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1 La politique confisquée

Dans le document Internet et politique en Chine (Page 138-150)

Le quotidien, lieu de naissance de l'intérêt politique

Au premier abord, les internautes interrogés présentent une vision sexuée de leurs centres d'intérêts. Les hommes s'intéresseraient plus souvent à la politique, aux relations internationales ou encore aux affaires militaires, alors que les femmes seraient plus préoccupées par des choses superficielles comme la beauté ou la mode.

"Depuis que je suis petite, je n'ai jamais aimé lire les infos, je ne suis pas quelqu'un qui s'intéresse beaucoup aux affaires nationales. Je trouve qu'en tant que femme, je ne m'intéresse pas trop à ces choses-là. Mon petit ami n'est pas comme ça, lui il aime bien ces choses-là. Quand il y a un mouvement à Pékin, ou bien un match de foot, ou de basket, il aime bien tout ça, mais pas moi.

- Est-ce que le foot est une affaire nationale?

- Ca, je n'y comprends rien, franchement je ne comprends rien au foot, ni au basket, et des fois quand mon copain regarde le foot, moi je surfe sur Internet.

- Tu lis les journaux papier?

- Oui, mais je lis des journaux comme Xiandai Nü Bao ["Femme moderne"], des trucs sur les sentiments, parce que les femmes aiment bien ce genre de choses. Sinon je lis aussi un peu "Jinghua Shibao", et "Xinjing Bao", mais très rarement." (Ma)

8ELIASOPH Nina. Avoiding politics. How Americans produce apathy in everyday life, Cambridge

Cette différence tient lieu d'explication pour beaucoup d'internautes (on fait ses choix "en tant que femme"). Mettre leurs goûts personnels sur le compte de leur position sociale permet de contourner la demande de justification, à laquelle il est parfois difficile de répondre. De fait, il est vrai qu'un nombre plus important de jeunes femmes déclarent se désintéresser des informations nationales ou internationales.

"Les hommes s’intéressent plus aux informations que les femmes, ils s’intéressent plus aux affaires importantes du pays, et puis au sport, aux voitures et ce genre de choses. Les femmes s’intéressent à la mode, il y a des sites spécialement pour ça, sur la mode, les sujets sont plus compliqués. Et puis il y a aussi des sites sur les vêtements, la beauté, et la cuisine. La culture culinaire chinoise est très prestigieuse. Et puis il y a des sites sur la vie privée, les femmes s’y intéressent un peu plus. Et puis il y a aussi la beauté et le maquillage, ou la santé, ce genre de choses. Et puis les produits numériques, ça, les hommes et les femmes s’y intéressent autant." (Zhao)

Cela influence aussi le contenu des conversations que les internautes tiennent entre eux.

"En général ça dépend de la relation entre les deux personnes, et puis les goûts des deux personnes influencent les sujets de conversation, par exemple si la personne aime bien quelque chose et moi aussi, on en discute. Et puis si c'est une fille, en général avec les filles c'est très rare que je discute en détails des informations internationales, mais ça m'arrive avec les garçons." (Sun)

Le clivage sexué semble donc très structurant au premier abord. Pourtant, un questionnaire plus poussé montre que dans le fond, les deux profils se rejoignent plus souvent qu'il n'y paraît. En effet, les hommes comme les femmes ont pour motivation première d'éclairer leur vie quotidienne en s'informant. Tous les internautes interrogés déclarent s'intéresser en priorité aux thèmes qui les concernent personnellement. Ceux-ci, en effet, peuvent être différents entre les hommes et les femmes, comme ils sont différents aussi entre les générations, comme je l'ai déjà montré. Cependant le lien avec la vie personnelle est un élément structurant des choix de tous les internautes. Tous les types d'informations peuvent attirer l'attention des internautes à partir du moment où ils perçoivent le lien avec leur vie personnelle ou leur environnement direct.

"Mais sinon, on s'intéresse aux sujets de société qui nous concernent directement, c'est peut-être des choses qui nous sont déjà arrivées, et du coup on lit ces informations-là." (Wang)

On s'intéresse par exemple aux animaux domestiques, qui font régulièrement l'objet de reportages à cause de politiques publiques restrictives (restriction de la taille des chiens dans Pékin, rafles de chiens errants, lutte contre la rage). Or beaucoup de personnes se sentent concernées car elles ont des animaux chez elles.

"Je regarde surtout des sites sur les animaux familiers, parce que dans ma famille on a un petit chien, un petit Yorkshire, et on aime bien les animaux. Donc je lis des choses là-dessus sur Internet. En fait je suis assez directe sur Internet, quand je veux lire quelque chose je le lis. En-dehors de ça, je lis aussi des choses sans but particulier, mais c'est surtout quand je n'ai pas grand chose à faire." (Du)

Certains sujets à portée plus générale peuvent attirer l'attention, si leur impact sur la vie quotidienne est clairement perçu. Les questions économiques tiennent ainsi une place particulière, car elles semblent toucher plus directement les intérêts matériels des internautes. C'est surtout le cas de ceux qui ont investi de l'argent en bourse.

"Surtout les choses qui sont très proches de ma vie. Par exemple récemment il y avait la fièvre de la bourse, donc je lisais souvent des informations sur la bourse, sur les mouvements, le développement du marché, et le comportement des finances chinoises. Et puis sur les forums il y a des gens qui racontent que les banques augmentent les taux d'intérêts pendant le week-end, qui discutent des hausses et des baisses de la bourse. Je peux poser des questions, et puis il y a des gens qui répondent à mes questions. Est-ce que la bourse peut s'effondrer, est-ce que je dois investir ou me retirer, ce genre de questions." (Liang)

J'ai pu constater cette préoccupation très directement, puisque l'internaute consultait les cours de la bourse sur son téléphone en même temps qu'il me parlait, pendant toute la durée de l'entretien. La bourse est un sujet partagé aussi par ceux qui n'ont pas d'actions eux-mêmes, mais qui peuvent penser que l'évolution des cours a une influence directe sur les prix des produits de consommation. Il faut rappeler que la période pendant laquelle les entretiens ont été menés a vu une augmentation spectaculaire des prix des produits alimentaires de base, en particulier des céréales et de la viande de porc.

Les questions financières sont très souvent citées, par exemple avec le taux de change du RMB.

"Les informations sur la société, bof.

- Pour toi, c'est quoi les informations sur la société?

- Les informations sur la société sont celles qui influencent l'intérêt public ou les relations entre les pays.

- Pourquoi est-ce que tu trouves ça pas terrible?

- Parce que ce qui m'intéresse, ce sont les informations qui sont directement liées à ma vie. Des fois je m'intéresse par exemple au cours du RMB, ce genre de choses." (Guo)

Le logement est aussi en bonne place parmi les préoccupations matérielles qui incitent à lire la presse.

[Sur les Jeux Olympiques et les sujets de société]. "J'y fais attention, parce que dès qu'on va sur Internet c'est inondé d'informations là-dessus, donc on ne peut pas faire autrement que d'y faire attention, mais on ne peut pas dire non plus que ça m'intéresse beaucoup.

- Il y a eu beaucoup de destructions dans la ville pour les Jeux Olympiques, surtout l'année dernière.

- Oui.

- Ca t'a intéressé, ce sujet-là?

- Beaucoup, j'ai lu des choses spécialement là-dessus, et j'ai même acheté des livres à propos des lois sur les destructions. Je voulais comprendre la loi et les règles là-dessus. Et puis dans la vie de tous les jours, tout le monde en parle. On en discute sur le moment, par exemple maintenant on discute des Jeux Olympiques, mais à ce moment-là on parlait des destructions de logements, et des réformes." (Gao)

Les expropriations sont particulièrement présentes à l'esprit de la plupart des citoyens de Pékin, qui connaissent tous des habitants des vieux quartiers rasés avant les Jeux Olympiques, ou qui ont parfois été expropriés eux-mêmes. Cette thématique a une résonance très forte pour plusieurs internautes interrogés.

"Sur Sina, en général je jette juste un coup d'œil aux informations, le reste je ne le regarde pas. Je regarde des choses amusantes, et puis quand je voulais acheter un appartement l'année dernière, je lisais des choses sur la propriété du logement. Donc je choisis ce que je lis en fonction de mes besoins du moment.

- Mais ce que tu préfères, en fait c'est le divertissement?

- Non, pas forcément, je m'intéresse surtout aux informations qui sont en rapport avec ma vie.

- Comme quoi par exemple?

- Comme des politiques du gouvernement, par exemple pour acheter un appartement, le gouvernement a augmenté les taxes, ça m'intéresse. Par exemple il y a eu le sommet Chine-Afrique ces derniers jours, et la circulation était très perturbée, ça aussi ça m'intéresse. Surtout, je lis avec attention les informations qui sont intimement liées à ma vie quotidienne." (Guo)

Les informations qui intéressent les internautes sont donc presque toujours en lien direct avec leur vie personnelle. Ces centres d'intérêts sont variables entre les différentes personnes, mais aussi variables dans le temps pour chaque personne. Chacune de ces thématiques est d'un intérêt direct pour certains internautes, à un moment donné de leur vie, mais elles ne suscitent pas forcément une attention pérenne. Au moment d'investir en bourse, ils s'informent sur les modalités de taxation et sur l'état de l'économie. Au moment d'acheter un logement, ils sont plus attentifs aux annonces sur les expropriations. Au moment de prendre le volant, ils sont plus concernés par les entraves à la circulation provoquées par une conférence internationale. Ces derniers exemples montrent que ce critère peut conduire à s'informer sur des questions très politiques, même si c'est sous l'angle de leur impact sur la vie personnelle des internautes. Pourtant, ceux-ci affirment unanimement ne pas s'intéresser à la politique en elle-même.

"Par exemple les accidents de voiture, et puis les déclarations sur l'économie du pays, et puis les informations sur la vie quotidienne qui me correspondent, comme la hausse des taux d'intérêts, les prix des logements, ou la médecine.

- Tout ça, c'est des informations sur la société? - Oui, on est obligés de les lire.

- Pourquoi obligés?

- On doit s'intéresser à ce qui touche notre propre intérêt.

[…] - Tu as dit que tu lisais des informations sur la société, et sur les loisirs. Et sur la politique?

- La politique ne m'intéresse pas. - Pourquoi?

- Parce que je trouve que la politique c'est trop éloigné de moi." (Chu)

En somme, les internautes ont des centres d'intérêts relativement égocentrés, mais aussi très diversifiés, et qui peuvent changer au fur et à mesure des étapes de leur vie.

"Donc on parle seulement de divertissement ou de sport?

- Oui, les films, la musique, les histoires de cœur… Sinon les gens ne discutent pas trop de tout ça. Ou alors on parle des vacances.

- Et des sujets comme les taux d'intérêts qui augmentent?

- Par exemple les taxis on en a parlé, car il y a une influence très directe sur notre vie. Mais les questions de stationnement on n'en discute pas tant qu'on n'a pas de voiture à nous." (Ren)

Le désintérêt affirmé des internautes pour les questions politiques se traduit donc souvent par une certaine volatilité de leur attention, au gré de leurs changements de situations, mais ce n'est pas un désintérêt absolu.

"Comment dire, quand j'étais au lycée je réfléchissais beaucoup à ces questions, mais maintenant je travaille, je n'ai plus assez de temps pour ces questions, parce que ça ne concerne déjà plus ma génération. Ca m'intéresse dans le sens où je peux en parler comme ça, j'ai mon avis, mais si tu me demandes d'aller exprès là-dessus, c'est impossible. Parce que j'ai mis toute mon énergie dans mon travail, c'est comme ça." (Ye)

Les internautes peuvent ainsi être amenés à s'informer sur de nombreuses questions de société, qu'ils appellent alternativement des questions économiques, juridiques, ou sociales, faisant en sorte de les distinguer de ce qu'ils appellent la politique. Cela peut sembler paradoxal car chacune de ces questions a indéniablement des dimensions politiques, au sens

où elles concernent la définition de l'intérêt général. Or la politique, au contraire, est unanimement désignée comme un domaine qui ne les concerne pas, un domaine inintéressant. Cela concerne même les internautes les plus investis dans des causes diverses, car ils ne considèrent pas ces actions comme politiques. Que recouvre donc cette "politique" dont les internautes se détournent? Comment la définissent-ils?

Une séparation virtuelle entre le social et le politique

La politique est toujours désignée comme éloignée des individus, trop compliquée, ou pas intéressante. Elle passe toujours en dernier dans les centres d'intérêts des internautes, mais elle peut désigner des objets très divers.

"Je lis tous les jours les news sur Internet, maintenant je m'informe essentiellement sur Internet, quand il y a un tremblement de terre quelque part, ou une hausse du prix d'un produit, ou bien si une conférence importante s'ouvre quelque part, ou bien s'il y a un document important. Et puis je lis aussi des informations sur le sport ou le divertissement.

- Ce que tu préfères lire, c'est quoi, c'est le divertissement? - Le sport, et aussi les technologies informatiques.

- Et quoi d'autre?

- En troisième, il y a les films, et encore ensuite il y a la société. - La société, c'est quoi?

- Les informations nationales et internationales, des informations sur la société un peu partout, quand il se passe quelque chose quelque part, et y compris le sport, les affaires militaires…[…]

- Pourquoi est-ce que tu mets la société en troisième position?

- Parce que je ne fais pas des études de sociologie, je ne m'intéresse pas beaucoup à ces choses-là. Je trouve que je suis quelqu'un de naturel à la maison, et je suis quelqu'un de social quand je travaille, mais je n'ai pas beaucoup de liens avec la société.

- Il y a un poème qui dit: "je me réfugie dans un petit grenier qui devient mon monde" ("duo jin xiao lou cheng yi tong"), tu le connais?

- Non.

- C'est de Lu Xun, il s'enferme dans ses terres et n'a plus aucun contact avec la société. Parce que je ne m'intéresse pas aux questions de société. Ou plutôt je ne m'intéresse pas beaucoup aux questions de société très courantes, comme la politique, ou l'économie. La politique, l'économie, les affaires militaires, les lois sont des domaines qui ne m'intéressent vraiment pas du tout. Je donne plus d'importance aux domaines de la culture et du sport. Il y a des choses trop compliquées, qui ne m'intéressent pas beaucoup, comme la politique, l'économie, et les lois, c'est trop compliqué." (Zhou)

Cet internaute commence par désigner ce qu'il n'aime pas par le terme "société". Il dit même qu'il ne se sent pas fondamentalement solidaire de la société en-dehors de ses obligations de travail. Pourtant il s'intéresse aux hausses de prix ou aux catastrophes naturelles. Le domaine qu'il désigne comme inintéressant est en fait restreint au domaine de la politique "politicienne", de l'économie, et des armées. Ce sont en somme des domaines dont il pense qu'ils ne le touchent pas personnellement. Il en est de même chez cet autre internaute.

"Ca ne m'intéresse pas trop, par exemple les aspects politiques ou militaires ne m'intéressent pas trop. La politique c'est vraiment le truc qui ne m'intéresse pas du tout.

- Pourquoi?

- Ca n'arrive pas à soulever mon intérêt (xingqu aihao).

- Quelles sont les informations qui ne t'intéressent pas exactement? Il y a quoi dans cette catégorie?

- Les affaires militaires, la politique, et les guerres, les batailles ne m'intéressent pas. Je m'intéresse plutôt aux choses plutôt sensibles (ganxing), comme la vie quotidienne, les sentiments, le shopping entre autres, ou un peu de culture générale, des exercices d'adresse, ou la littérature." (Gao)

Parfois, le domaine de la politique est étendu au-delà des questions militaires, et s'étend à la diplomatie. Dans ce cas aussi, c'est un domaine qui ne concerne pas les individus.

"Donc tu veux dire que la plupart des gens s'intéressent surtout au shopping, à des choses liées à la vie quotidienne?

- Oui, des choses liées à notre propre vie.

- Et les informations nationales, ou internationales?

- Ces choses-là, beaucoup moins, il n'y a presque rien à en dire, parce que je ne comprends pas grand chose à tout ça, surtout les relations internationales. Par exemple il va y avoir les élections présidentielles aux Etats-Unis, en 2008, si tu me demandes quel est le rapport avec moi, eh bien aucun, en quoi ça me concernerait les élections aux Etats-Unis? Donc je ne m'y intéresse pas du tout, et je n'ai pas d'opinion là-dessus. Par exemple si le premier ministre chinois va rendre visite à quelqu'un aux Etats-Unis, et qu'on écrit 'aujourd'hui il a vu untel, et demain il verra untel', je jette un coup d'œil et puis voilà, je lis le titre principal et puis voilà, mais je ne lis pas le contenu." (Huang)

L'aspect le plus stigmatisé est certainement la profusion de réunions qui se tiennent au Parti et qui laissent tout le monde dans l'indifférence. Le choix des dirigeants et les grandes déclarations politiques sont aussi écartés de manière unanime.

Au-delà de la diversité des objets placés par les internautes dans la catégorie "politique", il se dessine en fait une définition générale commune. C'est invariablement le domaine des décisions qui sont prises loin des individus, et qui selon eux ont un impact très faible sur leur vie quotidienne. Il peut y avoir des divergences de vues sur ce qui relève du domaine politique, pour un certain nombre de sujets qui concernent l'économie ou la société. Selon que ces sujets touchent plus ou moins personnellement un internaute, sa vision sera plus ou moins nuancée. De nombreuses questions qui ont un rapport de près ou de loin avec la politique peuvent ainsi intéresser les individus parce qu'elles se trouvent dans un domaine qui les touche au quotidien. Quelques internautes, notamment ceux qui sont porteurs d'une revendication particulière à ce moment-là, font preuve d'une certaine difficulté à délimiter le domaine de la politique, car il se confond bien souvent avec des questions qui les touchent de plus près. C'est le cas de Zhang qui, nous le verrons en dernière partie, milite pour la défense des chiens dans la ville de Pékin.

"Il faut distinguer plusieurs choses, c'est comme ce sentiment que je viens de t'expliquer, je m'intéresse beaucoup aux infos, parce que les infos, surtout les infos

nationales, qui sont plus en rapport avec moi, c'est sûrement ce qui m'intéresse le plus sérieusement. Mais je ne m'intéresse vraiment pas beaucoup à la politique, parce que cela n'a pas de rapport avec ma vie, mais souvent on ne peut pas séparer les deux

Dans le document Internet et politique en Chine (Page 138-150)