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Chapitre 4 : Rouvrir l’avenir dans le passé La représentation historique

2. Le futur-passé des vivants d’autrefois

2.1. L’illusion rétrospective de la fatalité

Dans Temps et récit 1, le futur-passé des acteurs de l’histoire est souligné dans le cadre d’une réflexion épistémologique sur la causalité historique. Cherchant un raccord entre l’explication causale, qui différencie l’histoire de la pure fiction, et l’intelligence narrative, Ricœur se penche sur la notion

395 Sur ce « principe herméneutique », voir J. Grondin, Du sens des choses. L’idée de la métaphysique, Paris, Puf, 2013, p. 51-55. 396 TR 1, p. 311 sq.

397 MHO, p. 449 sq. 398 MHO, p. 371 sq.

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« d’imputation causale singulière399 », dont il retrouve les linéaments dans le fameux texte de M. Weber

« Études critiques pour servir à la logique des sciences de la culture400 ». Ce qui fascine avant tout

Ricœur dans l’opuscule de Weber, c’est l’introduction d’une logique de l’histoire axée sur la construction de « tableaux imaginaires401 ». En l’absence d’un système légal irrécusable, l’histoire, afin

de déterminer une connexion causale entre les événements passés, se doit selon Weber de procéder à une « série d’abstractions402 » : une première consiste à isoler les facteurs jugés incidents (ou

significatifs) dans une chaîne d’événements ciblée ; une seconde consiste à « modifier en pensée403 »

certaines composantes de la chaîne établie (une décision, une circonstance, etc.) afin d’évaluer combien différente elle aurait été suivant les modifications opérées. Loin d’être arbitraire ou simplement fabulatrice, cette construction imaginative vise à « aboutir à une synthèse de l’ensemble causal “réel”404 », c’est-à-dire à une évaluation graduée (de la cause « accidentelle » à la « cause adéquate » ou

« suffisante ») des « composants causatifs individuels405 », en établissant les « possibilités objectives »

qui ressortent de la suite d’événements dont on a légèrement modifié le cours par variation imaginative. En se demandant, par exemple, « que se serait-il passé si Bismarck n’avait pas déclenché la guerre contre l’Autriche-Hongrie en 1886 ? », on tend à apprécier les répercussions concrètes de cette décision, advenant qu’elle n’ait jamais été prise. Assigner la signification causale d’une action, d’un événement ou d’une structure socio-économique (car l’imputation causale singulière ne touche pas seulement les choix individuels, mais toutes les échelles de la description historienne, de la personne à la structure, en passant par la conjoncture406) dépend selon Weber de notre capacité à nous figurer d’autres

possibilités d’advenir, et à évaluer, en s’appuyant sur « les règles générales de l’expérience », les effets irréels qui en auraient suivi.

Comme le résume Ricœur, la logique d’imputation causale en histoire, telle que formulée par Weber, repose sur trois procédés interreliés : « la construction par l’imagination d’un cours d’événements », « la pesée des conséquences probables de cet événement réel », « enfin […] la comparaison de ces conséquences avec le cours réel d’événements407 ». Ce procès en trois étapes se

laisse facilement rapprocher de l’opération de variations imaginatives dont fait son pain la

399 TR 1, p. 311 sq.

400 M. Weber, Essais sur la théorie de la science, p. 215-323. 401 Ibid., p. 303. 402 Ibid., p. 302. 403 Ibid., p. 302. 404 Ibid., p. 303. 405 Ibid., p. 308. 406 Voir TR 1, p. 332-339. 407 TR 1, p. 324.

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phénoménologie husserlienne : dans les deux cas, « l’abstraction » imaginative a pour but de déterminer « le nécessaire » à partir d’une variation sur les possibilités attachées à un même ordre considéré (d’un côté le phénomène, de l’autre le cours d’événements). Mais tandis que la démarche husserlienne vise à atteindre « l’essence » des phénomènes, la méthode de Weber est quant à elle rivée à la « cause adéquate », qui est dite telle relativement au « tableau imaginaire » dont elle est extraite. Certes, la cause adéquate reste en ce sens établie sur la base de probabilités invérifiables. Mais cela ne veut pas dire pour autant que celles-ci soient irrationnelles. En fait, c’est là une exigence du travail historien que de fonder les possibilités objectives (ou les relations causales irréelles) sur des raisons recevables, qui leur confèrent un certain degré de rigueur explicative. Si l’historien ne peut jamais prouver comme tel que le sort du monde aurait été différent si telle décision politique n’avait jamais été prise, il peut au moins défendre, à travers une démarche argumentative, pourquoi il tient pour significative cette décision, et pourquoi il lui attribue un tel pouvoir causal. Le probabilisme sur lequel repose l’imputation causale singulière est certes approximatif, mais non dépourvu de toute validité408.

Si Ricœur commente favorablement ces réflexions de Weber sur la médiation imaginative qui procure à l’histoire une logique de l’imputation causale, c’est afin de mettre en relief le présupposé narratif sur lequel paraît se fonder la détermination, ainsi conçue, d’une cause historique. Car se figurer un cours d’événements différents à partir de données réelles, affirme Ricœur, c’est déjà opérer la sorte de synthèse de l’hétérogène qui caractérise la mise en intrigue409.

Fait plus intéressant encore, à la configuration imaginative d’une chaîne causale par l’histoire semble correspondre un trait déterminant de la temporalité de l’agir historique. C’est que les variations imaginatives, lorsqu’appliquées à un cours d’événements passés, ont également pour effet de mettre en relief l’élément d’incertitude et d’imprévisibilité qui accompagne les décisions prises dans le passé. Sur ce point, Ricœur s’appuie non plus sur Weber, mais sur l’historien-philosophe R. Aron. Suivant en partie Weber, ce dernier écrit dans son Introduction à la philosophie de l’histoire : « L’estimation rétrospective des probabilités reprend la délibération qui aurait été celle de l’acteur dans le cas idéal où celui-ci aurait possédé toutes les connaissances accumulées par l’historien410 ». Mais Aron franchit un pas de plus en

408 La logique probabiliste soutenue par Weber est ainsi comparable à ce qui dans l’herméneutique des textes correspond à

la dynamique « conjecture »/« validation ». Ricœur reprend ici une thèse d’E. D. Hirsch (Validity in interpretation, New Haven, Yale University Press, 1967) : si toute interprétation repose sur une hypothèse conjecturale, celle-ci peut au moins être validée par une démarche argumentative fondée sur des connaissances grammaticales, typologiques, etc. Validité n’est donc pas synonyme de « vérification empirique » ; celle-ci implique une attestation par les faits, celle-là une « logique de l’incertitude et de la probabilité qualitative » (P. Ricœur, « Le modèle du texte : l’action sensée considérée comme un texte », TA, p. 225).

409 TR 1, p. 339.

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ajoutant que lorsque l’historien « oppose au futur devenu réel les autres éventualités, alors envisagées, aujourd’hui condamnées », il restitue « l’incertitude du destin » que connaissaient les hommes et les femmes ayant agi dans le passé411. Selon Aron, en effet, non seulement l’imagination historique et le

récit qu’elle configure contribuent à établir les connexions causales qui raccordent les événements historiques entre eux, ils engagent également à considérer les virtualités non advenues du passé, celles qui se tenaient encore ouvertes dans l’avenir attendu des acteurs d’autrefois. Ainsi, comme l’avait déjà fait à sa manière Kierkegaard dans ses Miettes philosophiques412, Aron entame une lutte contre « l’illusion

rétrospective de fatalité413 », dont est affecté selon lui un certain pan de la pratique historienne.

Ce n’est pas, soit dit en passant, que les historiens ne s’entendent pas pour dire que ce qui s’est passé autrefois relève de la contingence. Quoique l’assassinat de Jules César, par exemple, s’explique par les motifs idéologiques de certains sénateurs et la rumeur de couronnement de l’empereur, il y a généralement unanimité pour dire que tout le déroulement du coup d’État ainsi que ses conséquences politiques subséquentes auraient pu être complètement autres, aucune loi immuable n’étant discernable à leur point d’origine414. Si, à ce titre, l’on croit généralement que les événements passés se sont produits

de façon contingente, en étant soumis au hasard des circonstances, l’on n’est pas toujours conséquent avec cette croyance lorsque vient le temps de poser un regard rétrospectif sur les choses survenues dans le passé415. Pour celui qui regarde en arrière, les actions et leurs conséquences sont déjà

déterminées, la continuité est établie de manière presque automatique. Pour l’acteur historique, en revanche, les résultats de ses actions ne sont presque jamais connus d’avance. Cela tient à la finitude de l’action humaine, qui fait en sorte que, compte tenu des circonstances non maîtrisées, voire surplombées par le hasard, dans lesquelles nous agissons, nos anticipations se voient la plupart du temps déjouées par le cours des choses, les effets engendrés par nos actions ne correspondant guère à l’intention à leur source. On assiste alors au « retour contingent des possibilités refoulées de l’action », comme le dit élégamment R. Bubner416. Or c’est bien là, selon Aron, une des tâches décisives de

411 Ibid., p. 187

412 S. Kierkegaard, Miettes philosophiques. Le concept d’angoisse. Traité du désespoir, trad. K. Ferlov et J.-J. Gateau, Paris, Gallimard,

1990, p. 117 sq.

413 R. Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire, p. 187

414 L’exemple est emprunté à R. Bubner, « De la différence entre historiographie et littérature », p. 50.

415 En guise d’exemple, on se reportera à la critique acerbe qu’adresse F. Furet à la lecture téléologique que fait A Soboul

de la Révolution française. Furet avance que Soboul, au lieu de considérer la Révolution française comme « un des avenirs possibles de la société française du XVIIIe siècle », semble la percevoir comme « son seul futur, son couronnement, sa fin,

son sens même » (F. Furet, Penser la révolution française, Paris, Gallimard, 1978, p. 148).

416 Étrangement, R. Bubner évoque cet effet de la finitude humaine dans le cadre d’une critique qu’il adresse à la thèse

centrale de Temps et récit 3. En se basant sur la distinction aristotélicienne voulant que l’histoire s’occupe du particulier et la poésie de l’universel, Bubner pense que Ricœur va trop loin en affirmant l’entrecroisement du récit de fiction et du récit historique. Seule la fiction serait libre de révéler des possibilités pratiques universelles, l’histoire étant plutôt attachée à la

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l’historiographie que d’inciter le lecteur contemporain à se replacer dans l’ouverture sur les possibles qui appartient à l’événement en train de se faire, c’est-à-dire au moment d’incertitude où son issue n’était pas encore connue.

Deux raisons sont en fait avancées par Aron pour justifier cette mise en valeur de l’incertitude et de la contingence historique. D’un côté, la prise en compte du futur-passé de l’histoire répond à une exigence de rigueur, puisque comprendre le passé – et c’est bien là ce que vise l’historien ! – implique aussi de comprendre la part d’imprévisibilité qui accompagne normalement les actions en train de se produire. Même si nous connaissons déjà, nous qui sommes à distance temporelle du passé envisagé, les conséquences qui se sont ensuivies d’un événement historique, nous ne comprenons réellement la situation des acteurs qui y ont pris part que lorsque l’on se replace dans « l’incertitude du destin » qui enveloppait leurs décisions et leurs agissements. Ici, l’imagination historique conjugue fidélité au passé et innovation de sens : c’est en vue de représenter fidèlement le contexte temporel tridimensionnel dans lequel les acteurs d’hier faisaient leurs choix et intervenaient dans le cours du monde, que l’on crée, au travers d’une configuration narrative, une suite d’événements possibles.

D’un autre côté, selon Aron, la restitution de la contingence historique a pour effet de nous faire redécouvrir, à nous les acteurs du présent, notre propre puissance d’agir. L’illusion rétrospective, en effet, ne suscite pas seulement une vision fataliste du passé ; elle conforte généralement une intelligence déterministe de l’action humaine. Or quand l’historien rouvre dans le passé l’incertitude de l’avenir, il contribue à l’inverse à distinguer, écrit Aron, « la fatalité de ce qui, ayant été, ne peut plus ne pas avoir été, de la nécessité massive qui écraserait l’individu et impliquerait un avenir prédéterminé417 ».

On anticipe ici une idée que Ricœur développera plus tard dans Temps et récit, à savoir que le récit historique offre à l’expérience un modèle de sens adéquat pour comprendre la temporalité de l’agir. À ce stade, il semble donc que la médiation imaginative qui veille à la création rétrospective des possibilités historiques a déjà quitté le plan de la configuration narrative pour atteindre le seuil de la refiguration. Car ce n’est plus seulement la compréhension d’un monde passé qui est ainsi attendue,

tâche d’explorer toutes les singularités appartenant à des événements non généralisables. La finitude de l’action serait une sorte de confirmation de la thèse selon laquelle l’historique échappe sans cesse à l’universalité créée de la fiction, en raison de sa soumission au hasard et aux effets de circonstance (R. Bubner, « De la différence entre historiographie et littérature », p. 54-55). Bubner passe cependant à côté de la véritable fonction de l’entrecroisement de la fiction et de l’histoire, qui n’est pas de fusionner les disciplines et leurs intentions propres, mais de mettre au jour les emprunts mutuels qu’ils se font pour assurer leurs visées référentielles respectives et par le fait même contribuer à la formation du temps humain. À cet égard, « les possibilités refoulées de l’action » constituent une dimension particulièrement parlante de l’action historique, car l’histoire, pour les rendre intelligibles, se doit justement de faire appel aux procédés imaginatifs de la fiction, en vue de déceler précisément les autres possibles escomptés que le « retour du contingent » a justement empêchés.

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mais une compréhension plus avisée de soi-même en vertu d’une certaine lecture du temps de l’agir que nous expose le récit historiquedans son rapport intime à la fiction418. Il est à ce propos pertinent

de rapprocher les analyses que Ricœur consacre à Aron dans Temps et récit 1 des déclarations qu’il place à la fin de son chapitre sur l’entrecroisement référentiel de la fiction et de l’histoire. Nous pouvons lire le passage suivant419 : « S’il est vrai qu’une des fonctions de la fiction, mêlée à l’histoire, est de libérer

rétrospectivement certaines possibilités non effectuées du passé historique, c’est à la faveur de son caractère quasi historique que la fiction elle-même peut exercer après-coup sa fonction libératrice. Le quasi-passé de la fiction devient ainsi le détecteur des possibles enfouis dans le passé effectif420 ».

Encore faut-il cependant, afin que la refiguration soit complète, que ces « possibles enfouis » puissent faire l’objet d’une reprise effective. Nous en reparlerons dans la section 2.3 du présent chapitre.