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Chapitre 1 : Être affecté par le temps L’irréversibilité et la survivance intangible

3. La dissymétrie entre passé et futur

L’objection heideggérienne étant en partie neutralisée, nous voudrions à présent apporter à notre démarche une justification supplémentaire. On se souvient que la tension pratique qui découle de l’aporie du temps vécu et du temps cosmique était censée fournir l’impulsion existentielle de nos réflexions ultérieures sur le pouvoir de rouvrir le passé, celui que réalisent, sous diverses formes, les reprises créatrices. Mais pourquoi centrer ainsi nos analyses sur la dimension du passé plutôt que sur celle de l’avenir, étant donné que, comme on l’a vu, la tension temporelle affecte pareillement ces deux horizons constitutifs de la temporalité ? La réponse naturelle à cette question a trait à la dissymétrie modale qui permet de distinguer soigneusement le passé et le futur quant à leur manière respective de prendre part à la tension temporelle de l’agir. C’est que malgré toutes les contraintes que le temps cosmique impose au projet, il reste que le futur est par essence l’horizon temporel du possible, de ce qui est à faire et de ce qui peut être fait ; le passé, en revanche, se présente au contraire à la conscience agissante comme la dimension du déjà fait, de l’irrémédiable. Autrement dit, même si le temps cosmique conditionne la cadence des jours sous laquelle s’accomplit l’agir, il demeure que c’est tendue vers l’avenir que l’action se réalise et dans l’avenir qu’elle est d’abord projetée. Certes, la succession temporelle donne à l’avenir l’apparence d’advenir tantôt trop lentement tantôt trop rapidement ; ou bien l’occasion tarde à se présenter, ou bien elle est survenue trop tôt. Toujours est-il que si l’avenir se présente ainsi, il se laisse « domestiquer », écrit Ricœur, car il fraye malgré tout la voie d’une décision virtuelle, d’un projet possible. Que le futur aussi comporte son lot de déceptions, nul ne le contestera. Mais il n’en demeure pas moins que même l’annonce future d’une impossibilité se détache sur l’arrière-

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fond d’un réseau de possibles à accomplir, qui se présente tel grâce au caractère d’incertitude qui confère à l’avenir son statut original dans l’ordre tridimensionnel du temps humain. Dans le futur, tout n’est pas possible, mais tout est loin d’être impossible.

Or, cette remarque ne vaut que pour l’avenir, car si le futur est incertain, le passé est quant à lui accompli. En ce sens, on pourrait même dire que le passé est œuvre de nécessité. Non pas cependant au sens d’une nécessité logique – qui n’aurait pour principe que la non-contradiction –, mais au sens d’une nécessité d’existence, celle que traduit parfaitement dans le registre de l’agir temporel la notion d’irrévocabilité. C’est que pour un regard rétrospectif, comme y a insisté Hegel dans sa Logique, le possible et l’effectif ne sont que des concepts transitoires que « sursume » la notion de nécessité : si la chose est arrivée, c’est qu’elle était possible, et comme elle s’est produite et non quelque chose d’autre, c’est qu’elle était tout aussi nécessaire : de toute éternité, il devait en être ainsi70. L’irréversibilité du temps

paraît ainsi convertir la contingence de l’à venir en nécessité de l’advenu. Il faudra plus tard mettre en avant les raisons qui poussent Ricœur à contester ce biais de la rétrospection qui transforme toute potentialité en ordre nécessaire. Mais pour l’instant donnons tout de même provisoirement la parole à cette sagesse de l’irrémédiable que résume cette sentence du Volontaire et l’involontaire : « Le passé paraît plus fondamentalement hors de mes prises parce qu’il exclut que je le change ; il rend possible une rétrospection, non une action71 ». Évidemment, l’impossibilité d’agir à contre-courant du temps ne

soulèverait pas un problème de poids si, par ailleurs, les expériences passées ne continuaient d’exercer une influence significative sur les aléas du présent. C’est là la conséquence principale de la tension temporelle de l’agir : les événements passés ne fuient pas avec le temps qui passe, mais restent dans nos mémoires les absents qui hantent nos sentiments et inclinent nos volitions. C’est d’ailleurs parce qu’il se retire de tout projet que le passé fait peser le poids de son immutabilité. Ainsi naissent de l’impossibilité de défaire ce qui est arrivé autant de visages attristés (remords, regret, nostalgie, etc.) que d’airs pathologiques (compulsion de répétition, paralysie, etc.). L’affliction qui ressort de toutes ces désolations, le narrateur de la Recherche lui donnait un titre fort évocateur : « la douloureuse synthèse de la survivance et du néant72 ».

Cette synthèse invincible doit-elle nous réduire à nous résigner devant cette dissymétrie malheureuse qui impétueusement éjecte le passé hors de nos prises ? Pas entièrement. En fait, plusieurs

70 C’est du moins de cette manière que nous comprenons cette phrase de Hegel : « […] la réalité, tout en différant de la

possibilité, lui est identique. Et c’est du fait de cette identité qu’elle est nécessité » (G. W. F. Hegel, Wissenschaft der Logik II, Frankfurt am Main, Suhrkamp,1969, p. 207 ; trad. S. Jankélévitch, Science de la logique, t. 2, Paris, Aubier, 1949, p. 204).

71 VI, p. 50.

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stratégies de résistance restent envisageables. Il n’y a qu’à penser par exemple à la voie triomphante qu’emprunte l’existentialisme d’un Jean-Paul Sartre, dès lors que celui-ci exalte une conscience libre de choisir à son gré les pièces du passé à même d’alimenter l’avenir73. Ce n’est toutefois pas le chemin que

préconise Ricœur. En bon lecteur de Freud, l’auteur de De l’interprétation sait que l’oubli volontaire des expériences regrettables ne trompe qu’un instant, le temps que le refoulement se retourne dans des symptômes aussi dommageables que secrets. En bon herméneute, il refuse également de ne considérer le passé que comme la dimension temporelle de « l’engluement » dans l’être « en-soi »74. Car pour lui le

passé est également le lien temporel de l’héritage et ainsi il commande que l’on assume la dette qui rattache notre être empirique à une histoire qu’on ne décide jamais soi-même. Dès Le Volontaire et l’involontaire, Ricœur choisit pour ces raisons le chemin plus sinueux du consentement. Puisqu’on ne peut rayer le passé qu’au prix de dépriser irresponsablement sa propre histoire, il est préférable d’adopter la posture de l’acceptation, celle qui consiste à assumer ce qui du fond d’un passé irrévocable nous affecte et nous accable. Toujours est-il que nous ne sommes pas pour autant tenus de faire correspondre cette attitude à une résignation malheureuse, qui au fond finirait par nous vautrer dans un « ressentiment contre le temps »75. Ce serait mal comprendre le sens du consentement selon Ricœur. Il faut ici

s’accorder avec O. Abel, qui écrit dans une formule tout aussi élégante que provocante que chez notre auteur « le sujet ne cède qu’en protestant76 ». Mais protester contre quoi ? Dans les écrits ricœuriens

entourant Temps et récit et La mémoire, l’histoire, l’oubli, on comprend que la protestation du sujet qui consent à l’irrévocabilité du passé s’exprime avant tout contre la fixité du sens. Voilà qui dicte le trajet de nos prochains développements : il nous faut sonder le rapport conflictuel qui s’installe entre l’irrévocabilité des faits et l’ouverture du sens qui en émane77. La tâche qui s’impose à nous est donc de

comprendre comment la compétence herméneutique de réactiver les possibles enfouis du passé peut selon Ricœur contrebalancer la dissymétrie entre passé et futur, non pas en faisant du passé une dimension temporelle de l’agir, mais en lui découvrant tout de même un espace de possibilités, de sorte que l’existence humaine jouisse finalement d’une prise partielle sur le sens qu’il revêt.

73 J.-P. Sartre, L’Être et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1943, p. 553 sq. 74 Ibid., p. 186.

75 P. Ricœur, « Religion, athéisme et foi », CI, p. 455.

76 O. Abel, « L’adolescence du consentement », dans J. Porée et G. Vincent (dir.), Paul Ricœur. La pensée en dialogue, Presses

universitaires de Rennes, 2010, p. 109.

77 Sur ce point, Ricœur se rapproche somme toute de J.-P. Sartre. Celui-ci distingue également faits et signification, affirmant

que si l’un est immuable, l’autre est sujet à de multiples variations (J.-P. Sartre, L’Être et le néant, p. 554-555). En fin de compte, la principale différence qui permet ici de départager entre l’existentialisme de Sartre et l’herméneutique critique de Ricœur est l’accent que cette dernière fait porter à l’être-affecté-par-le-passé qu’aucune libre initiative ne peut vaincre complètement.

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Cette compétence appartient plus spécialement à une conception narrative du temps humain, celle que Ricœur associe par ailleurs à une herméneutique centrée sur le potentiel créateur de l’interprétation. C’est sur ce terrain théorique qu’il nous faut maintenant nous déplacer.