Le travail d'ingénierie sociale dont fait l'objet la société chinoise, et dont Internet est l'un des outils et révélateurs, se décline dans une conception renouvelée de la place de l'individu au sein de la société. Dans la perspective de modernisation de la nation, l'individu est sommé de se construire, se développer, de manière très individualiste et dans un esprit de compétition. En même temps le sentiment d'identité nationale est plus encouragé que jamais.
Une illustration très complète de cet état d'esprit m'a été donnée par Yang. Elle envie beaucoup toutes les qualités qu'elle attribue aux jeunes de la génération "post 80", et qu'elle décrit longuement.
"Je suis très curieuse, je veux vraiment discuter avec les jeunes, comprendre ce qu'on appelle chez eux le point de vue des "post 80" sur la société.
- Ils ont un point de vue particulier sur la société?
- Leur pensée est forcément plus ouverte que la nôtre, leur capacité de
discernement est très forte, et puis ils s'expriment avec beaucoup de lucidité, ils savent
très bien défendre leurs avis, et ils ont une opinion personnelle. Par exemple ils aiment bien Superboy1, mais ils ont une attitude différente de la nôtre, ils votent sur Internet, en espérant que tout le monde vote pour le candidat qu'ils aiment. Surtout ce qui m'a surprise, c'est au KFC de Chongwenmen l'autre jour, quand je suis allée déjeuner, j'ai vu des étudiants. A ce moment-là dans Superboy, Zhang Jie n'était pas encore sorti. Il y avait environ une dizaine de garçons et filles, qui discutaient, ils soutenaient Zhang Jie. J'ai dit que j'aimais bien Zhang Jie aussi, ils étaient très touchés, ils étaient contents de recevoir mon avis. Ils ne me connaissaient pas, mais ils parlaient avec
moi. Dire que j'avais 31 ans, et qu'ils avaient la vingtaine, mais comme je soutenais
Zhang Jie, on avait des choses en commun (gongtong yuyan), et ils étaient là à discuter avec moi. Et puis à la fin ils m'ont dit 'tu dois voter pour lui, nous aimons tous
1 Superboy est un divertissement télévisé extrêmement populaire de la chaîne Hunan TV, dont le
principe est inspiré de l'émission américaine American Idol. Il s'agit d'un concours de chant, d'abord conçu pour les jeunes filles sous le nom de Supergirl, et organisé en 2007 pour les garçons. Les téléspectateurs sont appelés chaque semaine à voter par SMS pour éviter l'élimination de leur candidat préféré, ce qui en a fait une expérience de "démocratie" très commentée.
Zhang Jie, si on l'aime bien il faut le faire rester, s'il te plaît vote pour lui'. Je trouve que la pensée des post 80 est particulièrement flexible, ils sont capables d'aller voter pour les gens qu'ils aiment bien, moi sur Internet je n'ai pas du tout cette attitude. Chaque type de personnes traite vraiment les questions d'une manière différente.
- Pour quelle raison à ton avis?
- C'est sûrement à cause de leur pensée, ils aiment bien être à la mode, ils traitent les choses avec plus d'enthousiasme, ils traitent les choses plus directement.
- Quel est le rapport?
- Il y a un rapport, par exemple je peux discuter avec eux de Superboy, ça me donne un sentiment de fraîcheur, ça permet de connaître certains de leurs points de vue. Mais avec les gens de mon âge, ce genre de choses passe très vite, ils ne pourraient pas en discuter comme ça avec moi. Quand je discute de Superboy avec des collègues, j'aime bien Xu Jie. Xu Jie est le patron d'une entreprise de 500 personnes, il a déjà 30 ans, et à côté des jeunes garçons, il a un charme fou. Et puis il connaît bien la musique, et il joue très bien, je l'admire beaucoup. Mais quand j'en discute avec des gens de mon âge, ils me disent 'où est l'intérêt?', alors que si j'en parle avec des 'post 80', on a de quoi discuter ensemble. Même s'ils n'aiment pas Xu Jie, ils me disent qui est leur favori, et ils en discutent avec moi, donc ça me fait très plaisir. Donc je trouve qu'il faut contacter des gens de toutes les générations différentes, parce que même s'ils n'ont pas autant d'expérience que moi, je suis touchée par leur manière de rechercher
un plaisir immédiat (shishang de kuaile), ça a beaucoup de conséquences sur moi.
- Tu trouves ça important? - Assez important.
- En quoi est-ce important?
- Si tu veux comprendre des problèmes de société, je pense qu'il faut discuter avec des gens un peu plus âgés, ils considèrent ces questions-là plus sérieusement. Mais les plus jeunes, ça les effleure seulement, ils ne vont pas discuter de choses très profondes avec toi, comme des questions nationales, et ça n'a pas d'impact sur eux. Ces jeunes recherchent une sorte de nouveauté, ils recherchent une sorte d'expérience
du plaisir. Mais le sens de la responsabilité sociale est plus fort chez les plus vieux.
- Parce qu'ils ont eu plus d'expériences, comme quand je demande à mes parents, ils sont très nostalgiques, ils se rappellent de l'époque juste après la Libération, l'époque de Mao Zedong, parce qu'ils l'ont vécue. Quand on discute de choses trop anciennes, ça ne nous intéresse pas beaucoup, les 'post 80' c'est pareil, si on leur demandait d'aller discuter des choses du passé avec leurs grands-parents, c'est sûr que ça les impatienterait. Si ton grand-père te raconte 'on ne mangeait pas à notre faim, et la vie était difficile, regardez tout ce que vous dépensez en si peu de temps', ceci cela, ça les énerve. La société est différente, parce que la société progresse, les gens ne peuvent pas s'arrêter dans le passé, les jeunes pensent que chaque famille progresse, toute la société chinoise progresse, se développe." (Yang)
Ce long portrait de la génération des "post 80" est tiré par une jeune femme de 32 ans qui pense ne pas appartenir à cette génération, bien qu'elle ne soit née que quatre ans plus tôt. Elle fait partie de ces personnes qui ont l'impression d'avoir manqué l'ouverture à quelques années près. Ce portrait, qui est vraisemblablement très idéalisé, en dit en fait plus long sur elle-même que sur ceux qui sont représentés. Cette jeune femme constate simplement que de nouvelles pratiques et valeurs sont à l'honneur, et elle fait une nouvelle évaluation de sa propre expérience en fonction de ce modèle. Très symboliquement, la scène se passe dans un fast-food américain de la chaîne KFC, ce qui d'emblée marque une forme de rupture avec les générations précédentes qui auraient probablement choisi d'autres lieux de rencontre. Comme le dit Davis, "Manger un Big Mac ne renversera pas un dictateur, mais cela peut envoyer un million de fois le message quotidien que les temps ont changé"2.
J'ai souligné dans le texte quelques éléments importants qui se détachent de ce portrait et qui permettent de comprendre à quel point les changements sont profonds aux yeux de Yang. Son discours laisse penser que l'idéologie moderniste ne se limite pas à la valorisation de la consommation et de l'efficacité, même si elle comporte aussi ces aspects. Si les jeunes ont une manière si spéciale de rechercher le plaisir, c'est qu'ils pensent complètement différemment.
Cette jeune femme attribue à ses cadets une grande liberté d'esprit, et une capacité à développer une opinion personnelle qu'ils expriment en votant sur Internet. Cependant cette
2 DAVIS Deborah (dir.). The consumer revolution in urban China, Berkeley: California University
disposition d'esprit plus indépendante n'est absolument pas tournée vers la politique, qu'elle décrit presque comme un archaïsme ("les histoires du passé"). Bien au contraire, elle décrit des jeunes très individualistes, ostensiblement tournés vers le matériel, l'apparence, la superficialité, la mode, empreints d'une forme de légèreté ou d'insouciance. Elle rassemble ces éléments dans la catégorie "recherche du plaisir". C'est lié, selon elle, à une évolution inéluctable de la société dans la direction du développement et du progrès. Dans son enthousiasme un peu jaloux, Yang signale en fait l'impact du discours sur la modernisation dans la redéfinition de la place des individus en Chine3.
Cette redéfinition est particulièrement visible dans les usages qui sont faits d'Internet. Généralement utilisé de manière personnalisée, l'ordinateur devient, avec Internet, un outil d'expression de l'individualisme presque forcené qui accompagne la modernisation des mœurs. Sur Internet, on se montre, on se raconte, individuellement mais aussi sous le regard attentif des autres. D'autres formes de lien social se nouent, qui viennent se superposer aux liens plus traditionnels, lesquels trouvent aussi d'autres manières de se gérer au quotidien. Les individus semblent bien plus autonomes dans leur manière de se lier en société. Cependant, comme le dit Yang, cette autonomie ne se déploie pas dans des préoccupations politiques accrues, mais au contraire, semble conduire à une recherche d'engagement minimal, qui est particulièrement facilitée par les formes de participation sur le Net.