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Chapitre 3 – Glasgow la rouge

3. L’héritage politique de la Clyde rouge

3.1. Quel esprit révolutionnaire après l'échec de 1919 ?

La défaite ne sonne pas immédiatement le glas du militantisme industriel puisque la journée du premier mai 1919 (May Day) voit 100 000 ouvriers se réunir sur Glasgow Green pour acclamer une motion explicitement socialiste et révolutionnaire2. Des mineurs se

mettent en grève à l'automne 1919 pour réclamer des journées de travail plus courtes. Les licenciements sélectifs après la grève rendent impossible la reconstitution des comités d'ouvriers3. À partir de l'automne 1919, le CWC prône la mutation des comités d'ouvriers

en comités sociaux,4 la combinaison des deux devant créer le noyau du pouvoir politique

de la classe ouvrière. En fait, cette inflexion théorique du CWC trahit l'effritement de l'influence du mouvement des délégués d'atelier qui sont dans l'incapacité de maintenir leur emprise sur le lieu de production. Une nouvelle réflexion menée par les leaders des comités ouvriers les amène à rejeter la négociation collective, qui, selon eux, donne naissance à une oligarchie syndicale et légitime le réformisme. Ils se positionnent en faveur d'une organisation construite pour la lutte plutôt que pour la négociation. Ils rejettent aussi le principe des grèves pour satisfaire des revendications immédiates et ponctuelles. L'action de grève doit être le déclencheur de la lutte finale pour le pouvoir. Il faut donc transformer toute occasion en situation révolutionnaire, créer à la base une alliance ouvrière dans chaque localité et regrouper les militants révolutionnaires au sein de comités ouvriers

1 John Foster, op. cit., p. 56, « Clearly, therefore, the government's decision to dispatch 5,000 more troops and to order a tank regiment to take up dispositions that would enable the area to be sealed off was not, as the revisionists have claimed, simply a laughable and ill-informed overreaction. It was a response to urge a change in local assessments and marked an attempt to compensate for what seems to have been an earlier underestimate of the strike's potential. »

2 Cité dans Christian Civardi, op. cit., p. 347 « That this meeting declares for the overthrow of the capitalist system of production for profit, and the establishment of the Cooperative Commonwealth based on production for use; and ... that this meeting of workers assembled on Glasgow Green sends their fraternal greetings to the European soviet republic and the workers of the world. »

3 Workers' Committees, organisation de base du mouvement des délégués d'atelier. L'unité de création d'un comité ouvrier est le lieu de production (usine ou atelier).

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destinés à devenir « le noyau du pouvoir politique de la classe ouvrière »1. Les comités

ouvriers muent en cellules locales qui préfigurent la création d'un parti révolutionnaire. Gallacher appelle à la création d'un parti communiste en février 1920 reposant sur l'existence des comités sociaux à travers tout le pays, et rebaptisés « soviets »2.

Dans l'Écosse du début des années vingt, ce sont les révolutionnaires du Socialist

Labour Party et du British Socialist Party qui vont grossir les rangs du Parti Communiste de

Grande-Bretagne (PCGB) à sa création en avril 1920, quand le BSP se rebaptise Communist

Party of Great Britain. De par ses origines, le PCGB ne bénéficie ni du prestige, ni des

loyautés traditionnelles, ni des structures d'une puissante organisation ouvrière de masse. Officiellement, le parti communiste revendique 13 000 adhérents en 1921. C'est en fait une très forte sur-évaluation, destinée à faire bonne impression sur le Komintern. En réalité, le PCGB n'a que 2000 adhérents en octobre 1922 et va trouver avec peine sa place dans le mouvement ouvrier en Grande-Bretagne3. John Maclean soutenait la création d'un parti

communiste en Écosse, ce à quoi Lénine était opposé. Ce dernier jugeait en effet préférable la création d'un Parti Communiste de Grande-Bretagne. En désaccord sur ce point, John Maclean finit par créer son propre parti, le Scottish Workers' Republican Party, qu'il s'emploiera à développer jusqu'à sa mort le 30 novembre 1923. Le parti communiste ne parvient pas à mobiliser les électeurs dans les mêmes proportions que le parti travailliste mais il demeure une force politique non négligeable, notamment pendant les manifestations contre le chômage du début des années trente. Peter Kerrigan et Harry McShane jouent un rôle prépondérant dans la défense des intérêts des chômeurs. Les marches de la faim successives vers Londres marquent l'opinion publique. Bien qu'elles bénéficient d'un large soutien des partis et organisations de gauche, ce sont les communistes qui en sont la cheville ouvrière4.

D'après Foster, c'est après 1918 que les grèves politiques sont les plus importantes. Dans cette perspective, la grève pour les quarante heures est l'aboutissement logique de plusieurs mois de luttes de plus en plus intenses. C'est une grève politique qui concerne tous les secteurs de l'industrie. La mobilisation s'étend même au-delà puisque les chômeurs et les soldats démobilisés se mobilisent aussi. Foster établit l'existence d'une corrélation

1 « The nucleus of working-class political power », cité dans Christian Civardi, op. cit., p. 355. 2 Ibid., pp. 353-357.

3 Ibid., pp. 257-271 pour davantage de détails sur la formation du Parti Communiste de Grande- Bretagne et le rôle des partis révolutionnaires.

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entre l'agitation industrielle entre 1918 et 1923 dans les grands centres industriels de la construction navale, de l'acier et du charbon situés en périphérie immédiate de Glasgow (mais hors des limites administratives de la ville) et le fort soutien électoral aux candidats socialistes révolutionnaires qui se présentent aux élections dans ces secteurs. C'est le cas de Neil McLean, candidat marxiste révolutionnaire qui est élu en 1918 à Govan1 et réélu en

1922 avec un score plus élevé. Foster note que les ouvriers des chantiers navals (en tout cas les plus jeunes) étaient ouvertement et fortement en faveur des thèses révolutionnaires. Pendant la campagne électorale, il y a des appels à un changement révolutionnaire dans l'esprit de la révolution russe2.

Lorqu’il atteint son intensité maximale, pendant la période 1918-1920, le conflit industriel n'était pas de nature corporatiste ou conservatrice, pas plus que ne l’avait été celui qui avait eu lieu précédemment pendant la guerre. Et si l'on considère l'activité électorale dans son ensemble, on s'aperçoit qu'il y avait effectivement un soutien significatif en faveur des prises de positions socialistes révolutionnaires et cela apparaît avoir été assez étroitement lié à l'étendue et à la nature des actions de grève dans l'industrie.3

On constate le même schéma électoral dans d'autres circonscriptions. Le communiste Aitken Ferguson voit son score augmenter de 40% entre 1922 et 1923 pour finalement emporter l'élection sous l'étiquette communiste à Kelvingrove dans Glasgow ; à Motherwell, ville sidérurgique au sud de Glasgow, Walton Newbold gagne l'élection de 1922 sous l'étiquette communiste après avoir nettement augmenté son score de 1918 (alors qu'il concourait avec l'investiture travailliste officielle) ; à Greenock, ville de construction navale, le communiste Arthur Geddes est à 800 voix d'une victoire en 1922 et obtient un résultat encore meilleur en 1923, alors que le candidat marxiste du British Socialist Party avait fait un score très médiocre en 1918. Ces villes sont situées à l'extérieur des limites administratives de Glasgow. Alors que McLean confine son interprétation aux limites administratives de la ville de Glasgow, Foster se base sur une définition beaucoup plus large de la zone géographique. La densité de l’activité industrielle, ainsi que l’interrelation des différents types d’activités, conjuguée à l’existence d’un réseau de transport vaste et performant plaident effectivement en faveur de la prise en compte de la conurbation

1 Sud-ouest de Glasgow, relativement proche du centre de la ville. L'industrie dominante y est la construction navale.

2 John Foster, op. cit., pp. 41-43.

3 Ibid., p. 44 « The peak period of industrial conflict, that during the years 1918 to 1920, was not sectional or conservative in character. Nor indeed was much of that which occurred earlier in the war itself. And if we look at the full range of electoral activity, we find that there was indeed significant support for revolutionary socialist positions, and that appears to have been quite closely linked to the scale and character of strike action in industry. »

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glaswégienne comme unité géographique de référence pour apprécier l'importance de la diffusion des thèses socialistes révolutionnaires et leurs répercussions au niveau électoral.

Pendant la guerre, ce sont d'abord les questions de salaires qui préoccupent les ouvriers, puis les questions de droit à s'organiser librement dans les usines et à négocier collectivement. Cet aspect des revendications se généralise dans tous les secteurs de l'industrie vers la fin 1915 et au début 1916. En 1917-1918, les revendications concernent de nouveau les questions de salaires, mais sur un front beaucoup plus large que précédemment, car le pouvoir d'achat des ouvriers s'amenuise au fur et à mesure que l'inflation augmente. À la fin de la guerre, on assiste à une autre phase de généralisation des revendications, mais de manière offensive désormais. Il ne s'agit plus de revendiquer pour préserver des acquis mais pour faire progresser la condition de la classe ouvrière. D'une posture défensive, les ouvriers passent à une posture offensive dans les deux dernières années de la guerre puis immédiatement après. Les grèves sont donc une succession de vagues, ou de phases, qui forment un front de contestation qui ne cesse de s'élargir1.

Le retour du chômage finit par inverser le rapport de force entre ouvriers et employeurs. Ces derniers ont la possibilité de licencier les militants socialistes lorsque que les carnets de commande se vident et ils ne vont pas se priver de le faire. Le mouvement qui a subi un coup d'arrêt douloureux avec l'échec de la grève des quarante heures commence alors à perdre progressivement de sa vigueur. Les grèves de solidarité ne sont plus systématiques. Lorsque le chômage réapparaît, il n'est plus question de révolution mais de conditions de vie et de travail. Des actions de grève importantes échouent après 1919. Il y a d'abord la grève des cheminots du 25 septembre au 5 octobre 1919. Le 27 septembre, 20 000 grévistes se retrouvent sur Glasgow Green et demandent « un salaire qui permette de vivre et un statut décent dans la société. » Même si ce mouvement de grève est massivement suivi, toutes les précautions sont prises pour que le mouvement reste une affaire de cheminots et que la grève ne se transforme pas en grève générale soutenue par d'autres syndicats. Tout est fait pour éviter le spectre d'une révolution ouvrière en faveur d'une quelconque forme de contrôle ouvrier2.

Le 18 mars 1920, un TUC extraordinaire refuse d'appeler à une grève générale pour réclamer la nationalisation des mines. En revanche, une motion est adoptée qui prône

1 Ibid., p. 47.

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« l'intensification de la propagande politique en préparation à une élection législative »1. Les

mineurs déclenchent tout de même une grève qui dure du 16 au 28 octobre au cours de laquelle ils obtiennent une augmentation de salaire par poste en contrepartie de leur acceptation de l'indexation de leur salaire à une échelle mobile en fonction de la production nationale. Une chute brutale de la demande quelques mois plus tard leur fera perdre le bénéfice de leur augmentation de salaire2.

En novembre 1920, John Maclean écrit encore dans Vanguard : « Sur la Clyde, nous avons une mission de la plus haute importance à remplir. Nous pouvons faire de Glasgow une Petrograd, un épicentre révolutionnaire sans équivalent ». Maclean s'exprime aussi en faveur d'une « République Communiste Écossaise comme la première étape vers un communisme mondial dont Glasgow serait la tête de pont »3. Mais, même magnifié par une

aura de martyr qu'il tient de ses séjours en prison, il n'obtient plus la même audience et le mouvement ouvrier s'écarte progressivement du radicalisme et des actions de grève illégales en faveur d'une représentation légale et parlementaire de ses intérêts, à travers notamment la montée en puissance de l'ILP qui parvient à fédérer beaucoup de militants de gauche, y compris des militants socialistes révolutionnaires.

En 1920, la section écossaise de l'ILP est favorable à une adhésion à la Troisième Internationale, malgré les réticences de la conférence nationale qui s'établit en faveur de la création d'une autre Internationale. En 1921, la conférence écossaise de l'ILP décide de revenir sur cette décision. La conférence nationale ne veut plus en entendre parler non plus. Les vingt et unes conditions nécessaires à l'adhésion sont rédhibitoires4. Cette

décision reste sans conséquence particulière à Glasgow puisque seuls deux membres semblent quitter l'ILP pour rejoindre les rangs du Parti Communiste mais elle engage très clairement le combat du mouvement ouvrier sur le front légal et parlementaire. Le STUC n'adhère pas à l'Internationale rouge syndicale, pas plus que l’assemblée des métiers de Glasgow.

1 Cité par Christian Civardi, op. cit., p. 362. 2 Ibid., pp. 362-363.

3 Ibid., p. 257 « We on the Clyde have a mighty mission to fulfil. We can make Glasgow a Petrograd, a revolutionary storm centre second to none. A Scottish breakaway at this juncture would bring the Empire crash to the ground and free the waiting workers of the world… English Labour is bound to respond to our call if we in Scotland strike out boldly for political conquest… We must form a Communist Council for Action to assume real power when the time comes. In the process I favour a Scottish Communist Republic as the first step to World Communism with Glasgow as the head and centre. »

4 Iain McLean, op. cit., p. 141. « British ethical socialists in blue serge suits with rolled-up umbrellas were sadly unwilling to struggle illegally for the revolution. »

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À la fin de l'année 1920, le gouvernement a fait voter l'Emergency Powers Act qui lui permet de déclarer l'état d'urgence et de « prendre des mesures énergiques » en cas de conflit qui « désorganiserait l'approvisionnement en nourriture, eau, carburant ou électricité, de même que les moyens de transport »1. Cette loi prend effet au 31 mars 1921.

Le gouvernement abandonne alors tout droit de regard sur l'industrie houillère. Les effets ne se font pas attendre. Les propriétaires, rétablis dans leurs prérogatives, ébauchent de nouveaux contrats de salaires dans les régions les plus touchées par la crise. Le résultat est sans appel pour les mineurs : le salaire quotidien des mineurs est divisé par deux au Pays de Galles, en Écosse et dans le nord de l'Angleterre2. Les mineurs se mettent alors en grève. Il

y a bien quelques manifestations de solidarité, notamment de la part de certains cheminots et dockers à Glasgow qui refusent de toucher au charbon importé, mais cela ne suffit pas à obtenir une issue heureuse au conflit. Après avoir refusé plusieurs solutions proposées soit par le Premier Ministre Lloyd George, soit par la Fédération des Industries britanniques3,

les mineurs asphyxiés par trois mois de grève se trouvent dans l'obligation d'accepter les conditions imposées par les employeurs le 1er avril 1921. Leur pouvoir d'achat moyen est deux fois plus faible en 1921 qu'en 1914. Au delà de cette dramatique baisse de salaire, cet échec sonne le glas du syndicalisme révolutionnaire et de l'action directe. Le rapport de force entre travailleurs et employeurs ne permet plus l'engagement dans des conflits durs et longs. Les licenciements et le recours aux briseurs de grève sont des armes redoutables en période de chômage.