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Chapitre 2 : Raconter le temps L’imagination, le récit et l’interprétation créatrice

2. Le récit, gardien du temps

2.2. L’arc de la triple-mimèsis

L’idée selon laquelle la condition temporelle de l’existence humaine appelle, sur un mode compensatoire, l’intervention d’une activité narrative n’est pas encore confirmée par la lecture de la Poétique à laquelle procède Ricœur. Deux thèses restent encore à développer pour parvenir à cette

157 Cette critique est notamment adressée à Ricœur par R. Bubner, « De la différence entre historiographie et littérature »,

dans C. Bouchindhomme et R. Rochlitz, Temps et récit de Paul Ricœur en débat, Paris, Cerf, 1990, p. 39-55.

158 Comme le souligne Ricœur : « raconter ne consiste pas seulement à ajouter des épisodes les uns aux autres. C’est une

activité qui construit des ensembles signifiants à partir d’éléments dispersés » (P. Ricœur, « La structure symbolique de l’action », dans EC 3, p. 299).

159 TR 1, p. 88.

160 Évidemment, cette victoire de la concordance est de nature poétique ; elle ne constitue pas une issue spéculative au

problème de la discordance, mais invite simplement à penser narrativement le sens de notre condition temporelle. Car comme l’indique J. de Gramont : « Que la concordance soit plus grande que la discordance, le récit n’en apporte pas la preuve mais tout au plus des signes. Pourquoi il donne à penser et à espérer plus qu’il n’emporte un savoir définitif » (J. de Gramont, « Le récit gardien du monde », Philosophie, n° 132, 2017, p. 95).

161 Ricœur écrira, dans un autre contexte, que son appropriation d’Aristote a pour but d’« élever au rang d’intelligence narrative

l’activité configurante […] par-delà les contraintes limitatives » exposées dans La Poétique (P. Ricœur « Une reprise de La

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conclusion : premièrement, l’idée que la mise en récit coïncide avec une configuration de l’expérience temporelle ; deuxièmement, l’idée que, à l’instar de toute œuvre poétique, le récit détient une vocation ontologique. Ce sont ces deux thèses que vise en fait à mettre en avant la théorie de la triple mimèsis, véritable point nodal de Temps et récit. Le terme mimèsis, on l’a vu, signifie davantage qu’une duplication, dans un cadre dramatique, des choses de la vie telles qu’elles se présentent directement dans l’expérience. La mimèsis est une imitation, certes, mais une imitation créatrice, puisque le texte narratif configure les éléments qu’il puise dans la réalité, de sorte qu’il leur confère après-coup un surcroît de signification. Que Ricœur affirme que dans l’activité narrative l’opération mimétique se fasse triple, c’est uniquement parce que la configuration (mimèsis 2) de l’action par le récit n’est intelligible que si elle s’appuie en amont du texte sur la préfiguration (mimèsis 1) des structures symboliques qui investissent l’expérience primitive de l’agir, et parce qu’inversement la configuration narrative n’acquiert de portée signifiante que si elle retourne, en aval du texte, dans le monde effectif du lecteur, et ce, sur le mode d’une médiation imaginative ouvrant d’autres zones d’intelligibilité dans le monde de l’action : cette médiation est nommée refiguration (mimèsis 3). À ce titre, il semble que Ricœur continue bel et bien de s’inspirer d’Aristote, même s’il s’éloigne notablement du cadre théorique tracé par la Poétique. En combinant l’exigence d’une construction vraisemblable avec la découverte de la fonction cathartique de la poésie, Aristote avait déjà formulé en quelque sorte ce double mouvement, en amont et en aval du texte, que commande la médiation poétique. Cependant, il est clair que la théorie ricœurienne de la triple-mimèsis conduit plus loin, tant à cause de son insistance sur la vocation ontologique de la refiguration, qu’en raison de ses implications quant à la temporalité de l’action. Sur ce dernier point, il faut dire que si l’arc que trace la triple mimèsis concerne l’agir en général, l’objectif principal de Temps et récit reste de montrer que cet arc concourt de manière également significative à re(con)figurer le temps humain. Autrement dit, la triple-mimèsis constitue la ligne stratégique qu’adopte Ricœur afin d’accentuer l’importance primordiale de la médiation narrative dans l’expérience humaine du temps, logeant ainsi le récit entre une expérience chaotique du temps et une appropriation du sens dans l’existence réelle.

La théorie de la triple-mimèsis exemplifie ainsi, tout en l’étendant au problème du temps, la philosophie de l’imagination commentée dans la section précédente du présent chapitre. Cela ne fait pas de doute. Le triple-mimèsis implique une triple figuration (préfiguration, configuration, refiguration), autant dire une triple imagination. Mais contrairement à l’imagination métaphorique, qui met en lumière l’appartenance à l’être qu’éclipsent nos soucis quotidiens, l’imagination narrative, en revanche,

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re(con)figure l’agir temporel. Voyons comment chaque stade de la triple-mimèsis prend part à cette fonction inusitée de l’imagination.

La configuration. Ricœur expose le stade de la mimèsis 2, c’est-à-dire le stade de la configuration par mise en intrigue, à travers la notion de « synthèse de l’hétérogène ». Cette notion signifie non seulement que la configuration narrative ordonne au sein d’une totalité cohérente des facteurs praxéologiques aussi hétéroclites que « des agents, des buts, des moyens, des interactions, des circonstances, des résultats inattendus162 », de même que des attentes, des espoirs, des causes, des motifs, etc., mais elle

exprime également que « l’acte de mise en intrigue combine dans des proportions variables deux dimensions temporelles, l’une chronologique, l’autre non chronologique163 ». Plus spécialement, la

configuration narrative fait s’aligner la succession des événements qui composent l’enchaînement représenté (dimension chronologique) sur la totalité temporelle qu’elle construit (dimension non chronologique), avec son début, son milieu et sa fin. Sur cette base, deviennent envisageables les retours en arrière, de même que les sauts dans la durée, sans que cela altère pour autant l’élément de succession qui gouverne la chaîne des événements concernés. Même qu’au contraire la narration a tendance à accentuer la forme logique de la succession dans le temps, laquelle, si elle est évidente quand il s’agit de la causalité naturelle, l’est moins quand on a affaire aux actions humaines. En introduisant une logique cause-conséquence entre des événements séparés – du genre : « parce que ce matin il avait fait ceci… alors il se trouva tout d’un coup… » –, le récit ouvre en effet un espace d’intelligibilité où se rassemblent succinctement les divers épisodes d’une action étalée dans le temps. Mais, à l’inverse, on constate que le temps narratif, qui émerge de la combinaison des dimensions chronologique et non chronologique, s’il se construit le plus souvent sur les principes du temps cosmique que sont la succession ou l’irréversibilité, autorise également des écarts temporels et des renversements non linéaires. C’est que le temps narratif confère au lecteur le pouvoir de remonter la pente des événements illustrés, de renverser leur ordre de présentation, en lisant à rebours le montage d’actions que le récit assemble. Parfois, ces retours et ces renversements sont mis en scène par le récit lui-même, en vertu de la sorte de fusion entre l’action présente et les souvenirs lointains qu’opèrent certains romans tels que Mrs Dalloway de Virginia Woolf164 ou Kamouraska d’Anne Hébert. Ce procédé d’inversion révèle

selon Ricœur une qualité cachée du temps cosmique qui, du même coup, le rapproche nettement du

162 TR 1, p. 127. 163 TR 1, p. 128. 164 TR 2, p. 194-196.

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temps vécu : sa disposition à être lu « à rebours, comme la récapitulation des conditions initiales d’un cours d’action dans ses conséquences terminales165 ».

La configuration narrative a également le pouvoir de rapprocher, sans les confondre, diverses échelles de temps. Nous pouvons nous reporter à cet égard à la lecture critique de la Méditerranée à l’époque de Philippe II de F. Braudel que propose Ricœur dans Temps et récit 1. Celui-ci met alors l’accent sur l’analogie que le style historiographique de Braudel invite à construire « entre le temps des individus et le temps des civilisations166 ». Il est vrai qu’avec l’innovation d’une histoire de longue durée, l’historien

français souhaitait plutôt retirer à l’événement son privilège épistémologique, afin de favoriser une écriture (non narrative) de l’histoire axée sur les temps longs, donc imperméables aux fluctuations des actions humaines. À Ricœur de répliquer cependant que ce changement d’échelle a en fait le mérite d’illustrer la sorte de continuité historique qui relie le temps de l’action et celui des lentes transformations structurelles, parce qu’il permet justement d’inscrire le premier sur le second. En ce sens, notre auteur révèle le rapport analogique qui s’installe entre le temps que « nous sommes » et celui que « nous ne faisons pas »167. Or c’est l’intrigue qui, selon Ricœur, affine cette analogie168, même

lorsque, comme dans l’historiographie des Annales, il semble que l’on ait déplacé le nœud de l’intrigue sur des entités d’ordre supérieur (comme des quasi-personnages : par exemple la Méditerranée).

Enfin, en plus de faire varier la connexion entre passé, présent et futur, et en plus de consolider des échelles temporelles, le récit possède aussi la capacité de mettre en lumière et en relation certaines idées-limites qu’enveloppe le concept de temps. Parmi celles-ci l’expérience (ou la non-expérience) de la mort ou les expériences d’éternité sont les plus fascinantes169. Nous n’en dirons pas plus sur ces

questions. Mentionnons simplement, en guise de résumé, que c’est parce qu’il agence tous ces aspects de la temporalité et en renverse les rapports habituels que le récit, soutient Ricœur, configure l’expérience humaine du temps.

La préfiguration. Outre le fait qu’elle met en relief ces variantes par lesquelles l’imagination poétique configure la temporalité de l’action, l’idée de triple-mimèsis apporte également une clarification précieuse à propos du pouvoir de redescription que détient le discours poétique : en tant qu’imitation créatrice, le récit invente ses péripéties en puisant dans le champ de l’action effective des ressources sémantiques et symboliques déjà opérantes170. C’est ce que suppose en effet le stade de la mimèsis 1, de

165 TR 1, p. 131. 166 TR 1, p. 395. 167 TR 1, p. 395.

168 C’est ce que Ricœur nomme à partir de MHO, la configuration des jeux d’échelles. Voir notamment MHO, p. 316-317. 169 Voir TR 3, p. 241-244.

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la préfiguration. Parce que toute action, même la plus banale, renferme un sens symbolique en raison des médiations culturelles qui la précèdent, elle offre déjà au récit qui s’en empare une série de symboles à exploiter et à ordonner. De la simple salutation, aux mœurs, coutumes et valeurs qui régissent l’agir ensemble, on constate en effet qu’avant même d’être reflétés comme tels dans nos récits, des réseaux symboliques déterminent d’emblée les conduites de nos interactions et inclinent notre « évaluation » des comportements et des caractères171. Or même s’il est le plus souvent préréflexif, ce symbolisme

dispose néanmoins d’une valeur herméneutique irrécusable. Car comme l’écrit Ricœur : « [avant] d’être soumis à l’interprétation, les symboles sont des interprétants internes à l’action172 ».

En ce sens, la préfiguration narrative (mimèsis 1) joue déjà un rôle prépondérant sur plusieurs niveaux de l’expérience temporelle. D’abord, il faut souligner que d’un point de vue sémantique, le caractère temporel de l’action est toujours exprimé au moyen d’adverbes de temps, tels « alors, après, plus tard, plus tôt, depuis, jusqu’à ce que, tandis que, pendant que, toutes les fois que, maintenant que, etc.173 », lesquels aident à lire la durée, la succession ou la simultanéité des composantes de l’agir, plus

spécialement l’agir ensemble. À un autre niveau, c’est le symbolisme du « chiffre », pourrait-on dire, qui investit le déroulement d’une action en l’adossant à l’ordre quantifié des horloges et des dates174.

Enfin, il y a en quelque sorte une préfiguration phénoménologique à l’œuvre en tout agir, puisque l’action, à son stade le plus primitif, se présente déjà au moyen de codes linguistiques relatifs à l’interaction des trois dimensions temporelles que sont le passé, le présent et l’avenir. Dans l’agir concret, le temps est déjà ordonné selon un certain sens, car l’action est exprimée dans un vocabulaire où s’entremêlent sans s’y confondre les médiations langagières propres à nos intentions dirigées vers le futur (but, ambition, etc.), à l’expérience et aux motifs qui nous relient au passé et, enfin, au « je peux » qui exprime notre pouvoir d’initiative dans le présent175. Toutes ces structures symboliques, le

récit ne les invente pas, mais les récupère dans une configuration signifiante, de manière à accroître leur intelligibilité. L’art de raconter est en ce sens moins l’art de créer ex nihilo un symbolisme de l’action que de produire des ordres signifiants dans lesquels des symboles préexistants et déjà opérants s’organisent de manière plus cohérente.

171 On pourrait classer de fait ce que C. Taylor appelle des « strong evaluations » parmi ces symbolismes primaires de l’action

(Sources of the Self, Cambridge, Harvard University Press, 1989, p. 20).

172 TR 1, p. 114. 173 TR 1, p. 122.

174 Ricœur souligne avec raison que « le temps du calcul » est le fruit d’une « priorité accordée à l’économique » et que pour

cette raison il constitue « un style de symbolisation » propre à un type de sociétés particulières, à savoir les sociétés industrielles et post-industrielles (P. Ricœur, « Introduction » à Le Temps et les philosophies, Études préparées pour l’Unesco, Paris, Payot, 1978, p. 18.

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Les implications de ce symbolisme (pré)opérant sont considérables. Parce que l’être humain est un être de culture, qu’il baigne d’ores et déjà dans une précompréhension du monde en partie informée par son appartenance à une collectivité historique donnée, son expérience du réel se produit constamment à travers le filtre des réseaux symboliques qui structurent le vivre-ensemble. Sur le plan ontologique, on ne sera donc pas étonné de constater que l’imagination dispose d’une prétention à dévoiler des traits de l’être et de notre être-au-monde, puisqu’elle façonne déjà, en partie, notre expérience originelle de la réalité. Par sa théorie de la triple-mimèsis, Ricœur complète donc en quelque sorte sa théorie de l’imagination : une homogénéité ontologique relie l’amont et l’aval du texte, dans la mesure où la préexistence d’un ordre symbolique au sein de l’action réelle facilite le passage du monde du récit au monde du lecteur176. C’est d’ailleurs cette homogénéité partielle des sphères ontologiques

qu’accentue la répétition du suffixe « figuration » dans les trois instances de la triple-mimèsis.

La refiguration. À partir de Temps et récit, la transition herméneutique par laquelle on passe « d’un monde fictif à un monde réel à travers un monde potentiellement réel177 » reçoit le titre de

« refiguration » (mimèsis 3). Par ce néologisme, Ricœur cherche à mettre en lumière le fait que le récit de fiction, parce qu’il reformule le monde vécu à partir du déploiement figuratif d’un agir possible, révèle certains aspects du réel en même temps qu’il invite à les transformer178. Ce que le terme de

refiguration ajoute à celui de référence (métaphorique) – car les deux notions sont plus que voisines – est l’idée d’un travail actif de l’imaginaire sur la réalité, laquelle devient, par le fait même, soumise à son dynamisme. Certes, un tel dynamisme était déjà opérant avec la référence métaphorique. Mais comme le récit porte sur l’agir, il permet de déceler non plus seulement des manières d’être possibles au sein du réel, mais aussi des manières d’agir autrement.

Avant de poursuivre sur le thème de la refiguration, nous voudrions apporter une précision au sujet de la relation qui rattache, au moyen de la configuration narrative, les stades de la préfiguration

176 Il est vrai que la théorie de la métaphore n’est pas totalement en manque par rapport à ce principe, car elle se fonde sur

la vocation référentielle du langage. Le langage est alors ce qui assure le lien de continuité entre réalité et fiction. Mais il reste qu’entre le langage propositionnel et le discours poétique un hiatus demeure. C’est celui-ci que comble l’idée d’un ordre figuratif dont se trouvent déjà investis tous les seuils de l’expérience.

177 P. Ricœur, « Mimèsis, référence et refiguration dans Temps et récit », Paul Ricœur. Temporalité et narrativité, Études

phénoménologiques, 6, 1990, p 35.

178 TR 3, p. 285. W. C. Dowling a probablement raison de souligner le caractère possiblement contraignant du récit : non

seulement celui-ci libère-t-il une proposition de monde, écrit Dowling, sa refiguration dans le monde du lecteur peut parfois faire en sorte qu’il soit désormais impossible de voir la réalité autrement que sous l’angle nouveau qu’a induit ledit récit. Peut-être l’analogie que cet auteur suggère entre l’effet de la refiguration narrative sur notre vision du monde et l’effet des changements de paradigme sur les conventions scientifiques est un peu démesurée (W. C. Dowling, Ricœur on Time and

Narrative. An Introduction to Temps et récit, University of Notre Dame Press, 2011, p. 15). Il reste que Dowling touche à

quelque chose d’intéressant : le récit n’est pas seulement une invitation à agir autrement, mais parfois une mise en évidence de la nécessité de changer notre agir.

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et de la refiguration. Il ne faudrait pas penser que l’idée d’une préfiguration narrative de la temporalité entraîne la triple-mimèsis dans une circularité malheureuse (du genre : le récit refigure le temps humain, parce que l’expérience du temps est d’emblée narrative). Pour éviter l’écueil d’un cercle vicieux, Ricœur invite, dans Temps et récit, à soigneusement distinguer le symbolisme « implicite », que recèle la symbolique primitive de l’action, et le symbolisme « autonome » que confectionne le récit et dont la construction ne dépend d’aucune occurrence réelle d’action179. Il y aurait pour ainsi dire un symbolisme

d’avant le récit, un symbolisme que celui-ci justement, du fait de son autonomie vis-à-vis des actions concrètes, récupère et transforme. Il est vrai que, comme le note subtilement P. Kemp, l’état pré- narratif du temps humain qu’évoque Ricoeur est davantage une « présupposition abstraite du récit180 »

qu’un trait effectif de notre condition temporelle. L’expérience le confirme : la vie humaine se trouve toujours déjà, en quelque façon, « empêtrée dans des histoires » (pour reprendre le titre de l’ouvrage de W. Schapp181) de sorte qu’elle semble constamment se déployer dans l’horizon de récits préexistants.

Qu’est-ce qu’un stade pré-narratif dans cette perspective ? La difficulté est évidente, mais non insurmontable. Car entre l’histoire cohérente et close que construit le poète (ou bien l’historien), et l’archipel d’histoires fragmentaires et inachevées entre lesquelles naviguent les vies des personnes, il existe une différence de degré, et peut-être même de nature182. Cette différence, Ricœur la conçoit

expressément quand, quelques années après Temps et récit, il différencie le « récit au quotidien » du récit proprement « littéraire »183. Plutôt que de renvoyer à une expérience supposée pré-narrative, Ricœur

parle alors d’une expérience « prélittéraire » afin de caractériser l’épreuve du temps qui se joue au stade de la mimèsis 1 (préfiguration). Dans tous les cas, une chose est claire : si les trois stades de la mimèsis participent à un même ordre figuratif (voire narratif) homogène, ils ne sont pas pour autant substituables184. La refiguration narrative transforme notre expérience du temps, parce que la

179 TR 1, p. 113-114.

180 P. Kemp, Sagesse pratique de Paul Ricœur. Huit Études, Paris, Éditions de Sandre, 2010, p. 19.

181 W. Schapp, In Geschichten verstrickt. Zum Sein von Mensch und Ding, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 1983 ; trad.

fr. J. Greisch, Empêtrés dans des histoires. L’être de l’homme et de la chose, Paris, Cerf, 1992. Aussi cité par Ricœur dans TR 1, p. 142.

182 Pour Schapp, justement, la plupart des histoires dans lesquelles on se trouve empêtré ne ressemblent pas à des « pièces

de théâtre achevées », mais s’apparentent plutôt à des « débuts d’histoire », voire « des lambeaux, des fragments d’histoires inconsistants ». Mais surtout, à la différence des configurations narratives que produisent les récits de romanciers ou d’historiens, dans ces histoires parcellaires, on est engagé de la même manière que l’on se trouve engagé dans le monde de l’agir, puisque ces histoires dont parle Schapp forgent précisément le monde dans lequel nous vivons : « Elles ne se tiennent