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2 Le triomphe des liens faibles

Dans le document Internet et politique en Chine (Page 122-136)

Or ce phénomène se décline également dans une certaine recomposition des appartenances sociales. J'ai déjà mentionné que les blogs, ou les avatars choisis par les internautes peuvent exprimer différentes facettes de la personnalité d'un internaute. L'identité peut s'exprimer de manière plurielle, à la faveur des environnements (de plus en plus) variés

dans lesquels les individus évoluent16. En effet, les internautes chinois sont en mesure - et ils sont obligés - de moduler leur implication dans les divers groupes auxquels ils appartiennent. Une sociabilité (plus) choisie

Les contacts rassemblés dans les messageries instantanées illustrent bien la superposition des types de sociabilités que permet Internet. Les internautes que j'ai rencontrés ont généralement entre trente et cent contacts dans leur liste "d'amis". Lorsque je leur demande s'ils subdivisent ces contacts en catégories et lesquelles, ils répondent invariablement "les camarades de classe, les collègues, les amis et les amis d'Internet". La famille en revanche est très souvent absente de ce panorama, à l'exception parfois de cousins, surnommés "petit frère" ou "grande sœur" selon les cas, et qui semblent s'intégrer plus ou moins au groupe des "amis".

Il arrive que l'utilisation de deux messageries différentes permette de différencier entre des catégories de contacts, vis-à-vis desquels la disponibilité et l'identité affichée sont différentes. MSN est le plus souvent utilisé pour des contacts professionnels, alors que QQ rassemble essentiellement des contacts amicaux, plus nombreux et plus disparates, ainsi que des contacts purement virtuels.

"Ce qu'on utilise le plus c'est QQ, c'est une messagerie instantanée très rapide. MSN en général on l'utilise quand on travaille. En général je trouve que MSN est un outil assez formel, parce que ça n'a pas du tout été adapté pour la Chine. QQ a beaucoup de fonctions, et même si beaucoup d'options et de fonctionnalités de QQ ont été copiées sur MSN, les infimes adaptations de MSN pour s'adapter à la Chine sont trop mauvaises. On ne peut pas dire que c'est mauvais, mais ça n'est pas suffisant, et donc très peu de gens comprennent comment ça marche. Donc il n'y a que des gens comme nous, qui avons besoin de la messagerie instantanée tous les jours pour travailler, qui utilisons MSN." (Zhang)

Il semble que la distinction entre les deux messageries corresponde plus à un impératif pratique qu'à une réelle volonté de séparer les contacts. Les internautes s'adaptent

essentiellement aux modes de connexion de leurs contacts, ou aux outils qui sont disponibles, en l'occurrence, sur leur lieu de travail.

"D'après moi la différence, c'est qu'au bureau il n'y a que MSN sur les ordinateurs, donc tout le monde utilise MSN. Mais à la maison, avec les amis on utilise tous QQ. […] Sur QQ j'ai en majorité des amis qui viennent de ma vraie vie, et j'en ai connu une partie dans des jeux en ligne.

- Ceux de la vraie vie, est-ce que c'est un groupe d'amis, ou est-ce qu'il y a plusieurs catégories?

- On peut séparer les anciens camarades de classe, les collègues, et puis mes voisins.

- Il y a des gens de ta famille? Des cousins, par exemple? - Oui.

- Et des inconnus? - Non, pas d'inconnus. - Pourquoi?

- Les inconnus peuvent te demander d'entrer en contact par QQ. Ils doivent te donner des informations, mais n'importe qui peut t'ajouter dans sa liste d'amis. Moi je l'ai configuré pour que n'importe qui puisse devenir mon ami. Quand quelqu'un me parle, des fois je lui parle aussi, mais s'il ne m'a pas ajouté, je ne lui parle pas." (Wang)

La notion d'amis et de contacts est parfois relative. Ainsi les "inconnus" ne sont-ils plus inconnus s'ils se font ajouter dans la liste des contacts, autorisant ainsi l'affichage d'un certain nombre de données personnelles. Bien sûr d'autres internautes sont beaucoup plus circonspects.

"Avec un inconnu, on ne se connaît pas, donc on a moins de choses à se dire. Si je discute avec un ami, on se connaît mutuellement, et il y a plus de points communs entre nous.

- En général, tu n'acceptes pas de discuter avec des inconnus?

- Non, très peu. Parce qu'Internet est virtuel, beaucoup de choses ne sont pas comme on les imagine." (Xie)

Internet suscite donc les mêmes méfiances que partout ailleurs dans le monde, et n'implique pas nécessairement la multiplication des contacts sans conditions. Cependant il semble que le rejet complet soit relativement minoritaire. Pour la plupart des internautes, il est possible d'établir le contact avec des inconnus en ligne, à condition de garder une certaine distance et surtout de conserver à tout moment la possibilité de rompre le contact, ce qui, sur une messagerie instantanée, est possible en un clic.

"Je n'ai pas beaucoup d'amis, et en général je n'ai pas grand chose à dire non plus. En plus quand je discute avec des inconnus, en général c'est pour dire 'quel âge as-tu, qu'est-ce que tu fais, je fais ça', c'est assez ennuyeux. Donc je préfère discuter avec des amis.

- Tu n'aimes pas discuter avec les inconnus? - Ca dépend si la personne est intéressante ou non.

- Tu as déjà ajouté des gens comme ça dans ta liste d'amis?

- Avant, quand je n'avais pas encore mon petit copain, avant qu'on se marie, j'en avais ajouté beaucoup, mais après ça n'était pas intéressant donc je les ai tous supprimés."

Au travers du moteur de recherche de QQ, il semble que les internautes ont la possibilité de multiplier les contacts éphémères et, le plus souvent, très superficiels. Il est rare en effet que ces conversations soient très approfondies, et elles servent surtout à tuer le temps. Si l'emploi du temps de l'internaute devient plus serré, on consacrera moins de temps à l'établissement de contacts qui semblent peu utiles. Si la sociabilité dans la vie réelle se transforme, comme c'est le cas avec le mariage de cette jeune femme, alors les contacts virtuels peuvent devenir indésirables17.

Ces contacts sont acceptés facilement, semble-t-il, parce qu'ils ne comportent que très peu d'obligations mutuelles. Ils sont faciles à rompre, ne demandent presque aucun engagement, ni investissement émotionnel. Ce sont des "liens faibles"18. Or, dans le cas

17C'est un cas classique d'évolution de la sociabilité au cours de la vie. FORSE Michel. "Les réseaux

de sociabilité: un état des lieux", L'année sociologique, n° 41, 1991, p.247-264.

18Pour Granovetter, la force d'un lien dépend du "temps, de l'intensité émotionnelle, de l'intimité (la

confiance mutuelle) et des services réciproques qui caractérisent ce lien". GRANOVETTER Mark. "The strength of weak ties", The American Journal of Sociology, vol. 78, n° 6, mai 1973, p. 1360-

chinois comme dans les cas occidentaux, ces liens faibles jouent un rôle important dans la construction d'une sociabilité de plus en plus choisie.

La multiplication de ces liens faibles peut se faire par différents canaux, selon les préférences de chaque individu. Parfois, les forums peuvent réunir des individus qui ne se connaissent pas autour de sujets de conversations. La plupart des contacts se font ainsi autour de centres d'intérêts partagés. Ces centres d'intérêt, qui passent par certains modes de consommation, de présentation de soi, de pratiques musicales ou littéraires, sont autant de "goûts" (aihao), par lesquels les individus se définissent et se reconnaissent, et fondent des groupes.

"Ca dépend des goûts personnels, quand j'aime un forum je vais dessus. Par exemple si en ce moment c'est la mode de faire partie de tel ou tel groupe, […] par exemple j'aime les cheveux colorés, alors je vais dans un groupe sur les cheveux colorés. Et comme tout le monde a des goûts en commun (gongtong aihao), ils vont tous sur ce groupe. Donc s'il y a un groupe sur le badminton, et que j'aime le badminton, je rentre dans le groupe. Et après on peut choisir différentes catégories, des groupes dans différentes catégories, et quand tu rentres dans un groupe d'une certaine catégorie, tout le monde aime une chose en particulier." (Huang)

Tous ces centres d'intérêts ne sont pas seulement de pures considérations esthétiques et superficielles. Au contraire, les goûts catalysent les points communs entre les gens, et sont des points d'appui essentiels pour bâtir des relations. On voit là ressortir le stéréotype des "relations" (guanxi), qui apparaît de manière saillante dans ce mode de fonctionnement.

"Oui, là-dessus je ne sais pas si tu comprends ça, en Chine que tu fasses quoi que ce soit, on met toujours les relations en premier. Par exemple avec nos clients, et aussi avec nos dirigeants, nos subordonnés, quand on fait beaucoup de choses, on met les sentiments en premier, en espérant qu'on échangera encore plus. On échange nos avis sur d'autres sujets, ou on parle de nos goûts, et comme ça on améliore notre relation, et après dans le travail c'est plus fluide. Ce n'est pas moi qui l'invente, tout le monde fait comme ça, et moi je fais comme tout le monde." (Cai)

1380, repris dans MERCKLE Pierre. Sociologie des réseaux sociaux, Paris: La Découverte, 2004, p.46-47.

Les goûts partagés permettent d'améliorer les relations professionnelles en les rendant plus humaines, moins formelles. Ils permettent aussi de trouver de nouveaux amis, des gens qui pensent de la même façon, qui, en bref, se ressemblent.

"Les amis que j'ai connus sur Internet au tout début, c'était en écrivant des commentaires sur une page d'informations. On a tous plus ou moins le même avis, et quand on a le même avis ça nous donne une impression de, enfin au minimum on a l'impression qu'on est à peu près pareils psychologiquement, non? Avec les gens qui pensent comme moi, on a des atomes crochus (gongtong yuyan), et après on commence à discuter, et puis en discutant, si on a une discussion spécialement sur un sujet, plus on discute plus on devient proches, et quand on est proches on finit par connaître des choses personnelles sur la personne, comme le sexe, l'âge, le métier, des informations personnelles. (Wu)

La tendance à "l'homophilie" est une constante19 de la construction de l'amitié en France, même si elle peut souffrir des exceptions. Elle semble l'être également en Chine. Les internautes déclarent volontiers préférer les contacts avec les gens qui leur ressemblent. A mesure qu'ils évoluent dans la vie, ils peuvent ainsi être amenés à privilégier divers types de contacts.

"Il n'y a pas seulement mes [anciens] camarades de classe, il y a aussi des collègues, toutes sortes de gens. Regarde mon groupe de femmes enceintes, ce sont celles que j'ai rencontrées le plus récemment, mais je parle peut-être plus avec elles qu'avec mes amis plus anciens. Je discute encore beaucoup avec mes anciens camarades de classe. Je pense qu'on ne peut pas toujours dire que quand on arrive à une position on ne fréquente qu'un certain type de personnes, donc je reste en contact avec eux. Peut-être que ma position aujourd'hui, vu que je suis devenue maman, bien sûr ça me conduit à discuter plus souvent avec des mamans, et mon entourage aujourd'hui c'est surtout ces personnes-là. Mais si je recommence à travailler, alors les affaires du jardin d'enfant vont reprendre, il faudra que je m'intéresse à nouveau aux questions d'éducation et tout. Je vais peut-être télécharger des choses, aller sur des forums, lire des commentaires sur les jardins d'enfants, des commentaires sur les professeurs du jardin d'enfants, je ferai peut-être plus attention à ces choses-là. C'est comme ce que je disais à propos de ma période de grossesse, à ce moment-là je

m'intéressais à la situation de l'intérieur de mon ventre, la situation du bébé. Maintenant je suis une maman, donc ce qui m'intéresse maintenant c'est est-ce qu'il y a une réunion, est-ce qu'il y a une activité, ou quelque chose, par exemple est-ce qu'on recherche des petites stars, pour que nos bébés deviennent des stars, je cherche ce genre de petites infos. Quand je retournerai travailler au jardin d'enfants je m'intéresserai à nouveau à ces, eh bien disons des choses du moment, c'est à dire que je déciderai des sites que je lis en fonction de ma situation du moment, voilà. " (Shao)

Les centres d'intérêts évoluant, différents types de contacts peuvent être activés, ce qui peut donner une certaine impression de volatilité. On dirait que cette jeune femme papillonne. Pourtant, son témoignage révèle aussi la persistance des liens auxquels elle ne fait pas appel, et la possibilité de les réactiver à tout moment. Elle se réserve seulement la possibilité de choisir en fonction de sa situation. Ainsi, les liens préexistants, ou ceux qui se construisent dans d'autres sphères de la vie quotidienne, ne sont-ils pas évincés. Au contraire, les forums, les blogs facilitent aussi le développement et l'entretien de ces liens ou de ces groupes, qui viennent ainsi se juxtaposer les uns aux autres.

"Comme je n'ai pas beaucoup de temps pour surfer sur Internet, j'ai découvert un BBS qui m'intéresse beaucoup et que je télécharge souvent. Quand j'ai l'occasion, je jette un œil sur ce BBS, et avec le temps je me suis fait des connaissances. On a des goûts en communs, on a les mêmes habitudes sur Internet, on est sur Internet en même temps. Quand on s'est croisés plusieurs fois, après on se salue, et peu à peu on devient proches. Comme on s'entend très bien, des fois on se met d'accord pour se retrouver sur un BBS et pour discuter. Il arrive que d'autres personnes se mêlent à la conversation, mais comme ils ne connaissent pas les tenants et les aboutissants, ça les ennuie. Sur ce genre de BBS il y a un ou des sujets bien particuliers, par exemple le thé, les films, l'anti-japonisme, la science, etc. Et puis il y a quelques BBS qui sont faits pour un groupe particulier dès le départ, par exemple pour une école, une classe, une unité de travail… Les gens qui participent se connaissaient déjà avant, ils ont peut-être du mal à se réunir d'habitude, alors ils se donnent rendez-vous à un moment précis sur le BBS. Ca leur sert à garder le contact, parler de leurs sentiments, et il n'y a pas beaucoup d'autres internautes là-dessus non plus." (jeune femme, 25 ans, enseignante, 5 000 RMB/m, entretien exploratoire).

Les facteurs qui peuvent réunir des individus en ligne sont donc nombreux. Ils s'étendent des liens traditionnels comme la famille, pour laquelle on peut publier un blog, à des contacts tout à fait éphémères, qui peuvent permettre d'évacuer un souci passager, en passant par la constitution de groupes et de forums autour de centres d'intérêts. Les individus sont donc amenés à vivre leur sociabilité d'une manière très diversifiée et plus choisie que jamais.

Or les groupes qui se forment autour de centres d'intérêts ont ceci de particulier qu'ils sont le plus souvent structurés autour de "liens faibles", de contacts très informels, qui ne comportent que très peu d'engagement, mais qui ne sont pas pour autant dépourvus de toute notion d'intérêt.

Gratuité et intérêt

Spontanément, les personnes interrogées font une distinction nette entre ce qui les attire pour des raisons d'intérêts, et ce qui les attire par goût, au titre de loisirs.

"Par exemple en ce moment je m'intéresse à la ruée sur les actions (en bourse), et au concours du Rêve dans le Pavillon Rouge, là j'attends de savoir qui sera choisi à la neuvième étape finalement, qui sera le champion.

- Pourquoi ça t'intéresse?

- C'est parce que j'aime ça, parce que les actions c'est en rapport avec nos intérêts économiques, donc je m'y intéresse forcément, et le Rêve dans le Pavillon Rouge c'est un loisir (yeyu aihao)." (Ma)

La gratuité de ces goûts, de ces loisirs ou hobbys, est perçue comme une qualité. Elle fait ici partie de la dynamique d'autonomisation des individus dans la mesure où elle permet une certaine émancipation par rapport aux réseaux sociaux traditionnels. Cette apparente gratuité soulève un certain enthousiasme car elle libère les individus des liens de dépendance entre les gens. Deng, par exemple, préfère de loin les contacts avec ses amis sur Internet par rapport à sa famille, avec laquelle elle entretient une relation assez mauvaise.

"[Je ne contacte pas ma famille par Internet] parce que ma mère ne va pas sur Internet, elle ne sait pas utiliser Internet, et puis sinon mes frères et sœurs20 sont tous à

Pékin. Ceux qui sont en province, je ne connais pas leur numéro QQ. Et puis franchement, je ne discute pas autant avec ma famille qu'avec mes amis, et on ne se voit que quand ceux de province rentrent pour le nouvel an et pour les fêtes. Mon lien avec ma famille est certainement moins bon que mon lien avec mes amis. Honnêtement, côté amitié, la famille ne vaut pas les gens de l'extérieur. C'est peut-être dû à notre famille, en fait dans notre famille on ne s'entend pas trop, c'est à peu près aussi douloureux qu'une rage de dents, voilà comment sont nos relations. Il y a quelques jours ma grand-mère était malade. De toutes ses filles aucune n'est venue s'occuper d'elle. Ma mère a payé et fait des efforts, elles l'insultaient encore. Rien que pour que leur grand-mère voie un médecin ils se disputent. La génération suivante, on n'a pas beaucoup de contacts. On n'est pas comme avec des amis, très proches (jinjin

mimi), sur la même longueur d'ondes (hehe xiexie). Dans ma famille, quand on a un

problème on demande et c'est toujours les amis qui nous aident, mais pas la famille. On dirait que l'amitié entre les amis, c'est différent de l'amitié avec les gens sur Internet, mais je crois que l'amitié, franchement, c'est beaucoup mieux que la famille." (Deng)

Evidemment, tous les internautes n'ont pas ces relations déplorables avec leur famille. Pour la plupart, ils entretiennent même des rapports très étroits, soit qu'ils logent ensemble, soit qu'ils dépendent de leurs parents ou au contraire qu'ils subviennent à leurs besoins. Ce qu'il faut souligner cependant, c'est l'apparition d'un réseau de relations qui fournissent une ou des alternatives aux liens préexistants et qui sont utiles dans la résolution de problèmes matériels. Plus que jamais il est possible, en cas de tension dans ces relations, de les distendre, de réduire la fréquence des contacts, et de privilégier d'autres groupes de contacts qui pourront être mobilisés alternativement selon les périodes de la vie. Notre internaute va même plus loin à ce sujet.

"Avec les amis, on peut avoir des relations désintéressées. Dès qu'on implique des intérêts, ça devient très difficile de se faire des amis. C'est comme les relations familiales. Pourquoi je ne m'entends pas avec ma famille, c'est parce qu'on a des intérêts en jeu, parce que ma grand-mère ne travaillait pas, c'est une vieille dame, elle

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