, on se sert d'Internet pour se divertir. Donc je trouve que les informations, les affaires militaires et ce genre de questions sérieuses ne vont pas avec ça, donc ça ne peut pas susciter mon intérêt." (Gao)

Les informations "sérieuses" en général, pas seulement le domaine politique, sont ainsi stigmatisées comme trop sérieuses, presque ringardes. Surtout, lorsque les nouvelles sont mauvaises, elles peuvent être perçues comme beaucoup trop contrariantes, voire difficiles à supporter.

"Ces choses-là, sur le pays, n'ont pas beaucoup d'impact sur ma vie. Des fois quand je lis des nouvelles très mauvaises, ça peut me rendre triste pendant deux jours." (Sun)

C'est peut-être la raison pour laquelle on se tourne plus facilement vers des sujets plus amusants.

"Quand je regarde les infos, sur Sohu je lis surtout les affaires nationales, puis la société, puis l'économie, et puis les téléphones mobiles, les présentations de produits numériques, et puis les voitures. Après les voitures il y a aussi les appartements, et ensuite les loisirs, l'un après l'autre. Je lis très bien les infos.

- Alors tu lis beaucoup de choses?

- Oui, c'est un site qui renouvelle beaucoup ses infos. Quand on a fini de lire les infos sur la société, on peut être un peu énervé, par exemple les taux d'intérêts ont monté, ça peut nous concerner directement. On lit que les taux d'intérêts ont encore

monté, et après on regarde d'autres choses, comme les téléphones mobiles, ou les voitures, des infos divertissantes qui nous intéressent, et ça détourne l'attention." (Chu)

Nombreux sont ceux pour qui les divertissements offerts par Internet permettent visiblement de fuir les questions contrariantes.

"En général, je commence par regarder ce qui s'est passé dans le pays, je pense que tout le monde aime bien ça. C'est assez triste, je commence par ça, ils mettent beaucoup de problèmes sérieux dans les premières rubriques, et je les regarde dans l'ordre. Mais j'ai aussi envie de savoir ces choses-là, donc je choisis de les lire, mais à la fin, je choisis des choses sur le sport ou sur le cinéma." (Sun)

Ce rejet fréquent des nouvelles tristes serait-il un signe de la postmodernité des internautes chinois, de leur superficialité consumériste? Il semble en fait que les internautes ne rejettent pas la politique en tant que telle, ce que suggérait déjà leur sensibilité à de nombreuses questions sociales. La politique qu'ils décrivent les déçoit car elle ne répond pas à leurs attentes. De nombreuses frustrations peuvent expliquer le fait qu'ils finissent par s'en détourner durablement.

En premier lieu, de nombreux internautes expriment un grand sentiment d'impuissance devant l'impossibilité de participer vraiment à la résolution des questions politiques. Un petit nombre d'internautes rendent cet aspect plus explicite.

"Ca n'a pas beaucoup de rapport direct avec la vie des gens. Peut-être qu'il y en a un tout petit peu, mais ça ne saute pas aux yeux. Et puis ces choses-là, ça ne sert à rien de les commenter, on ne peut pas participer personnellement à des choses politiques. Ils disent que nous, tous les citoyens, sommes les maîtres du socialisme, mais pour toutes les grandes questions nationales on ne peut pas participer, personne ne participe. Les choses auxquelles le peuple participe sont déjà décidées depuis longtemps par l'Etat. Il n'y a aucune autonomie. Le plus souvent, c'est le gouvernement central qui définit une ligne pour les questions politiques, et il faut suivre cette ligne. Du moment qu'on ne s'en éloigne pas ça va. Les autres opinions doivent au moins rester dans des espaces séparés (duideng de diwei), sinon il n'y a pas d'autres opinions, en fait on ne parle pas de politique. Ca ne sert à rien de s'opposer, et ça ne sert à rien d'exprimer son point de vue, il suffit de s'informer et puis voilà. C'est surtout une habitude qu'on apprend quand on est étudiant, on a des examens de

politique. Il faut s'intéresser à la politique, mais de façon limitée. Il ne faut pas faire de commentaires, il suffit de remplir des trous ou de cocher des réponses. Il suffit de comprendre un peu l'orientation politique du moment, ça suffit. Ca se limite à quelques grandes questions d'actualité. Comme individus, on n'est pas capables de commenter la politique du gouvernement, et puis de toute façon ça ne sert à rien." (Lin)

Dans ces conditions, l'information ne peut que créer un sentiment de tristesse. Il peut en effet devenir frustrant de s'intéresser à de tels thèmes tout en sachant qu'il n'est pas possible d'y changer quoi que ce soit. L'impression d'impuissance démotive un grand nombre d'internautes.

"Quand on discute de questions internationales on ne s'attend à rien, ça ne peut pas évoluer d'après notre opinion, on se contente d'exprimer notre point de vue sur le sujet. Au contraire sur les questions domestiques, d'abord on veut que le pays aille de mieux en mieux, on veut résoudre les problèmes. Mais on a toutes ces attentes, et si la situation ne correspond pas à nos attentes ça nous fait mal." (Wu)

Cette frustration s'accompagne de la conscience assez diffuse de la manipulation de l'information politique. Quelques témoignages vont même dans le sens d'un véritable dégoût de l'information telle qu'elle est présentée aux citoyens par les médias officiels. Le cas le plus caricatural est celui de la télévision, ici décrit par un internaute particulièrement critique.

"Cela fait déjà plus de dix ans que je n'ai pas regardé le journal de CCTV. En général même si des gens le regardent autour de moi, j'éteins la télé. Je trouve que c'est une pollution de la vue et de l'ouïe, vraiment. Je voue une véritable haine aux fausses informations, aux fausses nouvelles. Et puis je suis sûr que tu as déjà vu le journal de CCTV, il n'y a aucun contenu, ça ne fait que dire notre Parti est bien parce que ceci cela, nous avons encore fait toutes ces choses bien pour les gens, nos ancêtres ont fait telle ou telle bataille historique, nos dirigeants aujourd'hui sont tellement grands, ils ont sorti telle ou telle pensée, bla bla bla, il n'y a pas une phrase utile. S'il y a un accident en Chine, une catastrophe, tous les reportages un peu complets sont sur l'étranger. Je suis sûr qu'il n'y a que les cinq dernières minutes qui sont vraies, et encore ils enlèvent tout ce qui n'est pas favorable à la Chine." (Tian)

Il est relativement difficile de savoir si d'autres internautes partagent cet avis. La censure et la fabrication d'une information politique biaisée contribuent certainement à dégoûter un certain nombre d'internautes qui voient la politique comme dévoyée, ce qui lui enlève tout intérêt. D'autres travaux rejoignent cette conclusion et montrent que les sujets politiques intéressent les gens a priori, mais qu'ils sont vécus comme "déconnectés"11 de la réalité à cause de la censure et du discours officiel.

L'information politique est donc affublée de stigmates qui en détournent de nombreux internautes: selon les cas, elle serait trop censurée, inutile, frustrante, sans intérêt direct pour les individus ordinaires. Ces seuls adjectifs montrent en creux que les internautes attendent une information plus transparente, plus pertinente par rapport aux enjeux qui les concernent, et dont ils pourraient se sentir partie prenante. L'affirmation du désintérêt pour la politique ne peut donc pas se comprendre comme résultant uniquement du caractère postmoderne des jeunes chinois. Bien au contraire, elle montre qu'ils ont des attentes très fortes, et une idée exigeante de ce que pourrait être une politique intéressante et à leur portée. Là où les dimensions politiques de l'information sont plus conformes à leurs attentes, l'intérêt renaît.

3 - Les voies détournées de la curiosité politique

Dans le document Internet et politique en Chine (Page 150-158)