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Chapitre 2 : Raconter le temps L’imagination, le récit et l’interprétation créatrice

1. L’imagination dans le discours poétique

1.2. La vocation référentielle du langage

Que le langage poétique dispose d’une puissance de monstration à l’égard de l’être-au-monde n’est pas quelque chose que Ricœur affirme à la légère. C’est plutôt une conviction qui s’éprouve selon lui au détour d’un long débat avec les approches en linguistique et en esthétique, qui, trop souvent captives d’un paradigme nominaliste, restent réfractaires à l’idée que le discours poétique puisse posséder une visée ontologique. Pour l’essentiel, l’argument que Ricœur mobilise contre les courants de pensée qui prisent une vision strictement connotative du langage poétique consiste à affirmer qu’à l’instar de toute proposition descriptive, le discours métaphorique (ou fictionnel) n’est compréhensible que s’il

107 P. Ricœur, « Herméneutique de l’idée de révélation », dans EC 2, p. 243. 108 MV p. 279.

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possède un référent, et non seulement un sens. En étendant ainsi au discours poétique le rapport sémantique sens-référence – le « quoi » du discours et le « ce sur quoi » il porte – Ricœur place d’emblée sa théorie de l’imagination sous le patronage de la philosophie du langage qu’il défend depuis Le Conflit des interprétations, et qui s’oppose essentiellement à la linguistique structurale promue par les travaux de F. de Saussure. En fait, défendre la portée ontologique de l’imagination ne peut s’accomplir sans faire mention du caractère « extatique » du langage, dont la vocation référentielle constitue le premier pas vers une attestation de l’être par la parole. Pour cette raison, un détour s’impose. Il est requis de bien comprendre les arguments de Ricœur en faveur de l’ouverture constitutive du langage avant de saisir comment, à sa manière, le discours poétique atteint lui aussi le monde et les êtres.

Pour une herméneutique à voie longue telle que la préconise Ricœur, le découvrement de l’être par le langage ne peut être un point de départ de la réflexion philosophique, mais seulement son point d’arrivée109. Avant de déterminer par quel moyen le langage dirige notre compréhension des choses et

de notre être-au-monde, il est d’abord nécessaire de comprendre les opérations de signification qui structurent le fonctionnement immanent des langues. La question qui s’impose est dès lors de savoir comment une herméneutique des choses dites peut s’accommoder des différentes sciences qui prennent le langage pour objet. Comment réunir, en d’autres mots, une approche empirique rivée à la connaissance d’objets linguistiques et une tentative de compréhension des êtres et de soi qui passe par la médiation des œuvres symboliques et littéraires110 ? Pour Ricœur, les deux perspectives ne sont pas

contradictoires, pourvu que l’on circonscrive correctement les niveaux du langage où elles opèrent respectivement. En ce sens, défendre l’idée que la fonction du discours est de renvoyer aux choses mêmes, de découvrir des aspects profonds de l’existence, requiert en même temps de donner son droit de parole aux différentes approches dans l’étude du langage, telles la linguistique structurale, la rhétorique ou la théorie littéraire, tout en exposant, en vue de les transcender, leurs limites intrinsèques111.

La perspective en linguistique qui entrave le plus sérieusement une conception extatique du langage est sans le moindre doute la linguistique structurale de F. de Saussure, dans la mesure où le

109 Voir P. Ricœur, « Existence et herméneutique », CI, p. 10.

110 On s’accordera volontiers avec M.-A. Vallée pour dire qu’à ce titre, « l’appartenance à l’être et au langage » n’est le point

terminal de l’herméneutique ricoeurienne que pour autant qu’elle en constitue le présupposé fondamental (M.-A. Vallée,

Gadamer et Ricœur. La conception herméneutique du langage, Presses universitaires de Rennes, 2012, p.186-188).

111 Cette délimitation entre niveaux de langage, à partir de laquelle les pratiques linguistiques obtiennent leur champ

d’application légitime et irréductible, est ce qui sépare principalement la philosophie herméneutique du langage de Ricœur de la phénoménologie du langage de Merleau-Ponty. Voir à ce sujet, M. Fœssel, « Penser le social : entre phénoménologie et herméneutique », dans C. Delacroix, F. Dosse, P. Garcia (dir.), Paul Ricœur et les sciences humaines, Paris, Ed. La Découverte, 2007, p. 43-44.

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langage y est réduit à un système de signes clos, donc refermé sur lui-même. Certes, selon Ricœur, l’approche structurale est loin de promouvoir une perspective erronée sur le phénomène linguistique ; son entreprise est tout à fait légitime aussi longtemps que l’on garde en vue le niveau singulier du langage sur lequel elle effectue ses analyses. Ce niveau est celui de la langue entendue comme système. Tout le fondement de la linguistique structurale repose en effet sur la disjonction opérée entre langue et parole, entre le système qui persiste et l’événement évanouissant du discours. Au demeurant, cette dissociation méthodologique fournit la clef à une prise objective sur le phénomène de la langue et par le fait même ouvre la voie à un traitement proprement scientifique du langage. Ainsi, en postulant la « clôture du signe », c’est-à-dire en établissant le signe comme une unité diacritique à l’intérieur d’un système de combinaisons possibles, la sémiologie d’inspiration structuraliste a le champ libre pour établir avec rigueur les contraintes lexicales, phonologiques et syntaxiques qui déterminent le fonctionnement interne des langues, ce qui peut être élargi, l’histoire du structuralisme en témoigne, à toutes autres entités statiques impliquant un système sémiotique (système de parenté, système inconscient, une œuvre littéraire, etc.). Le problème survient selon Ricœur quand on « perd de vue cette subordination de l’objet à la méthode et à la théorie » et qu’on « prend pour un absolu ce qui n’est qu’un phénomène »112. En référence à l’objet « langue » comme système de signes clos, Ricœur écrit :

« Or l’expérience que le locuteur et l’interlocuteur ont du langage vient limiter la prétention à absolutiser cet objet […] Pour nous qui parlons, le langage n’est pas un objet mais une médiation ; il est ce à travers quoi, par le moyen de quoi, nous nous exprimons et exprimons les choses113 ». L’argument de Ricœur

consiste ici à affirmer que ce n’est que par une réduction méthodologique au sein de la vie du langage que l’objet « langue » émerge comme entité autonome. Or cette réduction n’est pas en soi malheureuse ; elle reste légitime tant que le discours qui s’ensuit n’excède pas les limites de l’objet que cette même réduction a délimitées. Hélas ! ces limites sont souvent franchies114, notamment quand on déduit de

l’objet « langue » la clôture même du langage, c’est-à-dire son imperméabilité vis-à-vis des choses – comme si l’explication immanente de l’organisation diacritique des signes nous astreignait à réduire le langage à des fonctions et à des structures. C’est à ce point limite, où l’analyse structurale tend à ériger le résidu de ses choix méthodologiques (la langue) en absolu, qu’il faut dénoncer l’abstraction qu’elle commet. Il faut alors rappeler que la parole est une composante essentielle du langage et non, comme le prétendent les défenseurs du structuralisme, une simple occurrence d’application du système.

112 P. Ricœur, « La structure, le mot, l’événement », dans CI, p. 85. 113 P. Ricœur, « La structure, le mot, l’événement », dans CI, p. 85.

114 Ces limites sont franchies selon Ricœur notamment par C. Lévi-Strauss dans « le passage [que ce dernier effectue], de la

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En vue de définir plus avant « l’unité de la langue et de la parole115 » qu’aurait occultée la

linguistique structurale, Ricœur prend appui sur les travaux du linguiste E. Benveniste, dont la linguistique générale se propose justement de réaligner les opérations principales du langage sur son axe sémantique. Le point ultime de l’analyse linguistique n’est plus alors le signe, mais la phrase (ou l’énoncé), de sorte que les valeurs oppositionnelles ou binaires (signifiant/signifié) cèdent désormais la place à des unités qu’on peut qualifier de signifiantes, dès lors qu’elles visent par essence des choses extérieures au langage116. Selon la perspective sémantique, l’intention intrinsèque du langage devient de

« dire quelque chose sur quelque chose à quelqu’un117 ». Ce dépassement du système par la parole met

en lumière les trois visées cardinales qui garantissent le bon fonctionnement du langage : une visée idéale, une visée référentielle et une visée communicationnelle. En réalité, l’une ne va pas sans les autres. C’est en effet pour communiquer (visée communicationnelle) que le langage désigne quelque chose (visée référentielle) et c’est pour désigner quelque chose que l’on formule un sens (visée idéale) avec les moyens fournis par la langue d’usage (lexique, syntaxe, grammaire, etc.). Un énoncé en effet ne fait sens que parce que l’on s’attend à ce qu’il dénote quelque chose du monde, peu importe si ce monde est réel ou simplement possible. Même la fausseté ou l’erreur n’apparaissent telles qu’en raison de la mise en échec de la référence ; de même, l’absurdité et la contradiction n’agacent l’entendement que parce qu’elles empêchent, au seuil même de la signification naissante, que puisse avoir lieu une désignation réelle. De ce primat accordé à la phrase, Ricœur tire la conclusion suivante : le « point de vue sémiotique » (abordé avec la perspective structurale) doit être placé dans un rapport de subordination au « point de vue sémantique ». La raison est claire : « comment saurions-nous qu’un signe vaut pour…, demande Ricœur, s’il ne recevait pas de son emploi dans le discours, sa visée, qui le rapporte à cela même pour quoi il vaut ? La sémiotique, en tant qu’elle se tient dans la clôture du monde des signes, est une abstraction sur la sémantique, qui met en rapport la constitution interne du sens avec la visée transcendante de la référence118 ».

À ce stade, il n’y a plus qu’un pas à faire pour accéder à l’être par le langage. Toujours est-il que ce pas n’est pas encore fait, du moins pas complètement. Il est vrai qu’en accentuant le rôle de la référence, l’analyse sémantique confirme déjà la dimension « médiatrice » du langage. Elle rejoint ainsi le point de vue herméneutique de Gadamer selon lequel le langage est le « milieu » (Mitte) de notre

115 P. Ricœur, « La structure, le mot, l’événement », dans CI, p. 86.

116 Il est à noter qu’il existe aussi une sémantique structurale, celle de A. J. Greimas, qui accepte aussi « l’axiome de la clôture

de l’univers linguistique ». Pour plus de détails, voir P. Ricœur, « Le problème du double sens comme problème herméneutique et comme problème sémantique », dans CI, p. 74 sq.

117 P. Ricœur, « La structure, le mot, l’événement », dans CI, p. 85. 118 MV, p. 274.

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compréhension des choses et de l’être, parce qu’il se réalise en s’effaçant derrière ce qu’il présente119.

Toutefois, même si l’analyse sémantique contribue à mettre en lumière le caractère extatique du langage, il reste qu’elle ne peut s’effectuer que sur un nombre assez restreint de possibilités discursives. En effet, considérer la phrase comme l’unité fondamentale du langage revient encore à penser le sens sous la coupe de la prédication et à minorer conséquemment le pouvoir de manifestation que détient la parole vive. Même si Ricœur ne le dit pas en ces termes, une approche linguistique qui ne repose que sur la dimension sémantique du langage reste encore voisine d’un cadre « nominaliste », dans lequel le langage a pour vocation prime d’apposer des « étiquettes » à des objets individuels. C’est là que Ricœur se démarque nettement de Benveniste. Pour notre auteur, en effet, le langage n’est pas seulement un instrument de prédication ; il est potentiellement un véhicule de découvertes au moyen duquel est rendue manifeste « une manière d’être des choses120 », quand il ne dégage pas carrément le

fond de notre « appartenance à l’être121 ». La question qui s’impose est donc celle de savoir comment

le pouvoir de manifestation dont dispose le langage est consubstantiel à sa vocation référentielle. Question qui devient particulièrement épineuse lorsque l’on fait jouer ce pouvoir dans l’arène de l’expression poétique.