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Chapitre 2 : Raconter le temps L’imagination, le récit et l’interprétation créatrice

1. L’imagination dans le discours poétique

1.3. La véhémence ontologique du discours poétique

Selon Ricœur, la vocation ontologique du langage se manifeste dans toute sa profondeur quand le discours se constitue en texte, ou plus spécialement en œuvre (poétique, littéraire, philosophique, etc.)

122. Ce qui distingue l’œuvre de toute autre unité de signification c’est qu’elle forme une totalité

organique dont on ne peut fractionner les parties qu’au risque d’altérer la chose qu’elle vise à communiquer. Or, lorsque la signification ne se déploie plus au niveau de l’énoncé, de la phrase, mais émane de l’intégralité d’un discours, l’analyse sémantique, quoique toujours pertinente, s’avère alors insuffisante. C’est qu’en tant que tout irréductible, l’œuvre fait appel à un travail authentique d’interprétation. Du plan sémantique on passe alors au niveau herméneutique du langage. La raison de ce passage est double : (a) il est dû d’un côté à la complexité interne du discours quand il revêt la forme d’une œuvre ; (b) de l’autre, à la rupture communicationnelle qu’engendre le discours quand il est objectivé en texte.

119 Cette conception, que semblent partager Ricœur et Gadamer, constitue certainement l’essentiel de ce que M.-A. Vallée

a appelé « la conception herméneutique du langage » (M.-A. Vallée, Gadamer et Ricœur…, p. 211.).

120 MV, p. 301. 121 MV, p. 398.

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(a) Lorsqu’un texte devient proprement une œuvre, il gagne en complexité en raison de plusieurs facteurs. D’abord, la signification d’une œuvre n’est pas orientée vers un état de choses individuel, mais vers un complexe d’idées (ou un monde) qu’elle dévoile par étapes, à mesure qu’on la déplie dans son intégralité. Comme œuvre, le discours n’est pas un cumul de phrases dont on pourrait, pour chacune d’elles, déterminer le référent à partir du contexte auquel s’applique chaque énonciation. Il est plutôt une « composition » – Ricœur dit même « disposition »123 –, dont les multiples énoncés ne

sont que les parties, et dont le sens de chacun ne se découvre qu’à la lumière du tout. L’herméneutique classique avait raison de voir dans le cercle du tout et des parties le problème central de l’interprétation : comprendre le tout d’une œuvre c’est comprendre la totalité signifiante que tisse entre elles chacune de ses parties, mais inversement comprendre chaque partie d’une œuvre c’est en saisir le sens à la lumière de l’intention générale qui anime son tout124. S’inscrivant encore une fois dans le sillage de

l’herméneutique classique, Ricœur pense aussi que l’œuvre exige de son lecteur qu’il connaisse ses « codifications » particulières, qu’il saisisse autrement dit « les règles formelles » qui identifient l’œuvre concernée à tel genre ou sous-genre de littérature. Il s’agit presque d’un lieu commun : accéder au sens d’une œuvre requiert que les codes et les différents tropes qui en règlent la composition soient maîtrisés par l’interprète. Autrement, les contresens abonderaient, comme chez ces pseudo-intellectuels qui se félicitent de réfuter la Genèse sous prétexte qu’on n’y trouve aucune trace du Big Bang ou de l’évolution des espèces (comme si un mythe des origines pouvait être interprété selon les critères de traités d’astrobiologie !). Enfin, comme le rappelle Ricœur, chaque œuvre est le fruit d’un « faire » particulier, qui débouche sur une production singulière125. Quoique chaque œuvre participe à un genre de

littérature rendu familier par la tradition littéraire, elle constitue aussi une individualité qui comporte un style parfois unique, avec ses usages rhétoriques singuliers et auxquels l’interprète doit constamment rester attentif. Ainsi, comme le résume Ricœur : « disposition, appartenance à des genres, effectuation dans un style singulier, sont les catégories propres à la production du discours comme œuvre », et c’est pourquoi « le texte comme œuvre » commande un « travail d’interprétation » 126.

123 MV, p. 277.

124 J. Grondin rappelle à cet égard qu’une bonne part des préceptes de l’herméneutique classique constituent le reflet

symétrique des principes de l’ancienne rhétorique (J. Grondin, L’Herméneutique, Paris, Puf, 2006, p. 10-11).

125 MV, p. 277.

126 MV, p. 277. L’on pourrait trouver étonnant qu’en dépit de ses réticences envers toute herméneutique à tendance

psychologisante (comprendre un discours, ce serait comprendre l’intention subjective de son auteur), Ricœur énonce ici des principes exégétiques que l’on retrouve tels quels dans l’herméneutique (psychologisante !) de F. Schleiermacher (Hermeneutik und Kritik, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1977, p. 329 sq. ; trad. fr. M. Simon, Herméneutique, Genève, Labor et Fides, 1987, p. 193 sq.). Mais tandis que Schleiermacher pense la singularité du discours en relation directe avec la vie subjective de son auteur, c’est le texte lui-même qui chez Ricœur est conçu comme « individualité singulière ».

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(b) Quant à l’objectivation du discours, elle est définie par la rupture qu’elle instaure au sein même de la visée référentielle du langage. Selon Ricœur, quand deux interlocuteurs partagent une même situation géographique et temporelle, la visée référentielle et la visée communicationnelle de leur discussion fusionnent dans une certaine mesure. On sait de quoi on se parle, parce que la chose visée par notre échange appartient à un contexte communément partagé. On peut aisément la pointer du doigt ou bien en préciser le sens à la demande de son interlocuteur. Mais comme texte, le discours devient « parole orpheline », comme le décriait Platon dans son Phèdre. Mais ce que Platon déplorait a aussi son versant positif. C’est qu’une fois fixé par écrit, le discours obtient une véritable « autonomie sémantique127 ». L’objectivation du discours signifie précisément ceci : le texte se voit détaché de son

contexte d’énonciation, de sorte qu’il signifie désormais de lui-même, sans avoir besoin d’être reconduit à une intention subjective (la pensée de son auteur), ni à une situation d’origine avec son « auditoire primitif » et les « circonstances économiques, sociales, culturelles de sa production »128. Lorsque le

discours devient œuvre, une distance est donc introduite entre le locuteur et le récepteur. Puisque le texte et son lecteur ne partagent pas un champ de références défini, ce champ doit être reconstruit par l’interprétation. Cela revient à dire que la référence du discours ne s’accomplit plus ici de manière ostensive, et que pour cette raison elle nécessite, en vue d’être saisie, que l’interprète applique à sa propre situation, malgré toutes les difficultés que cette tâche peut comporter, le contenu de l’œuvre interprétée.

Que nous indique cette requête de l’herméneutique au sujet de la vocation ontologique du langage ? Essentiellement deux choses. Premièrement, si le discours dispose d’un pouvoir de manifestation lorsqu’il se concrétise en œuvre (poétique, littéraire, philosophique, scientifique, etc.), sa vocation ontologique ne paraît accomplie qu’au terme d’un travail d’interprétation129. Deuxièmement, on constate

que pour Ricœur le couple sens-référence ne s’applique pas uniquement à des propositions énonciatives, mais s’étend à toutes les sphères du discours, depuis la phrase jusqu’à l’œuvre littéraire. Voilà pourquoi un des principaux problèmes auxquels fait face l’herméneutique a trait à l’éclatement interne de la référence textuelle. Aussi longtemps que le discours possède un sens, il possède également un référent130, mais quand le discours est « œuvre », et non simplement un ensemble disparate

127 P. Ricœur, « Herméneutique et monde du texte », dans EC 2, p. 37-38. 128 P. Ricœur, « De l’interprétation », dans TA, p. 35.

129 Ce point est parfaitement illustré par J.-L. Amalric, Ricœur-Derrida. L’enjeu de la métaphore, Paris, Puf, 2006, p. 84-85. 130 Ricœur admet, il est vrai, qu’il existe des exceptions à la règle. Il y a en effet quelques « textes raffinés » « où le jeu du

signifiant rompt avec le signifié ». Mais, ajoute Ricœur, « cette forme nouvelle a seulement valeur d’exception et ne peut fournir la clef de tous les autres textes qui, d’une manière ou d’une autre, parlent du monde (P. Ricœur, « Le modèle du texte : l’action sensée considérée comme un texte », TA, p. 211) ».

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d’énoncés sur une suite d’états de choses, le référent se transforme : il n’est plus une désignation ostensive, mais une tentative de manifestation. Le discours fixé en œuvre renforce ainsi la capacité du langage à « faire-voir »131. C’est principalement à travers ce changement de disposition que, selon notre

auteur, le langage est susceptible de mettre à nu certaines dimensions de l’existence et de notre être- au-monde132.

Sans doute, le problème le plus difficile auquel se heurte une référence de type « ontologique » émerge avec le texte poétique. Nous revenons ici à notre question de départ. Selon Ricœur, on l’a vu, le discours poétique réclame de son lecteur qu’il suspende provisoirement son engagement dans le monde réel, afin que le langage puisse communiquer, par-delà les emplois usuels, ses ressources inusitées. Mais comment peut-il y avoir visée référentielle lorsque la réalité est justement « mise hors circuit » ? La réponse de Ricœur à cette question est bien connue : la référence de l’œuvre poétique, ce n’est pas en première instance le monde réel, mais le monde configuré que ladite œuvre déploie devant elle. La définition de l’herméneutique qu’offre Ricœur dans La Métaphore vive illustre parfaitement cette idée : « l’herméneutique, écrit notre auteur, n’est pas autre chose que la théorie qui règle la transition de la structure de l’œuvre au monde de l’œuvre. Interpréter une œuvre, c’est déployer le monde auquel elle se réfère en vertu de sa “disposition”, son “genre” et son “style” 133». Le détail de cette théorie de

l’interprétation nous importe peu pour le moment (elle combine, pour le dire rapidement, une dialectique entre explication et compréhension, et une théorie de la lecture134). Ce qui nous intéresse,

c’est avant tout ce qu’elle exprime au sujet de la portée référentielle du langage poétique. La clef de la référence poétique repose ici sur l’idée de « transition ». Contrairement au discours ordinaire, le discours poétique (ou imaginatif) ne possède pas de référence directe, mais seulement « une référence de second rang 135», plus spécialement : le monde du texte, qui est le monde singulier que projette chaque

131 « P. Ricœur, « La structure, le mot, l’événement », CI, p. 81.

132 Il n’est pas surprenant qu’un linguiste comme J.-C. Coquet ait été dérouté par l’usage des mots « être », « réel », « réalité

extra-linguistique », « véhémence ontologique », etc., qui ponctuent la philosophie herméneutique du langage de Ricœur (voir J.-C. Coquet, « Pensée le langage », dans C. Delacroix, F. Dosse et P. Garcia (dir.), Paul Ricœur et les sciences humaines, Paris, Éd. La Découverte, 2007, p. 117-124). Ce dernier, il est vrai, ne précise pas toujours ce qu’il entend par ces notions, si elles sont à prendre dans le cadre d’une métaphysique réaliste, idéaliste ou anti-réaliste, si elles dénotent une réalité préexistante ou une réalité qui se construit avec la parole qui la dit, etc. C’est que Ricœur semble plus stimulé par le problème de la nature extatique du langage que par celui de la nature « métaphysique », au sens classique, du réel. En fait, ce qui l’intéresse par-dessus tout c’est la trajectoire qui va du langage jusqu’au monde, autrement dit, la façon dont le caractère extatique du langage implique une réalité dynamique, qui se trouve en dehors du langage, mais affectée par lui. Une forme de réalisme traverse donc la pensée ricœurienne du langage, dans l’idée d’un extérieur que celui-ci rejoint en quelques façons, mais une tendance anti-réaliste s’y laisse aussi repérer, puisque le langage transforme le monde à mesure qu’il le dit autrement. Peut-être faut-il en déduire tout simplement que les distinctions classiques de la métaphysique (réalisme/idéalisme) s’appliquent improprement à la pensée de Ricœur.

133 MV, p. 278.

134 Voir ci-dessous section 3.1.

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fois telle œuvre en vertu de la signification qu’elle renferme. Il s’agit d’un monde, parce que l’œuvre offre à son lecteur les moyens d’« habiter » un univers signifiant, lui-même porteur de ses codes, ses normes et ses croyances spécifiques. Que ce soit par le récit de fiction, le poème, le traité d’histoire ou d’anthropologie136, le monde de l’œuvre invite son lecteur à s’y projeter selon ses « possibles les plus

propres137 », c’est-à-dire qu’il l’invite à faire l’expérience d’une manière d’exister dans une situation

figurée où il a à s’orienter. Plus encore, s’il est possible de dire que l’œuvre ouvre un monde, c’est qu’à travers elle se découvrent des possibilités que le lecteur peut non seulement s’approprier comme signifiantes, mais aussi appliquer à sa propre existence, pliant en quelque sorte la réalité aux libres jeux de l’imagination. C’est qu’affecté par le dépaysement que provoque son entrée dans le monde du texte, le lecteur se révèle soudainement à lui-même sous un autre jour, de sorte qu’il apprend, à l’intérieur de cette nouvelle constellation sémantique, à se connaître selon les guises d’être possible que l’œuvre lui dévoile. À travers ce renforcement de soi-même, c’est également le monde réel, dans lequel le lecteur évolue et actualise ses propres possibilités d’existence, qui présente incidemment des nouvelles facettes de son être. Deux transitions herméneutiques sont ainsi sollicitées par le discours poétique : la première doit s’effectuer dans le passage du sens de l’œuvre au monde qu’elle libère ; la seconde doit être réalisée dans le transfert du monde de l’œuvre au monde de l’interprète par le truchement de la lecture. Par cette dernière transition, se montre précisément le pouvoir de l’imagination à redécrire le réel en procédant à sa neutralisation provisoire. Le pas de recul que nous invite à prendre le discours poétique vis-à-vis de la réalité quotidienne devient l’occasion de voir autrement ce qui se montre au premier abord. Mieux encore, l’exercice permet de voir ce qui peut être, et non plus seulement ce qui est déjà de façon irrémédiable.

À cet égard, le modèle de la métaphore est encore instructif, pour peu que l’on suppose, comme Ricœur, qu’elle constitue une « œuvre en miniature138 ». La sorte d’être que manifeste le processus

métaphorique, par lequel une interaction possible entre champs sémantiques est portée au jour, est ce que Ricœur nomme un « être-comme », c’est-à-dire une manière d’être et à la fois de n’être pas. C’est que la tension entre la ressemblance et la différence du mode de prédication métaphorique se transpose également, selon Ricœur, sur le plan référentiel139. Le carreau gelé d’Émile Nelligan n’est pas vraiment

136 Même la mise en récit de faits réels est susceptible d’ouvrir un monde dans lequel il est possible de se plonger. Ricœur

écrit à cet égard : « Ainsi parlons-nous du “monde” de la Grèce, non point pour désigner ce que furent les situations pour ceux qui les vécurent, mais pour désigner les références non situationnelles qui survivent à l’effacement des premières et qui désormais sont offertes comme des modes possibles d’être, comme des dimensions symboliques possibles de notre être-au-monde » (P. Ricœur, « La métaphore et le problème central de l’herméneutique », EC 2, p. 113).

137 P. Ricœur, « La fonction herméneutique de la distanciation », dans TA, p. 128.

138 P. Ricœur, « La métaphore et le problème central de l’herméneutique », dans EC 2, p. 94 ; voir aussi MV, p. 279. 139 MV, p. 321.

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un jardin, du moins pas dans le sens « descriptif » de la copule être ; il est comme un jardin, c’est-à-dire qu’il se manifeste à la manière d’un sol aux multiples motifs et aux diverses saillances. Si la métaphore possède une prétention à la vérité, il faut donc que cette vérité soit tensionnelle. Cela signifie que la métaphore, lorsqu’elle réduit l’adéquation littérale à l’absurde, révèle à son lecteur une perspective inusitée sur le monde, non pas au sens d’un état de chose observable par les sens, mais au sens d’une dimension d’être évoquée par le langage. À la ruine du sens littéral, correspond ainsi au niveau référentiel « la ruine des objets intra-mondains de la réalité quotidienne et de la science140 », ruine qui

est condition de manifestation pour toute dimension d’être enfouie sous les préoccupations journalières. S’il y a tension, c’est donc entre la fonction descriptive et la fonction révélatrice du langage : être-comme c’est « n’être pas » au sens de la référence directe, et « être » au sens de la manifestation des possibilités d’appréhension inscrites dans le monde de l’œuvre.

Cette tension, en fait, doit être aperçue dans tous les discours qui sont le fruit de l’imagination productive, et ce, pour des raisons épistémiques évidentes. La dialectique entre être et n’être pas est la condition pour que soit maintenu un état de non-confusion entre le réel et le fictionnel. Si le sens commun, secondé par nombreux courants philosophiques, reste réticent à l’idée d’admettre le potentiel ontologique du discours poétique, c’est par peur, entre autres, de dissiper une distinction indispensable à la consolidation du lien de confiance et à une certaine pragmatique du langage. D’une part, l’absence de séparation nette entre la pure fantaisie et une réalité partagée menace notre capacité de différencier les affirmations véridiques des affirmations mensongères. D’autre part, si le discours imaginatif disposait d’une prétention à la vérité en tout point identique à celle du discours scientifique, alors règnerait un relativisme épistémique dont les conséquences politiques seraient complètement imprévisibles. Ce risque doit-il nous conduire à retirer au discours poétique sa prétention à redécrire la réalité ? Certainement, si l’on prétend que sa référence est directe141; nullement, si on la conçoit comme

étant indirecte, ou mieux : tensionnelle. En approchant ainsi l’être visé par le discours poétique à travers la tension inhérente à « l’être-comme », Ricœur entame un combat sur deux fronts. D’un côté, il se bat contre une « naïveté ontologique », parente du bovarysme, qui, en étendant le mode de référence du discours ordinaire au discours poétique, tend à plonger dans une indistinction ruineuse les discours

140 P. Ricœur, « Herméneutique de l’idée de révélation », dans EC 2, p. 246.

141 Il ne faudrait pas confondre ici une référence directe avec une « ontologie directe » comme celle dont parle G. Bachelard

(La Poétique de l’espace, Paris, Puf, 1959, p. 2), lequel a d’ailleurs beaucoup influencé la pensée de Ricœur sur l’image poétique (voir SM, p. 20 et « Herméneutique et symbolisme », EC 2, p. 24). Cette expression, ontologie directe, lui sert simplement à exprimer le fait que l’image poétique et le dynamisme qu’elle exerce, son efficace sur la vie subjective, ne s’expliquent guère en termes de causes psychologiques. L’âme du poète se laisse analyser, certes, mais son travail excède toute analyse psychologisante ou axiologique, car selon Bachelard le poème fait en sorte que « l’image émerge dans la conscience comme un produit direct du cœur, de l’âme, de l’être de l’homme saisi dans son actualité » (ibid.).

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fictionnel et propositionnel142. D’un autre côté, il combat les défenseurs d’un héritage positiviste chez

qui la crainte de perdre cette distinction conduit à refuser à l’imaginaire sa fonction heuristique et son pouvoir de manifestation143. L’intuition philosophique qui autorise Ricœur à se sortir de ce dilemme

réducteur repose à vrai dire sur une observation bien simple, mais qui historiquement n’en est pas moins passée sous le radar des philosophes les plus scrupuleux. Il s’agit de l’observation selon laquelle la réalité contient beaucoup plus que ne le présente sa face objective. C’est à ce niveau non objectivant de la signification que s’exerce justement l’imagination poétique. C’est précisément parce que son langage plonge la pensée en deçà de la relation unilatérale du sujet et de l’objet que l’imagination réveille l’expérience non thématique du réel qu’embrasse notre appartenance primordiale au monde de la vie144.

Le langage poétique sort ainsi des profondeurs de la vie le sentiment d’appartenir à l’être selon des guises d’être-au-monde (l’amour, la vie, la mort, le bien, le mal, le temps, la foi, etc.) qui font s’enlacer l’affectif et le manifeste, « l’intérieur et l’extérieur145 ». Sur cette base, Ricœur va même jusqu’à affirmer

que « la fonction référentielle » du poétique est « plus primitive, plus originaire » que la référence « descriptive », puisqu’elle restitue notre « appartenance à un ordre des choses » beaucoup plus fondamental que le champ des connaissances objectives146. Un retournement est ainsi accompli. La

fonction poétique ne dresse finalement aucun obstacle sur le chemin que traverse la visée ontologique du langage. Au contraire, elle en est le véhicule par excellence.