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Chapitre 1 – L’« atelier du monde » entre prospérité et misère

2. Une population très pauvre

2.3. Se loger quand on est pauvre

2.3.2. Vivre dans les taudis de Glasgow

Le logement est un élément fondamental de la qualité de la vie quotidienne et un caractère particulièrement central de l’histoire de la ville. Même lorsqu’il est insalubre et qu’il abrite une famille ouvrière pauvre et nombreuse, le logement permet de faire la différence entre les pauvres. Il y a les pauvres respectables et les autres. Une famille respectable se doit de conserver son logement propre à tout prix, au prix d’une énergie incroyable2. Même pauvre, une famille ne perd pas sa dignité si le logement qu’elle habite, quel que soit son degré d’insalubrité, est propre :

Propreté et honneur ainsi que saleté et déshonneur étaient assez uniformément répartis dans le quartier. Entre autres choses, j’ai découvert que le système de caste, qui donne à voir aux nantis des petites comédies tellement intéressantes, était

accommodations. »

1 Richard Finlay, op. cit., p. 47.

2 La question de la propreté est essentielle dans les appartements exigus des tenements. Elle est notamment explorée en détail dans deux petits ouvrages qui donnent une vision très complète de la vie dans les tenements à Glasgow et à Édimbourg. Le premier, Jean Faley, Up Oor Close, Memories of

Domestic Life in Glasgow tenements, 1910-1945, Oxon, White Cockade Publishing, 1990 est un recueil

de témoignages de personnes qui ont vécu dans les tenements de Glasgow entre les deux guerres dans le district de Springburn, au nord de la ville. Ces témoignages ont été recueillis par l’auteur qui a elle-même vécu son enfance à Springburn avant d’émigrer avec sa famille aux États-Unis. Le deuxième ouvrage est Helen Clark and Elizabeth Carnegie, She Was Aye Workin’. Memories of

Tenement Women in Edinburgh and Glasgow, Oxford, White Cockade Publishing, 2003. Ces deux

ouvrages sont complétés par les témoignages rassemblés dans l’exposition permanente sur l’histoire du logement dans le musée de l’histoire sociale de Glasgow, The People’s Palace.

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maintenu ici avec une passion du désespoir. Les pauvres respectables voyaient leurs enfants marcher sur des planches pourries. À tout moment ils pouvaient tomber dans la fosse d’aisance et se noyer. L’insigne de rang était la propreté, et cette dernière était maintenue dans des logements infestés de vermine avec, comme unique outil, le robinet qui se trouvait dans l’évier de la cuisine. Les enfants partaient à l’école propres comme un sou neuf et constituaient une bouffée d’air propre dans le brouillard nauséabond.1

Conséquence de la surpopulation extrême et de l’absence de sanitaires, les maladies contagieuses ont un terrain de propagation idéal. Le typhus fait des ravages. Dans les années 1890, le choléra a disparu mais la tuberculose est encore responsable de 13% des décès2.

Le taux de mortalité infantile ne baisse pas au début du siècle : il est de 122 pour 1000 en 1900 alors qu’il était de 118 pour 1000 entre 1855 et 1859. John Wheatley utilise ces chiffres pour montrer le lien étroit entre les conditions de logement et la mortalité infantile. Il démontre ainsi que la mortalité infantile chez les enfants des classes ouvrières est trois, quatre ou même cinq fois plus élevée, selon les quartiers, que chez les enfants des classes plus aisées. Le travail du docteur Russell est aussi extrêmement important dans ce domaine3. En 1915, selon un sondage réalisé par Mr Fyfe, Chief Sanitary Inspector, 92,88% des logements d’une pièce et 61,85% des logements de deux pièces partagent les toilettes avec d’autres logements4.

Les photos, les récits autobiographiques, les rapports médicaux et les enquêtes officielles dépeignent avec beaucoup de détails une réalité difficilement imaginable de nos

1 James Bridie, One Way of Living, London, Constable, 1939, p. 190. Le docteur Osborne H. Maver, plus connu sous le nom de James Bridie, fut un des fondateur du Citizen’s Theatre dans les Gorbals en 1943. Il est l’auteur de plusieurs pièces de théâtre. Ce passage est un extrait de son autobiographie : « Cleanliness and honour and filth and dishonour were pretty evenly mixed in the ‘district’. Among other things I found the caste system, which provides such engaging little comedies among the well to do, was held here with a desperate passion. The respectable poor saw their children walking on rotten planks. At any moment they might fall onto the cesspool and be drowned. The badge of rank was cleanliness, and cleanliness was preserved in bug-infested houses with one tap in a kitchen sink as its only instrument. The children went out to school like new pins, and there was a patch of clean air in the foetid fog. »

2 T. C. Smout, op. cit., p. 49.

3 Edna Robertson, op. cit. Voir dans cet ouvrage la reproduction de la conférence qu’il a tenue en 1888, intitulée « Life in One Room » (pp. 198 – 217) pour un exposé précis des conditions sanitaires et du lien que le docteur Russell établit entre la surpopulation, l’absence d’hygiène et la propagation des maladies contagieuses. Le Report of the The Royal Commission on the Housing of the Industrial

Population of Scotland Rural and Urban y consacre un chapitre entier (pp. 90-100) et, en utilisant les

travaux des docteurs Russell et Chalmers notamment, conclut que « from the health standpoint, the one-room cannot be defended. At the best it has to be tolerated as a transitory necessity; at the worst, it ought to be immediately discontinued. » (p. 95).

4 Report of the Royal Commission on the Housing of the Industrial Population of Scotland Rural and Urban, p. 77.

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jours. Vivre dans des tenements surpeuplés, bien souvent sans sanitaires privatifs et qui ne font l’objet d’aucun entretien impliquait d’être quotidiennement confronté à l’absence d’intimité, au bruit, aux odeurs souvent pestilentielles, à la difficulté de rester propre, à la maladie et à la mort1. D’après un témoignage oral, la première chose qu’une femme de Glasgow faisait en entrant dans un logement était de parcourir les deux pièces du logement avec deux aiguilles à tricoter chauffées à blanc pour tuer les punaises et les cafards logés dans les joints du parquet, les murs, la cheminée et les joints des panneaux en bois des lits2.

La période de l’entre-deux guerres est celle qui voit les tenements construits dans la deuxième moitié du siècle précédent se dégrader dans des proportions extrêmes sous la pression démographique et les difficultés économiques. Dans le premier volet de sa trilogie autobiographique, Ralph Glasser offre au lecteur quelques passages évocateurs à ce sujet. Celui-ci est la description d’un tenement des Gorbals parmi les plus abîmés :

Presque toutes les marches en pierre de la première série d’escaliers qui menaient au palier intermédiaire étaient cassées et avaient les rebords irréguliers à l’endroit où des morceaux de marche s’étaient détachés. Il ne restait presque plus rien de certaines marches. Le plâtre était tombé des murs du sol au plafond et, le long de la partie basse du mur, le ciment, qui était à l’origine gris, était à nu et était désormais jaunâtre et sentait l’urine. À un endroit où la surface rugueuse des briques était exposée, quelqu’un avait vomi, […]. Les restes collaient à la surface irrégulière en formant de larges bandes striées et bosselées qui glissaient de hauteur de poitrine jusqu’au sol. À en juger par la force de l’odeur, un mélange de bière, de poisson et des frites, le vomit était récent. Une autre odeur puissante d’immondices en putréfaction émanait non seulement du récupérateur de cendres situé à l’extrémité du couloir mais également de ce qui était dispersé au sol. Malgré le vent froid de la rue qui s’engouffrait dans la cage d’escalier, le nuage de vapeurs pestilentielles persistait d’une manière stupéfiante au-dessus de nos têtes.

Personne ne pouvait se permettre de jeter de la nourriture tant qu’il y restait quelque chose de bon à manger. Les gens utilisaient tout ce qu’ils pouvaient pour faire des bouillons, des soupes et des tartes salées. Mais le résidu final, pelures de pommes de terre, têtes de poisson ou os dont on ne pouvait plus rien tirer après les avoir fait bouillir maintes fois, ou encore la nourriture qui avait pourri (seuls les riches possédaient des réfrigérateurs), était jeté dans le récupérateur de cendres d’où il était récupéré par les rats et les chats errants à la recherche de nourriture. Au plus profond de la nuit, quelquefois en plein jour, on pourrait entendre le bruit frénétique qu’ils y faisaient et qui finissait par des détritus dispersées partout dans les parties communes de telle sorte que l’on devait se frayer un chemin parmi ces petits tas de nourriture dans un tel avancement de putréfaction que mêmes ces bêtes gloutonnes refusaient de les manger. Là, sous nos pieds, s’ouvraient de grands trous dans les dalles cassées, qui débordaient de ces matières en

1 Richard Finlay, op. cit., pp. 47-50.

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décomposition, de morceaux de papier immondes, d’excréments, de boue et de débris de verre.1

Il a souvent été écrit que le surpeuplement de la ville et les conditions de vie difficiles rendaient nécessaire le développement d’un esprit de communauté fort. Les divers récits biographiques et autobiographiques montrent tous que les quartiers ouvriers se suffisaient à eux-mêmes car on y trouvait absolument tout ce qui était nécessaire. Les habitants se connaissaient et bien souvent s’entraidaient. Les tenements intégraient toutes sortes de magasins en rez-de-chaussée. Les photos des quartiers ouvriers de Glasgow entre les deux guerres montrent une multitude de petits commerces, souvent minuscules, qui donnaient une dimension communautaire au quartier et un sentiment de proximité. Les enfants pouvaient jouer dans la rue sans surveillance particulière de leurs parents : c’était le rôle de l’adulte qui se trouvait là d’intervenir auprès de n’importe quel enfant si besoin était. Le peu de circulation rendait les rues bien moins dangereuses que maintenant. Bien que beaucoup de vieux tenements étaient depuis longtemps bien loin de satisfaire aux exigences de base d’un logement sain et habitable et qu’à ce titre ils n’étaient pas appréciés par leurs habitants, le sentiment fort d’appartenance à une communauté et à un quartier en était une caractéristique essentielle. Il fut complètement anéanti par la destruction de pans entiers de districts ouvriers dont le tenement était quasiment la forme unique d’habitat2. Dans les années cinquante et soixante, ils ont été rasés et en partie remplacés par des immeubles d’habitation, et les populations éclatées ont été relogées dans les développements en

1 Ralph Glasser, Growing Up in the Gorbals, London, Pan Books, [London, Chatto & Windus, 1986], 1987, pp. 74-75 : « Nearly all the stone steps in the first flight up to the half-landing were broken, with jagged edges where bits of tread had fallen away. Some had almost no tread left. Plaster had come away from the walls from ceiling to floor, and along the lower part the bared cement, originally grey, was stained yellow and smelt of urine. On a patch where the rough surface of brickwork was exposed, someone had vomited, […]. The detritus had stuck to the pitted surface in wide streaky bands as it slid lumpily from chest height to the floor. Judging from the strength of its smell, a mixture of beer and fish and chips, the vomit was recent. Another powerful smell, of decaying rubbish, came mainly from the ash-pit at the far end of the corridor, but also from a deposit scattered on the floor. Despite the cold wind blowing in hard from the street, the cloud of mephitic vapours lingered stupefyingly about our heads.

No one could afford to throw away food leavings that had any good left in them. They used up what they could in broths and soups and pies. But a final residue, potato peelings, fish heads or meat bones from which repeated boilings had extracted all nourishment, or food that had gone off – refrigerators were for the rich – was throw on the ash-pits, whence it was scavenged by rats and stray cats. At dead night, sometimes even in daytime, one heard their furious scabblings there, resulting in a scatter of rubbish all over the close, so that one picked one’s way among little heaps so far gone in putrefaction as to be rejected by even these ravening beasts. Here at our feet, great holes among the broken flagstones overflowed with such rotting material, foul bits of paper, excrement, mud, broken glass. »

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périphérie1, jusqu’à ce que les autorités locales réalisent au début des années soixante-dix que, même en mauvais état, les tenements pouvaient être réhabilités.

L’expansion continuelle de l’industrie lourde et des chantiers navals à Glasgow nécessitait un apport de main d’œuvre toujours plus important, quelles que soient leurs qualifications. L’augmentation naturelle de la population de la ville et l’immigration le permettaient. La population de la ville passe ainsi de 547 000 en 1871 à 782 000 en 1891, à plus de un million en 1914. Une partie de cette augmentation trouve son origine dans l’agrandissement des limites de la ville, dont l’expansion avale petit à petit les villages avoisinant. Si cela permet de fournir la main d’œuvre suffisante pour l’industrie de la ville, cela pose aussi d’énormes problèmes sociaux2.