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1 L'expression individuelle au cœur des contradictions de la modernité

Dans le document Internet et politique en Chine (Page 108-122)

Singularisation de l'individu

Les personnes que j'ai rencontrées se connectent à Internet depuis leur domicile, et parfois leur bureau. C'est le cas de la majorité des internautes urbains, et a fortiori de presque l'ensemble des internautes qui restent en ligne un grand nombre d'heures dans la semaine. Dans la mesure où les moyens financiers le permettent, chaque personne possède son propre ordinateur. Les couples ont même fréquemment deux ordinateurs, le plus souvent un fixe

utilisé par la femme et un portable utilisé par l'homme, qui lui sert aussi dans le cadre du travail s'il a un métier mobile.

Il s'agit là de jeunes, qui sont parfois encore célibataires ou plus souvent en couples, mais qui pour la plupart n'ont pas encore la charge d'une famille. Ils ont le plus souvent un usage très personnel de l'ordinateur. Cet usage n'est pas jaloux ni exclusif et ils partagent tous leur ordinateur très volontiers avec d'autres personnes sans leur en cacher le contenu. Néanmoins, tous se sentent plus libres dans leur utilisation avec un ordinateur par personne, d'autant que cela répond aussi à des contraintes nouvelles en termes professionnels. Les individus, soumis à une plus grande flexibilité qu'auparavant, sont amenés à travailler à domicile, le soir, ou bien en déplacement, et doivent trouver un équilibre nouveau dans la répartition des ressources à la maison.

"Quand mon mari est à la maison, et que je suis aussi à la maison, ce n'est pas très pratique pour surfer sur Internet. Parce que quand il fait des trucs sur Internet, il fait de la photo, des fois il travaille sur des images ou des choses comme ça, eh bien je ne peux pas monopoliser l'ordinateur, s'il l'utilise je ne peux pas l'utiliser. Donc il a installé un autre ordinateur, comme ça c'est pratique, on peut utiliser les deux en même temps, il n'y a pas de conflit." (Deng)

Cette remarque tranche nettement avec les premiers développements de la télévision en Chine par exemple. Le poste de télévision est d'ordinaire en bonne place dans le salon, et regarder les émissions du soir a longtemps été un rituel familial important. Les premiers ordinateurs ont parfois pris un statut similaire dans les familles chinoises. Souvent, dans les familles, l'ordinateur est mutualisé et placé dans le salon. Cependant, l'ordinateur étant perçu comme un moyen de donner toutes ses chances de réussite à l'enfant unique, ce dernier peut y avoir un accès privilégié. Dans ce cas, l'ordinateur est souvent positionné dans sa chambre4.

Les jeunes individus qui composent mon échantillon sont en quelque sorte les enfants de ces familles qui ont grandi, et qui ont gardé l'habitude d'utiliser un ordinateur personnel, même lorsqu'ils vivent en couple.

En ce sens, l'ordinateur s'insère dans une série de changements qui affectent l'ensemble des foyers chinois urbains et qui va dans le sens d'une plus grande privatisation du lieu de vie

et de l'équipement. Les logements deviennent plus privatifs avec la construction massive d'appartements dans des immeubles pour remplacer les habitats traditionnels5. Les jeunes y trouvent leur compte lorsqu'ils ne souhaitent pas cohabiter avec leurs parents6. Ils peuvent éventuellement leur fournir un appartement à proximité pour leurs vieux jours, mais dont ils seront séparés par une porte, un étage, une rue... Dans le même ordre d'idées, le téléphone mobile, qui accompagne désormais des millions de chinois, est par définition un outil personnel, qui permet de gérer individuellement sa disponibilité et sa liste de contacts. L'appartement, l'ordinateur, le téléphone mobile et bien d'autres objets fournissent aux individus les moyens matériels d'une plus grande autonomie.

Cette autonomie de l'individu se décline de nombreuses manières sur Internet, et tout d'abord dans la manière d'aborder l'information qui y est diffusée. Contrairement à la télévision, Internet permet à l'individu de décider lui-même de la programmation. Parmi tous les changements qu'apporte Internet dans la vie des internautes chinois, celui-là en particulier est parfois vécu comme "révolutionnaire".

"Je n'y avais jamais vraiment réfléchi, mais je pense que ça change forcément beaucoup de choses. Si on pense d'abord du point de vue de l'économie, les start-ups ont pris les devants, elles gagnent de l'argent par Internet, ça, c'est sûr. Mais du point de vue des gens ordinaires, ça a vraiment des avantages, par exemple on peut discuter sur Internet, même avec la vidéo, et on n'a pas besoin de dépenser de l'argent. Et puis on peut regarder sur Internet l'argent qu'on a mis en bourse, et on peut aller sur Internet pour lire plus d'informations, y compris des informations qui ne peuvent pas

5 LI Jingyu. "Le rêve de résidence individuelle fait recette chez les nantis", Zhongguo xinwen zhoukan,

via Courrier International, Hors série, automne 2004. Le chapeau est révélateur: "Sortis du cocon de la vie collective, les Chinois veulent désormais des logements qui reflètent leur changement de statut. Le marché de l'immobilier s'empare de ce désir." On précise dans l'article que les nouveaux programmes immobiliers s'adressent à des acheteurs qui ont, certes, du pouvoir d'achat, mais aussi, et surtout, du savoir-vivre. "L'objectif est clair: un habitat de qualité doit promouvoir l'ascension sociale de son propriétaire".

6 LOGAN John, BIAN Fujin et BIAN Yanjie. "Tradition and change in the urban Chinese families: the

case of living arrangements", Social Forces, vol. 76, n°3, mars 1998, p. 851-882. Si la décohabitation n'est pas toujours possible, faute de financement et d'infrastructures adéquates, par exemple pour garder les enfants, celle-ci est désormais affirmée comme un souhait par de nombreux habitants des villes chinoises.

passer à la télé. A la télé on subit l'information, alors que sur Internet on choisit soi- même, c'est quand même un grand changement, c'est un changement révolutionnaire." (Zeng)

Pas un répondant n'a omis de souligner la grande liberté pratique que constitue cet accès à l'information illimité dans le temps. Alors que la télévision ne propose qu'un journal télévisé d'une trentaine de minutes, diffusé à heure fixe, complété de quelques magazines d'information, Internet, au contraire, fournit une profusion de contenus, beaucoup moins conventionnels. En ce sens, il est utilisé par certains comme un accès à des connaissances qui sont habituellement difficiles à trouver ou à publier.

"Si le gouvernement chinois ne veut pas diffuser le savoir jusqu'à moi, alors je le diffuse moi-même, j'apprends par moi-même." (Tian)

Cette confrontation avec des sources d'informations plus diversifiées suppose une plus grande curiosité et une certaine ouverture d'esprit de la part des internautes.

"Je trouve que c'est plus diversifié. Les jeunes, maintenant ils sont plus ouverts, ils peuvent tout accepter (neng jieshou), c'est ça le plus important, ils peuvent tout accepter. Il ne suffit pas de dire qu'on veut voir beaucoup de choses, mais après il faut les accepter." (Chu)

Une certaine indépendance d'esprit se développerait donc au travers de la diversification des sources d'information. Les jeunes, plus curieux, seraient mieux capables de rechercher les données qui les intéressent et de s'en faire une opinion personnelle, ce qui est vécu comme une rupture majeure. Il n'est pas dit cependant que les internautes mettent effectivement cette capacité à profit pour se donner une information très pluraliste ou très critique, mais simplement qu'ils trouvent positif le fait d'en avoir la potentialité.

Si la faculté de recevoir des informations plus nombreuses et diversifiées est censée développer une certaine indépendance d'esprit, les possibilités d'expression rendent cette impression encore plus forte. Les nombreuses fonctions qui permettent aux internautes de prendre la parole sont d'abord présentées comme des vecteurs d'expression de nouvelles individualités. Le principe de la personnalisation est désormais au cœur du discours sur les

jeunes générations. Alors que la conformité était la règle dans la Chine maoïste, il faut au contraire se démarquer, exprimer ses propres opinions, sa personnalité.

"Maintenant […] les jeunes ont leurs propres opinions, ils ont leur propre personnalité. En Chine on les appelle les "post 80", tout le monde utilise cette phrase pour parler de notre génération, on nous appelle "post 80", nous sommes nés après 1980. La définition de cette génération c'est qu'ils ont de fortes personnalités (you

gexing), et puis ils sont très rebelles, ils ont leurs propres opinions. Je veux dire, je ne

pense pas que les gens de mon entourage soient comme moi, mais je pense que ça ne fait rien, chaque personne doit avoir ses propres goûts, ses particularités." (Zeng)

Ce constat, s'il est majoritaire, n'est pas unanimement partagé. Pour un autre internaute, les jeunes se distinguent au contraire par leur absence de personnalité.

"Les Chinois n'ont pas de personnalité (gexing), je veux dire en général, car ils ont certainement une petite personnalité, mais depuis tout petits, et jusqu'à l'université, leur pensée est enfermée dans un grand cadre, où il n'y a que les [cours de] sciences et [de] lettres. Les sujets de conversation des étudiants entre eux ne sortent pas de ça, c'est très rare d'entendre un collégien de quatrième discuter de musique ou d'art, ou quelque chose qui s'éloigne de ses cours". (Tian)

Si le constat diffère, c'est peut-être que la définition de ce que doit être la personnalité est sujette à des interprétations diverses. La citation ci-dessus est d'un internaute très critique qui se positionne facilement en porte-à-faux par rapport à ses concitoyens. En revanche, l'idée selon laquelle les individus devraient affirmer leur personnalité (sous une forme ou sous une autre) est partagée. En effet, ce constat est fait sur le ton du regret. Pour l'internaute concerné, il faudrait que les jeunes aient plus de personnalité.

Le cas de la messagerie instantanée QQ est emblématique de cette tendance à l'individualisation, mais aussi à la personnalisation. La personnalisation en tant que telle n'est pas du tout spécifique à la Chine7, ni même à Internet, mais ce service est archétypique de la

7 Internet fournit de nombreuses occasions de construire et d'exprimer son identité partout dans le

monde, par exemple dans le cas des jeunes ou adolescents, chez qui l'utilisation d'Internet peut véritablement servir à construire l'identité. AMIR-EBRAHIMI Masserat. "La jeunesse iranienne dans le miroir du blog", Les Cahiers de l'Orient, n°79, 2005, p. 43-56. FLUCKIGER Cédric. "La sociabilité juvénile instrumentée. L'appropriation des blogs dans un groupe de collégiens", Réseaux, vol.24, n°138, 2006, p. 109-138.

proclamation dont elle fait l'objet pour un certain nombre d'internautes. Les utilisateurs sont représentés par un avatar qu'ils peuvent choisir dans un catalogue lors de leur inscription. Ensuite il leur est proposé de modifier cet avatar avec des accessoires payants, c'est à dire des éléments de dessin qu'ils pourront intégrer à l'image qui les représente. Il peut s'agir de vêtements virtuels, de bijoux, voire d'animaux familiers qui viendront se blottir dans les bras de leur avatar. Ce service est massivement utilisé. De nombreuses personnes sont prêtes à dépenser de l'argent réel pour personnaliser leur image virtuelle. Cette personnalisation est même l'avantage de QQ sur ses concurrents, et elle s'applique à tous les aspects du service, par exemple aux "émoticons", petites images que les utilisateurs peuvent insérer dans la conversation pour rendre plus vivante une expression ou illustrer une émotion.

"Et puis sur QQ il y a beaucoup d'émoticons, pas comme sur MSN où il faut les acheter, ou bien les faire soi-même. La plupart des gens utilisent QQ. Comme ils ont développé beaucoup d'émoticons, c'est très pratique à utiliser." (Yang)

Cela s'accompagne d'une recherche de valorisation très forte. Sur QQ, des petites lunes accolées au pseudonyme des utilisateurs témoignent de leur ancienneté sur le service et jouent un rôle important dans le choix d'accepter ou non un nouveau contact. Il n'existe plus un fournisseur de messagerie ou un hébergeur de blogs qui ne propose des inscriptions payantes au titre de "VIP". Cela permet d'accéder à des services améliorés, comme de plus grands espaces de stockage, mais surtout de disposer d'une adresse construite sur le modèle: pseudonyme@vip.fournisseur.com.cn. Cette adresse devient ainsi un signe extérieur d'une certaine valorisation sociale, en montrant un certain niveau de consommation de service. Internet fournit donc, comme le téléphone portable fixé à la ceinture (habitude déjà presque passée de mode, car trop répandue dans des "couches plus basses" de la société), des moyens de "se distinguer"8, comme des signes extérieurs de richesse qui sont, en fait, accessibles à

tous ou presque. Ce ne sont que quelques exemples de l'importance de se démarquer, qui ressort tant de la manière dont sont conçus les services que du discours des personnes interrogées.

Le blog comme récit de soi et intériorisation de la norme

De la même manière, de nombreux internautes tiennent des blogs personnels qui leur permettent de se mettre en scène individuellement.

"Je trouve que le blog c'est à toi, on dirait que c'est quelque chose de personnel. Tu ne peux pas te réserver un forum entier, mais tu peux avoir un blog entièrement à toi, tout ce qui y est écrit est à toi, c'est ton point de vue. Surtout sur ces sujets de société, par exemple si une star a dit quelque chose, et que tu as ton idée dessus, ou s'il s'est passé quelque chose dans le pays, après tu peux aussi dire comment tu trouves ça, ce que tu en penses, peu importe. Tu peux aussi le mettre sur un post, mais ça ne reste pas longtemps, c'est mieux de le mettre sur ton blog." (Luo)

La plupart des internautes interrogés présentent leurs activités d'écriture sur Internet comme une démarche de "récit de soi". Prenons simplement le cas archétypique de cette jeune femme, urbaine, relativement éduquée, ayant quitté son travail d'institutrice momentanément, et qui consacre son blog à la naissance de son bébé.

"En fait le plus important sur le blog, le plus important, c'est principalement moi et mon bébé. […] Je n'avais encore jamais rien écrit sur moi, ou alors juste en passant. C'est à dire que je pense que ce blog, c'est un journal sur Internet. Je trouve que si je l'écrivais au stylo, si je l'écrivais sur un journal papier ça laisserait une trace aussi, c'est à dire que si on le regarde plus tard on saura quand je suis tombée malade, quelle maladie j'ai attrapée. […] J'ai aussi mis un album photo, j'en ai mis un pour mon bébé, et aussi un pour moi. […] J'ai d'abord fait un album pour moi-même, et puis un pour mon bébé, ce qui fait qu'on a chacun notre album sur le site, et il y a des liens sur mon blog, il suffit de cliquer et on peut voir les photos. J'ai mis toutes les photos de mon bébé sur l'album, pour lui faire un… un quoi? C'est un souvenir en fait. Comme à la maison on a beaucoup de photos, on a un appareil numérique donc on en prend beaucoup, si on devait les imprimer ça nous coûterait un paquet d'argent, donc comme ça, il suffit de les mettre sur Internet et si on veut les voir on n'a qu'à cliquer. Si on les mettait sur notre ordinateur à la maison, on pourrait les regarder en famille, mais si on les met en ligne dans un album comme ça, les amis et la famille éloignée peuvent les voir." (Shao)

Trois points en particulier retiennent mon attention dans cet extrait. D'une part, la construction du blog est d'une personnalisation extrême. Cette jeune femme écrit un blog,

mais elle met en ligne deux albums photos différents, l'un pour son enfant et l'autre pour elle- même. Elle donne ainsi à son enfant un journal personnel par procuration, tant elle conçoit cet outil de mémorisation comme quelque chose d'individuel. Deuxièmement, il s'agit d'un véritable journal en ligne, dont l'objectif est de construire un récit de vie, d'enregistrer tous les événements un peu significatifs qui marquent la vie de la mère et de l'enfant. Enfin, il faut noter la volonté de prendre les amis et la famille élargie à témoin de cette mise en récit.

Cette manière de concevoir l'écriture comme un journal intime illustre la dimension du "soi comme projet et comme récit", du "partage des intériorités" qui caractérise un certain type de blogs. En France, ce type d'utilisation est plus souvent représenté chez les femmes9,

comme c'est également le cas dans mon échantillon. Il est vrai qu'au cours de mon enquête, les femmes sont le plus souvent tournées vers ce type d'expression très autobiographique. Les hommes ont plus souvent tendance à parler de leurs activités de loisirs, comme le sport, la musique ou les voitures par exemple. Cependant dans les deux cas ces divers centres d'intérêts prennent la forme d'un journal personnel. Certains blogs sont construits avec un groupe d'amis, mais ils sont dissociés des blogs personnels et remplissent des fonctions différentes. Au contraire, dans les blogs personnels la notion de "traces" et "d'enregistrer" le parcours de l'individu reste centrale. Pour autant, cela ne signifie pas que les individus créent en ligne une identité unique et monolithique. Dans certains cas, ils construisent plusieurs blogs, dont chacun aborde une facette particulière de leur personnalité.

"Ca dépend du sujet du blog, par exemple moi j'en ai trois, un pour les camarades de classe, c'est un groupe de camarades de classe, c'est un groupe assez fixe. Ensuite j'en ai aussi un à moi, avec mes œuvres, et avec des traces de ma vie, mes humeurs. Celui-là, ce sont des amis très proches qui le lisent, et aussi beaucoup de gens que je ne connais pas, parce qu'il est ouvert, donc il y a beaucoup d'inconnus qui le lisent, et tout le monde peut devenir amis comme ça, c'est possible. Et puis il y en a un que je fais pour notre chien, c'est surtout pour enregistrer sa croissance, et sa santé et tout." (Zhang)

Ce type de blogs est également conçu comme un outil de développement personnel. L'écriture fonctionne comme une formation de soi et de ses compétences.

9CARDON Dominique et DELAUNAY-TETEREL Hélène. "La production de soi comme technique

"C'est comme quand le professeur nous demandait d'écrire notre journal tous les jours, à cette époque-là je n'avais rien à écrire, j'écrivais ce qui m'arrivait tout au long de la journée. Peut-être que le premier objectif de nous faire écrire notre journal n'était pas de garder une trace de notre parcours psychologique, même si on écrivait aussi nos impressions personnelles. Mais c'était plutôt une obligation entre le professeur et la famille, pour s'entraîner à écrire, comme ça on écrivait des compositions. D'abord on s'entraînait à écrire des caractères, pour qu'après, en société, quand on doit écrire quelque chose, on n'ait pas peur de le montrer à des gens. Et puis d'autre part ça

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