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Chapitre 1 – L’« atelier du monde » entre prospérité et misère

2. Une population très pauvre

2.1. La représentation de la pauvreté

Les écrits publiés entre les deux guerres mondiales sont instructifs sur la manière dont la ville est perçue, le plus souvent par des visiteurs, et représentée. Dans le court ouvrage du journaliste William Bolitho2, stupéfaction et curiosité se mêlent au dégoût, voire à un sentiment de panique, quand l’auteur évoque le radicalisme politique. L’ouvrage débute ainsi :

1 Ibid., p. 38 : « There are two histories of nineteenth-century Glasgow. They are distinct and contradictory. The two cities they describe might seem to belong to different times, different worlds, even to inhabit different moral universes. Yet they lay on top of the others, and the problem for the historian, who would seek to reconcile these differences in a single narrative, is that both histories are true, both cities really existed, success was as real and satisfying as failure was horrible. And the matter is more complicated still, for these apparently distinct histories of different cities are in reality the story of the same city as seen from different angles; and the cities were not in reality distinct, for not only did one lie on the other, each penetrated the other, each depended on the other, and countless men and women moved through both, inhabiting both either at different periods of their lives, or, even more conspicuously, living in both simultaneously.

The history of Victorian Glasgow is one of triumph, of an expanding economy, a city growing ever richer and more splendid, erecting magnificent public and domestic buildings, a city rich in high culture, notable for piety and philanthropy, for the provision of comfort, luxuries and security on a scale which would have amazed even the richest of its citizens a hundred years earlier.

But it is also a story of degradation and misery, of the fierce exploitation of man by man. » 2 William Bolitho, The Cancer of Empire, London, G. P. Putman, 1924.

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La Clyde Rouge, le sourd danger de la révolution à Glasgow, à cause de la rapidité de l’évolution de la situation politique en Grande-Bretagne, a cessé d’être une inquiétude locale pour interpeller et mettre en alerte l’ensemble du monde civilisé.1

Selon Bolitho, le logement à Glasgow est dans un « état cancéreux »2. Si Glasgow n’est pas la seule ville surpeuplée de Grande-Bretagne, elle est, selon lui, la pire3. Il en rapporte les « conditions de logement épouvantables »4 ou encore le « scandale du logement »5. Le premier chapitre de son ouvrage projette une vision très noire de la ville, insistant non seulement sur l’état calamiteux du logement mais aussi sur la noirceur et la saleté de l’ensemble6 : « le sol même est souillé, irrécupérable, dans cette ville sise dans les brumes du fleuve et des cheminées, dans le froid gris du nord »7. Il rend l’insalubrité des logements responsable de la montée du socialisme radical. D’après Bolitho, une révolution aura lieu si rien n’est fait pour améliorer la situation du logement. Il avance le chiffre de soixante millions de livres sterling pour rendre la ville complètement habitable par des êtres humains8. Statistiques à l’appui, il montre que les conditions de vie à Glasgow sont simplement indigentes :

En vertu du deuxième [principe des habitants de la Clyde Rouge, « l'autonomie pour chaque ouvrier »], tous les habitants de Glasgow doivent être relogés. Car cette « autonomie » signifie en premier lieu un logement habitable. A l’heure actuelle, sur une population de 1 081 983 habitants, 600 000 personnes, c’est-à-dire les deux tiers, « habitent des logements qui ne sont pas conformes à la norme minimale définie par la commission d'hygiène » (Dolan), 40 591 familles vivent dans des logements d’une seule pièce, 112 424 familles vivent dans des logements composés d’une pièce et d'une cuisine. Il existe plus de 13 000 de « ces logements officiellement condamnés par le directeur de la santé publique de la ville » mais tous à part une centaine sont actuellement occupés. Seulement 32 logements d’une pièce et 35 logements de deux pièces à Glasgow sont à la fois condamnés et inhabités. James Stewart, député de la Clyde, s’explique au regard de ces chiffres en

1 William Bolitho, op. cit., p. 13 : « The Red Clyde, the smouldering danger of revolution in Glasgow, owing to the swift development of political affairs in Britain, has ceased to be a local anxiety and become an interest and an alarm to the whole civilized world. »

2 Ibid., p. 14 : « cancerous condition ». 3 Ibid., p. 50.

4 Ibid., p. 15 : « frightful housing conditions ». 5 Ibid., p. 15 : « housing scandal ».

6 Ibid., pp. 13-21.

7 Ibid., p. 20 : « The very soil is impure, uncleanable, in this city that lies in mists of river and chimneys, in the northern, sunless cold. ». On retrouve le même constat, de façon plus lyrique toutefois, chez Edwin Muir, op. cit., pp. 100-162, et Lewis Grassic Gibbon and Hugh MacDiarmid,

Scottish Scene or the intelligent man’s guide to Albyn, London, Jarrolds, 1934, pp. 136-147.

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affirmant que sa ville natale de Glasgow est « la banlieue construite sur terre la plus proche de l’enfer ».1

Les écrits de Cecily Hamilton2, qui publie en 1937 Modern Scotland as seen by an

Englishwoman3, font apparaître une certaine forme de condescendance moralisatrice et conservatrice. Ainsi, elle n’hésite pas à rendre les habitants des taudis de Glasgow clairement responsables de leurs conditions de vie :

Le travail des visiteurs de santé dans les quartiers de taudis et dans ceux où ils sont détruits doit être tout sauf une sinécure. Il est tout à fait normal que les hommes et les femmes qui ont vécu des années durant, peut-être même toute leur vie, dans l’environnement sordide d’un taudis surpeuplé de Glasgow aient besoin d’une formation assidue pour apprendre l’art de tenir un logement propre.4

La description d’une mère de famille et de ses enfants logeant dans un de ces taudis n’est guère plus empreinte d’empathie :

Une petite femme à qui nous avons rendu visite dans son taudis, aurait, je suppose, besoin de beaucoup de soutien de la part d’un visiteur de santé avant de pouvoir se débarrasser de ses habitudes dégoûtantes acquises pendant ses années de misère. C'était une petite dame aimable, avec un front fuyant, et le visage sale, qui, comme la plupart des habitants des taudis, semblait assez contente de recevoir de la visite. Elle était la mère de trois très jeunes enfants crasseux. Elle en portait un dans les bras, un autre était assez grand pour se tenir debout et nous dévisager et le dernier

1 Ibid., p. 17 : « In virtue of the second [principle of the Red Clydesiders, ‘a sufficiency for every worker’], Glasgow must be rehoused. For the first meaning of this ‘sufficiency’ is a home fit to live in. At the present time, out of a population of 1,081,983, 600,000 people, that is, two thirds, ‘live in houses inferior to the minimum standard of the Board of Health’ (Dollan), 40,591 families live in one-roomed homes, 112,424 families live in homes made up of a room and kitchen. There are more than 13,000 of ‘these homes officially condemned by the Medical Officer of Health for the City,’ but all but a round hundred of them are at present occupied. Only 32 one-roomed and 55 two-roomed apartments in Glasgow are empty as well as condemned. James Stewart, Clyde Member of Parliament, justifies himself from these figures in saying that his home city, Glasgow, is ‘earth’s nearest suburb to hell.’»

2 Cicely Hamilton, 1872-1952, écrivaine et militante pour les droits des femmes. Elle adhère à la Women’s Social and Political Union des Pankhurst et joue un rôle important dans la campagne pour le droit de vote des femmes. Elle est aussi active dans les années 1920 et 1930 dans les campagnes en faveur des droits des enfants, des veuves, des mères célibataires, de la garde partagée entre parents et l’égalité de salaire dans la fonction publique. Elle publie plusieurs romans et pièces de théâtre ainsi que des articles pour des journaux tels que le Yorkshire Post et le Manchester Guardian. Pendant les années 1930, elle parcourt l’Autriche, la France, l’Allemagne, l’Irlande, la Russie, la Suède l’Angleterre et l’Écosse et publie une série de commentaires issus de ces voyages. (Joannou, Maroula. “Hamilton, (Mary) Cicely (1872–1952).” Oxford Dictionary of National Biography. Ed. H. C. G. Matthew and Brian Harrison. Oxford: OUP, 2004. 18 May 2010

http://www.oxforddnb.com/view/article/38633).

3 Cicely Hamilton, Modern Scotland as seen by an Englishwoman, London, J. M. Dent, 1937.

4 Ibid., pp. 30-31 : « The office of health visitor in slum and slum-clearance districts must be anything but a sinecure; it stands to reason that men and women who have dwelt for years, perhaps all their lives in the squalid surroundings of a Glasgow rookery are likely to need persevering instruction in the arts of domestic cleanliness. »

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rampait à quatre pattes sur l’unique lit de la famille qui était défait et où de manière incontrôlée, caractéristique de l’enfance, il venait d'obéir à un besoin naturel.1

En 1929, H. V. Morton décrit la coexistence des extrêmes de façon très imagée : Devant nos yeux s’étendent des kilomètres de rues principales, toutes larges, toutes marquées par une certaine qualité sombre et robuste [...] et, quelques mètres plus loin, vous quittez une rue dans laquelle vous pourriez dépenser £1,000 pour l’achat d’un collier pour une dame, pour vous retrouver dans une rue tout aussi large et presque aussi bien éclairée, dans laquelle, probablement, la chose la plus chère est un morceau du mouton dont le cadavre est suspendu la tête en bas, les cornes baignant dans le sang et la sciure…

Glasgow se caractérise par la rencontre des extrêmes. La splendeur des richesses et l’abjection de la pauvreté qui apparaissent si proches semblent former un contraste plus saisissant que dans la plupart des grandes villes. Les extrémités est et ouest se télescopent d’une manière tellement saugrenue. À Glasgow, il n’existe aucune frontière.

L'étroitesse de ce vivre ensemble est une des plus importantes caractéristiques de Glasgow. Cela signifie qu’un million deux cent cinquante mille personnes habitent plus près du cœur de leur ville que n’importe quel autre phénomène social de cette ampleur. Ce phénomène, je crois, explique l’individualité tranchée qui caractérise Glasgow. Il n’existe pas de demi-mesure à Glasgow. C'est ce qui fait la singularité de la ville.2