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L'évaporation de la politique

Dans le document Internet et politique en Chine (Page 136-138)

Dans le portrait que Yang dresse de la jeune génération1, les "post 80" se caractérisent par leur goût de la personnalisation, leur faculté à exprimer une opinion personnelle, leur aisance dans la création de nouveaux liens sociaux, mais aussi par leur désintérêt pour la politique et les sujets de société en général. Toute mention des "souffrances du passé", par exemple, est présentée comme rétrograde, et le présent, incarné par le plaisir, la mode et la superficialité, représente une valeur centrale.

Cette manière d'envisager la politique est plutôt contre-intuitive pour les lecteurs des théories normatives de l'espace public2. Celles-ci suggèrent en effet que l'émancipation individuelle, ainsi que l'établissement de liens électifs, peut conduire à un investissement plus fort dans la sphère publique, et a fortiori dans des engagements de nature plus politique. Les internautes chinois ne sont pas complètement isolés et ils n'ont peut-être jamais eu autant de faculté à s'associer sur la base d'intérêts individuels et collectifs. Pourtant, le portrait tiré ici semblerait plus proche d'une certaine vision de la postmodernité, voire de l'hypermodernité3, avec des individus complètement centrés sur eux-mêmes, et a fortiori coincés dans une attitude anti-politique. Le Bart remarque que "l'individualisation des trajectoires met à mal l'idée d'un engagement unique et définitif qui refléterait une identité elle-même solide et unifiée. En termes hirschmaniens, l'exit l'emporte sur la prise de parole et a fortiori sur la loyauté."4 Comme le montre Putnam aux Etats-Unis, des engagements politiques plus fragiles et plus volatiles peuvent représenter un affaiblissement relatif du capital social, et surtout entraîner une certaine désaffection pour l'action politique proprement dite5. En d'autres termes, les individus hyper-modernes, à cause de leur identité plurielle, deviendraient indifférents politiquement. Qu'en est-il ici?

1 Voir chapitre précédent.

2 Notamment avec l'héritage de HABERMAS Jürgen. L'espace public, Paris, Payot, 1992.

3 LIPOVETSKY Gilles. L'ère du vide : essais sur l'individualisme contemporain, Paris : Gallimard,

1983.

4 LE BART Christian. L'individualisation, Paris: Presses de Sciences-po, 2008, p. 183.

5 PUTNAM Robert. "Bowling alone : America's declining social capital", Journal of Democracy, vol.

La spécificité de ce rapport aux enjeux de société peut se lire dans l'intérêt déclaré des internautes pour certains sujets d'actualité plutôt que d'autres. C'est pourquoi je les ai systématiquement interrogés sur leurs habitudes de consultation des informations, non seulement en ligne, mais également au travers de la presse écrite et de la télévision6. Dans son rapport de 2007, Guo Liang révèle que la grande majorité (jusqu'à 85%) des internautes urbains lisent des informations en ligne7. J'ai mentionné précédemment les nombreux avantages que les internautes trouvent à s'informer sur Internet plutôt qu'à la télévision ou dans les journaux, dont les horaires ou les contenus sont plus restreints. Il ne faut pas supposer que les internautes qui déclarent un intérêt particulier pour un sujet passent effectivement beaucoup de temps à s’informer sur ce sujet. Les usages réels peuvent différer largement des usages déclarés. De plus, il ne faut pas surestimer l’importance prise par ces informations dans la vie quotidienne des internautes, ni les efforts qu’ils déploient pour les obtenir. Le plus souvent, ils se contentent de jeter un coup d’œil distrait à la page d’accueil de leur portail favori, et éventuellement de cliquer sur un ou deux titres qui leur auront semblé plus séduisants que les autres.

"Je fais un tour à partir de la page d'accueil, il y a toutes sortes d'informations." (Wang)

"En fait après avoir cliqué, je parcours très rapidement le site. Je lis beaucoup de titres importants, mais le plus souvent ça ne me marque pas très fortement. Je ne fais que surfer." (Li)

Il est vrai que les internautes sont plus souvent intéressés par les informations sur les célébrités, les insolites, la mode etc… J’écarterai pourtant de mon analyse ces catégories que je range dans le domaine du divertissement, pour me pencher sur ce qui concerne plus précisément l’actualité: locale, nationale, mondiale. Encore une fois, ce qui est important ici n'est pas de savoir à quel point les internautes lisent vraiment l'actualité, mais comment ils la perçoivent et quel est l’intérêt qu’ils lui manifestent dans leur discours. La plupart des

6Rappelons que cette enquête est biaisée volontairement par le mode de recrutement: seules les

personnes qui déclarent "lire les informations en ligne" ont été retenues pour l'enquête. C'est donc la dispersion entre les sujets, et non la lecture en soi des informations, qui pourra être analysée ici.

7GUO Liang. Surveying Internet usage and its impact in seven Chinese cities, Markle Foundation,

2007, p. 34. 85% des internautes lisent souvent des informations locales, 84% lisent des informations nationales, et 71% lisent des informations internationales.

internautes affirment bel et bien se désintéresser de la politique, et se concentrer sur des enjeux liés à leur vie quotidienne. Cependant sur d'autres questions, ils manifestent une grande sensibilité pour des enjeux à teneur politique, par exemple dans leur environnement proche ou sur des questions d'honneur national. La politique nationale, en revanche, est affublée de divers qualificatifs dépréciateurs. La grande majorité des internautes s'en détourne ou l'évite, et l'intérêt pour la politique finit par "s'évaporer"8.

Dans le document Internet et politique en Chine (Page 136-138)