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Chapitre 2 : Raconter le temps L’imagination, le récit et l’interprétation créatrice

2. Le récit, gardien du temps

2.1. La réplique poétique aux apories du temps

Que le récit augmente la signification et la cohérence de l’expérience temporelle, c’est là une idée qui se trouve défendue dans Temps et récit au moyen de deux affirmations symétriques : « le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé sur un mode narratif » ; « le récit atteint sa signification plénière quand il devient une condition de l’existence temporelle »148. L’articulation conjointe de ces deux affirmations

suggérerait un cercle hermétique entre temporalité et narrativité, si ne venait s’ajouter une troisième thèse, à vrai dire tout aussi importante dans l’économie générale de l’ouvrage : l’expérience temporelle, sitôt réfléchie en concepts, s’avère intrinsèquement aporétique. En regard des deux thèses précédentes, cette dernière assertion implique non seulement que le récit tend à articuler de façon originale l’expérience humaine du temps, mais encore qu’il le fait en guise de réplique poétique : la « signification plénière » du récit, soutient Ricœur, consiste précisément à surmonter l’impasse théorique que font apparaître les conceptions philosophiques du temps en vertu de leur incompatibilité foncière.

C’est de prime abord à l’aporie de la concordance-discordance, recueillie dans les Confessions d’Augustin, que le récit offre une réponse signifiante. Cette réponse, Ricœur l’élabore à partir de la Poétique d’Aristote, ouvrage dans lequel il puise les éléments directeurs de ses réflexions sur la fonction mimétique du récit. Nous avons vu dans le chapitre précédent comment Ricœur mettait en dialogue Augustin et Aristote afin de rendre évidente l’exclusion mutuelle des perspectives psychologique et cosmologique sur le temps. Mais avant cette confrontation menée dans le troisième tome de Temps et récit, le premier tome rapprochait déjà les deux philosophes, moins cependant sur le mode d’un affrontement aporétique que sous l’angle d’une complémentarité potentielle. Et si, se demandait Ricœur, l’échec de la théorie augustinienne du temps ne se voyait pas surmonté par l’activité narrative que l’auteur de la Poétique analyse avec soin à l’aide du couple muthos-mimèsis ? Au temps dissonant de l’âme ne peut-on pas opposer la concordance (voire la cohérence) que le récit insère dans la discordance de l’action ? Évidemment, Ricœur ne cache pas le caractère inusité du rapprochement qu'il effectue entre ces deux sphères de pensée. Il ne fait aucun doute que la Poétique ne prétend pas résoudre un

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problème de temporalité ; au contraire, elle semble ignorer volontairement dans son traitement des composantes immanentes de l’action leurs caractères proprement temporels149. Et rien, non plus, dans

les Confessions d’Augustin ne laisse anticiper un recours à l’activité narrative comme solution à la distension (voire la dispersion) de l’âme, même lorsque celle-ci se voit élargie à « la vie humaine tout entière – dont les actes en constituent autant de parties 150». Mais c’est là justement la contribution

majeure de Ricœur de rapprocher, à travers deux penseurs qui s’ignorent pour des raisons circonstancielles (si Augustin a connu l’œuvre d’Aristote, il ne lui a pas toujours accordé grande attention), deux éléments – le temps et le récit – qui se complètent pour des raisons philosophiques.

Même si Ricœur ne cessera, à travers les trois tomes de Temps et récit, de faire bénéficier d’une extension toujours plus large la notion de récit par rapport aux genres poétiques limités (comédie, tragédie et épopée) dont traite Aristote dans sa Poétique, il retrouve néanmoins dans cet ouvrage classique les linéaments d’une théorie narrative propice à fonder la connexion entre l’expérience temporelle et la mise en récit. Quatre thèmes de la reprise ricoeurienne de la Poétique méritent ici d’être soulignés. Le premier est le dynamisme inhérent à la notion de mimèsis, dont la terminaison en « is » suggère, selon Ricœur, le caractère processuel. Qu’on traduise mimèsis par imitation ou représentation, il faut entendre, croit notre auteur, le « processus actif d’imiter ou de représenter151 ». Cela peut paraître

un détail, mais toute la démarche ricoeurienne en dépend. Par la mise en relief du dynamisme que comporte l’opération de la mimèsis, Ricœur cherche précisément à accentuer deux aspects selon lui fondamentaux de la mise en récit : son caractère événementiel, comme « activité productrice d’intrigues par rapport à toute espèce de structure statique », et sa signification temporelle, qu’éclipsent les « paradigmes achroniques » de certaines théories littéraires152. Mais c’est également pour notre propre

démarche qu’il importe de souligner le caractère processuel de la notion de mimèsis, étant donné que c’est sous l’angle du « faire » que la fonction mimétique du récit nous intéresse particulièrement (on se souvient que notre objectif est ici de montrer que l’expérience temporelle est pour Ricœur fondamentalement médiatisée par le faire humain, plus spécialement des productions narratives).

La deuxième trouvaille que célèbre Ricœur dans la Poétique d’Aristote coïncide avec la naissance du couple mimèsis-muthos. Par cette union thématique, est souligné le fait que la mise en scène de l’action, dans la poésie, requiert un « agencement des faits », « dont la structure est faite précisément, résume J. Ladrière, d’une concaténation de situations et d’événements, reliés entre eux par des indications qui

149 TR 1, p. 81-82.

150 Saint Augustin, Les Confessions,trad. P. Cambronne, Livre onzième, XXVIII, 38. 151 TR 1, p. 69.

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marquent l’intervention des acteurs153 ». La « mise en intrigue » (muthos) est en ce sens fonction de la

représentation (mimèsis). Cela signifie que la mimèsis est aussi peu une production statique de l’art poétique qu’elle n’est un calque de l’action, au sens d’une reproduction servile de l’expérience. Dans la mesure où elle repose sur une mise en intrigue, donc sur un agencement inusité de facteurs discordants, elle est elle-même imitation créatrice, productrice de sens.

La troisième idée que Ricœur reprend de la Poétique consiste à affirmer que la mise en intrigue dispose d’une fonction didactique, dans la mesure où le plaisir associé à la représentation de l’action est induit par l’apprentissage « d’universaux poétiques154 ». On évoquera à cet égard la manière bien

connue dont Aristote caractérise la poésie, lorsqu’il affirme que celle-ci est plus philosophique que la chronique, sous prétexte qu’en développant ce qui aurait pu avoir lieu, la poésie « traite du général », alors que la chronique historique ne porte par nature que sur le « particulier »155. Ce qui fait l’intérêt,

autrement dit, de la représentation poétique, ce ne sont pas tant les faits (inventés ou non) qu’elle rapporte, que la mise en scène de situations « typiques » à partir desquelles les actions des protagonistes apparaissent comme vraisemblables ou nécessaires. Parce qu’elle évince de son déroulement les facteurs accidentels de l’action pour ne retenir que les composants essentiels à son intelligibilité, la mise en intrigue dégage l’universalité des caractères humains, tout en portant au langage « le lien interne de l’action » qui fait en sorte qu’une disposition donnée s’actualise d’une manière singulière à l’intérieur de circonstances déterminées. Sous cet angle, il semble qu’Aristote avait déjà anticipé certains aspects de la thèse ricœurienne sur la fonction heuristique de l’imagination. Car l’épuration du contingent, que la création artistique accomplit, suscite ici une forme remarquable de voir-comme : le singulier comme universel, l’épisodique comme nécessaire156.

Enfin, un quatrième élément ressort de la lecture ricoeurienne de la Poétique, le plus important à vrai dire : l’art de la composition est l’art d’instaurer de la cohérence dans une suite d’événements. Cela ne signifie guère, bien entendu, que le récit doive être construit sur une trajectoire rectiligne. La cohérence qu’il introduit dans l’action n’implique pas que ses éléments constitutifs soient en parfaite concordance, mais que toute discordance éventuelle soit pertinemment incorporée au sein d’une trame

153 J. Ladrière, « Herméneutique et épistémologie », dans J. Greisch et R. Kearney (dir.), Paul Ricœur. Les métamorphoses de la

raison herméneutique, Paris, Cerf, 1991, p. 109-110.

154 TR 1, p. 83.

155 « En effet, écrit Aristote, la différence entre l’historien et le poète ne vient pas du fait que l’un s’exprime en vers et l’autre

en prose […], mais elle vient de ce fait que l’un dit ce qui a eu lieu, l’autre ce à quoi on peut s’attendre. Voilà pourquoi la poésie est une chose plus philosophique et plus noble que l’histoire : la poésie dit plutôt le général, l’histoire le particulier » (La Poétique 1451 b 4-51 b 7, trad. M Magnien, Paris, Livre de poche, 1990).

156 Nous paraphrasons ici Ricœur quand il écrit : « Composer l’intrigue, c’est déjà faire surgir l’intelligible de l’accidentel,

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narrative ordonnée. Plusieurs seront certainement étonnés de voir ainsi les « incidents effrayants ou pitoyables », les « effets de surprise », les « renversements » tels que les « coups de théâtre » ou les revers de fortune être associés par Ricœur à la « contingence narrative » qui jette un désordre provisoire à l’intérieur de l’unité close du récit. À cet égard, on pourrait certes lui objecter que toutes ces péripéties (peripeteia) qu’agence la fiction poétique, loin de correspondre à des éléments de discordances, occupent plutôt une place stratégique dans le déroulement de l’action, servant en réalité le dénouement du récit à la faveur de la reconnaissance finale (anagnorisis), qui fait l’apanage du théâtre tragique157. Ce serait là

toutefois manquer l’argument principal de Ricœur, à savoir que c’est précisément la mise en intrigue (muthos) qui, aux antipodes de la vie réelle, fait apparaître les hasards de l’agir comme des fils narratifs indispensables au dénouement du récit. Autrement dit, c’est là le propre de la mise en intrigue que de vaincre toutes les discordances apparentes des événements dans la concordance que fait surgir la logique du récit158. Ricœur écrit : « [c’]est dans la vie que le discordant ruine la concordance, non dans l’art

tragique159 ». Si le récit peut donc prétendre fournir la réplique poétique à l’aporie temporelle de la

discordance-concordance, c’est avant tout en raison de ce triomphe de la concordance narrative, instaurée par la mise en intrigue, sur les éléments discordants des péripéties160. Tout le projet de Temps

et récit consiste en fait à étendre ce trait caractéristique de l’art tragique à l’historiographie et au roman contemporain, même quand ceux-ci semblent avoir rompu avec le modèle classique de l’intrigue et sa requête d’intelligibilité161.