• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2 – les Gorbals

3. Les pires taudis d’Europe ?

L’installation des Govan Iron Works de l’industriel William Dixon en 1837 à Crown Street, dans la partie sud des Gorbals lui font déjà perdre une partie de son attractivité. Les haut-fourneaux de l’usine baignent les Gorbals d’une intense lumière nocturne et donnent naissance au surnom Dixon’s Blazes6. Les vapeurs émanant des usines de Tradeston, un autre district un peu plus à l’ouest qui s’industrialise énormément, contribuent aussi à rendre le district moins confortable. Toutefois, ce dernier ne se vide pas de sa population aisée du jour au lendemain7. Dans les années 1870, Laurieston et Hutchesontown sont encore des quartiers assez nettement habités par les classes moyennes. Lorsque ces dernières quittent Laurieston, leurs logements sont subdivisés et occupés par les nouveaux arrivants, qui se logent ainsi près des usines dans lesquelles ils travaillent. Des logements sont progressivement érigés dans les arrière-cours des tenements, les « back lands », pour y loger toujours davantage de monde. Il en résulte qu’ils sont dépourvus d’ensoleillement et

1 Il n’en reste rien aujourd’hui. Les logements érigés par les frères Laurieston sont quant à eux toujours debout, bien que ne servant plus à leur usage initial d’habitation. La banqueroute des frères Laurie les empêcha de construire une bonne partie de Laurieston.

2 Ian R. Mitchell, op. cit., p. 28 : « Though subsequently suffering multiple occupancy and deterioration, their demolition by Glasgow District Council was one of the greatest acts of vandalism in the city’s history. »

3 Ibid., p. 27-8. 4 Ibid., p. 28.

5 Rudolph Kenna, op. cit., p. 13 : « a new Gorbals of gridiron streets and handsome tenements of dressed stone – some designed by Alexander ‘Greek’ Thompson – was rising. »

6 Ibid., p. 12. 7 Ibid., p. 12.

- 97 -

ne sont pas suffisamment ventilés. Bien souvent, ils ne disposent pas de sanitaires en nombre suffisant1. Ces constructions ne font qu’amplifier la surpopulation du quartier et la dégradation des conditions sanitaires.

Un siècle après la construction de Carlton Place à Laurieston par les frères Laurie, le quartier est finalement devenu une des pires concentrations de taudis d’Europe en dépit des efforts des autorités municipales pour résoudre le problème de la dégradation des logements dès les années 1840 quand apparaissent les premières tentatives d’éradication des taudis. En 1862, le ticketing est imposé, sans pour autant qu’il constitue une recette miracle contre la surpopulation des logements : « il n’était pas possible d’appliquer le ticketing sans générer une masse d’indigents et la surpopulation était devenue la norme à Hutchesontown à la fin du dix-neuvième siècle »2. Avec l’établissement du City Improvement Trust (CIT) en 1866, les City Fathers se donnent les moyens de démolir les taudis des Gorbals et de l’East

End. Le CIT a le pouvoir d’acheter et de condamner tout ce qui est impropre à l’habitation

mais pas de construire de nouveaux logements. Ce sont les spéculateurs immobiliers qui se chargent de construire les tenements qui remplacent les taudis. Toutefois, ils doivent se conformer à des standards exigeants en termes de construction, de ventilation et d’aménagements sanitaires. Des tenements contenant des plus petits logements que ceux destinés aux classes moyennes commencent à être construits pour loger les ouvriers qui travaillent dans un district dont l’industrialisation s’accélère.

Petit à petit, les Gorbals deviennent un quartier d’immigrants dont les premiers commencent à affluer à partir des années 1820. Le quartier est d’abord peuplé par les populations immigrées des Highlands, puis des Iles et d’Irlande3, puis par les juifs d’Europe de l’est qui fuient les pogroms dont ils sont victimes. Les Irlandais qui fuient la famine (huit mille d’entre eux débarquent chaque semaine à Glasgow4) et les habitants des Hautes- Terres chassés par les évictions s’installent dans les vieux logements de l’ancien village et dans l’East End de la ville. Sous la pression démographique, les anciennes habitations héritées du vieux village des Gorbals deviennent de véritables taudis. Progressivement, une population en chasse une autre, plus aisée, qui va trouver des conditions de vie plus

1 Il y avait en règle générale un seul sanitaire pour l’ensemble des appartements desservis par une même entrée, que l’on appelle « close ».

2 Eric Eunson, op. cit., p. 45 : « the ticketing system was ultimately unenforceable without creating mass destitution, and overcrowding had become the norm in Hutchesontown by the late nineteenth century. »

3 Le recensement de 1841 montre que sept résidents sur dix des Gorbals sont nés en Irlande. 4 Rudolph Kenna, op. cit., p. 12.

- 98 -

agréables un peu plus au sud, dans les quartiers qui se développent à Govanhill, Crosshill, Mount Florida ou autour de Queen’s Park. Le quartier est aussi terre d’accueil pour les immigrés italiens et devient ainsi l’un des quartiers les plus cosmopolites des îles britanniques :

À la fin du dix-neuvième siècle, le quartier élargi des Gorbals était devenu l’un des quartiers les plus cosmopolites de Grande-Bretagne et l’on pouvait y entendre parler du gaélique écossais et irlandais, de l’italien, du russe, du polonais, du lituanien et du yiddish dans les commerces, cafés et restaurants du quartier. Gorbals Cross faisait office de coin de rue du quartier où les fanatiques religieux, les radicaux socialistes et les avocats de la tempérance prenaient la parole, dans un nombre déconcertant de langues. Il y avait de la pauvreté dans le quartier mais également une diversité considérable1.

Au moment de la Première Guerre mondiale, les Gorbals est un quartier où les conditions de vie sont très difficiles : la surpopulation2, la subdivision des logements et l’absence d’entretien des tenements où s’entassent les familles ouvrières précipitent leur dégradation. La pauvreté est endémique. Malgré les diverses structures de charité et l’entraide, le prêteur sur gages y a pignon sur rue, même si les habitants du district, malgré leur pauvreté, y ont recours avec réticence3. Cela n’empêche pas de s’y développer une intense vie de quartier, qui se perpétue entre les deux guerres et dans laquelle viennent se fondre les nouveaux arrivants4.

Les années de guerre sont des années pendant lesquelles la présence des adultes est minimale : les hommes sont au front et les femmes travaillent dans les usines de munitions. La construction de logements cesse pendant la guerre et les difficultés économiques après guerre ne permettent pas à la municipalité de faire face au nécessaire renouvellement des logements qui se dégradent et d’en construire d’autres pour loger une population qui continue de s’accroître même si beaucoup d’hommes du quartier meurent au front5.

La période d’entre les deux guerres est celle qui voit le quartier se dégrader de façon extrême. Les arrière-cours des tenements abritent quantités d’usines, d’ateliers, d’entrepôts et de moulins qui ajoutent à l’insécurité générale car le feu peut s’y déclarer à tout moment.

1 Rudolph Kenna, op. cit., pp. 14-15 : « By the end of the nineteenth century, the greater Gorbals had become one of the most cosmopolitan areas in the British Isles, and Scottish and Irish Gaelic, Italian, Russian, Polish, Lithuanian, and Yiddish could be heard in the district’s shops, cafés and restaurants. Gorbals Cross was the area’s speaker’s corner, where religious zealots, socialists and temperance enthusiasts all had their say, in a bewildering variety of tongues. There was poverty in the district, but there was also considerable diversity. »

2 En 1917, les Gorbals comptent 90 000 habitants.

3 Ellen McAllister, op. cit., p. 27; voir également Rudolph Kenna, op. cit., p. 15. 4 Ronald Smith, op. cit., p. 10.

- 99 -

Cette situation est l’héritage du Finance Act de 1910 de Lloyd George, qui avait porté un coup important aux Gorbals et à de nombreux autres quartiers urbains. La construction de

tenements n’était dès lors plus rentable pour les investisseurs privés et les propriétaires

n'avaient plus intérêt à procéder aux travaux d'entretien des logements dont ils étaient les bailleurs1. La subdivision à l’extrême des logements dans les tenements engendre les « single ends », des logements d’une pièce dans lesquels tout le monde s’entasse et qui font office de cuisine, de salle à manger et de chambre à coucher où le lit trouvait sa place dans un renfoncement du mur. L’absence de sanitaires adéquats par rapport au nombre d’habitants permet la prolifération des maladies, notamment la dysenterie. Ralph Glasser fait la description suivante de l’immeuble dans lequel il vécut quand il était petit garçon dans les années vingt :

Le bâtiment victorien, en grès rose noirci par la fumée des Dixon’s Blazes, se délabrait. Les lames de parquet fendues et cassées cédaient quelque fois sous vos pieds. La plomberie minimale était constamment à la limite de rendre l’âme. Les murs intérieurs étaient couverts de taches issues d’une longue succession de tuyaux qui avaient éclaté ou de fuites mal colmatées. Les rats et les souris étaient libres de leurs mouvements et semblaient partager le logement avec nous à contrecœur, comme si nous étions les intrus et eux les occupants de bon droit. Bien que chaque famille installât des pièges toutes les nuits, et que des douzaines de chats en maraude, dont certains étaient à moitié sauvages, menaient des patrouilles sanglantes, la population des rongeurs ne semblait pas diminuer de façon visible. Dans les immeubles courants, six à huit appartements partageaient deux cabinets de toilette coincés dans un minuscule palier intermédiaire entre deux étages. Il fallait bloquer la porte en mauvais état avec son pied ou avec une cale en bois. Et quand la chasse d’eau ne fonctionnait pas ou que le tuyau d’évacuation était bouché, ce qui se produisait souvent, le sol était très vite inondé et le trop-plein se déversait dans la cage d’escalier principale. Lorsque l’on allait aux toilettes, il ne fallait pas oublier de prendre du papier journal, non seulement pour s’en servir comme papier toilette mais également pour enlever l’excrément et l’urine des semelles de ses chaussures avant de retourner dans l’appartement.2

1 Frank Worsdall in Joseph McKenzie, op. cit.

2 Ralph Glasser, op. cit., p. 8 : « The Victorian building, in red sandstone blackened by smoke from Dixon’s Blazes, was in decay. Splintered and broken floor boards sometimes gave way under your feet. The minimal plumbing hovered on the verge of collapse. Interior walls carried patches of stain from a long succession of burst pipes or ill-mended leaks. Rats and mice moved freely, seeming to share the accommodation with us grudgingly, as if we were the intruders and they the rightful occupiers. Although every family set traps night after night, and dozens of marauding cats, some half-wild, maintained bloody patrols, the rodent population did not noticeably diminish. On the common staircases, six or eight flats shared two lavatories each tucked into a tiny intermediate landing between two floors. You had to hold its decrepit door shut with your foot or wedge it with a lump of wood. And when the flush system did not work or the soil pipe was blocked, which was often, the floor was soon awash and the overflow spread freely down the main staircase. Going to the lavatory we had to remember to carry a supply of newspaper, not only for use as toilet paper but also to clean the soles of our boots of excrement and urine before going back into the flat. »

- 100 -

La description que fait Ralph Glasser d’un ami d’enfance et plus généralement des enfants des Gorbals est évocatrice des conditions sanitaires de l’époque :

Charlie était frêle, il avait les épaules anormalement hautes, résultat d’une déformation de l’épine dorsale qui avait également arrondi sa poitrine de telle manière qu’il ressemblait à un tonneau. La malnutrition était monnaie courante dans les Gorbals et elle aggravait les malformations de naissance. Le rachitisme était répandu. Beaucoup d’enfants présentaient des os et des articulations déformées, des jambes arquées, des genoux cagneux, des membres de longueur différente. Certains se déplaçaient en faisant cliqueter leur jambe enserrée dans des montants métalliques entre la cheville et le genou, ou martelaient le sol avec une armature en fer attachée à la semelle de leur chaussure, mécanisme destiné à faire fonctionner une jambe plus courte ou arquée comme si elle était de longueur identique à l’autre. On en voyait tous les jours.1

Les années après-guerre sont marquées par une activité économique en recul et un chômage important, tous deux considérablement amplifiés par la crise de 1929. Le récit du Docteur George Gladstone Robertson, médecin dans les Gorbals entre les deux guerres décrit sans ambiguïté à quel point la pauvreté, la promiscuité, l'alcool, la maladie, la violence domestique et la mortalité infantile sont des fléaux quotidiens2. Beaucoup de familles sont obligées de vivre avec des revenus extrêmement faibles, et n’ont pas d’autre solution que de recourir, bien souvent à contrecœur, à l’aide fournie par la paroisse pour s’habiller et se chausser.

La pauvreté endémique qui sévit dans les Gorbals à cette époque est également illustrée de façon frappante par les enfants du district qui n’ont pas de chaussures à se mettre aux pieds, y compris en plein hiver :

De l’humidité provenant de la neige à moitié fondue sur les trottoirs s’infiltrait à travers le carton que j’avais mis dans mes chaussures pour colmater les trous de mes semelles. Certains enfants n’avaient rien du tout aux pieds, donc j’avais de la chance.3

Les conditions de vie qui ont fait la réputation du quartier entre les deux guerres ne disparaissent pas d'un coup de baguette magique après la Seconde Guerre mondiale. Parmi

1 Ibid., p. 2 : « Charlie was slightly built, with abnormally high shoulders, the result of some spinal deformity which had also rounded out his chest so that he looked barrel-shaped. Malnutrition was rife in the Gorbals, exarcerbating any abnormalities from birth. Rickets was common. Many children had bone and joints deformities, bow legs, knock knees, limbs of unequal length. Some clanked along with a leg enclosed in iron struts from ankle to knee, or thumped the ground with an iron frame attached to the sole of a boot, a device to make a short or bowed leg function as though it were of equal length with the other. These were everyday sights. »

2 George Glasdstone Robertson, Gorbals Doctor, London, Jarrods, 1970. Voir en particulier les chapitres 4 « Anatomy of violence » (pp. 53-63) et 10 « The Gorbals myth » (pp. 128-137).

3 Ralph Glasser, op. cit., p. 9 : « Moisture from half-melted snow on the pavements seeped through the cardboard I had put in my boots to cover the holes in my soles. Some of the children had nothing on their feet at all, so I was lucky. »

- 101 -

les nombreux témoignages disponibles, celui de Paddy Crerand est d'autant plus significatif qu'il ne propose pas une vision misérabiliste de la vie dans le quartier :

Avec le recul, je me rends compte que nous vivions dans la misère. Mais, à l’époque, nous ne connaissions rien d’autre et je ne me suis jamais senti brimé. Nous obtenions nos habits par l’Église et même si nous étions désespérément pauvres, nous essayions toujours de donner le change. L’Église nous donnait des chaussures, de grosses chaussures lourdes qui auraient duré cent ans mais on essayait de ne pas les mettre. Nous n’avions jamais faim et j’étais heureux à passer tout mon temps à jouer au foot.1

La tradition cosmopolite du quartier perdure. Une petite communauté asiatique s’est formée dans les années 1930. Elle est composée de musulmans du Pendjab occidental2 et d’Hindous et de Sikhs du Pendjab oriental.3 Les premiers asiatiques sont des marins embauchés dans la marine marchande britannique. Ils forment une communauté repliée sur elle-même. En 1940, la communauté musulmane convertit un appartement des Gorbals en mosquée, la première en Écosse. L’année suivante, les Sikhs acquièrent un temple rudimentaire dans South Portland Street, toujours dans les Gorbals4. Le mélange des origines parmi les résidents des Gorbals conduit Lewis Grassic Gibbon à décrire le quartier, en 1934, comme étant « incroyablement non-écossais », ce qui lui confère, toujours selon Lewis Grassic Gibbon, un caractère complètement singulier5.

Le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale stoppe l’immigration asiatique. Une partie de la communauté s’engage dans l’armée britannique, quelques-uns rentrent dans leur pays d’origine, le reste travaille dans les usines et se trouve pour la première fois

1 Paddy Crerand, op. cit., p. 5 : « With hindsight I realize we lived in abject poverty, but at the time we didn’t know any different and I never felt hard done by. We used to get our clothes from the church and even though we were desperately poor, we always tried to show otherwise. The church used to give us boots, big clumpy ones that would have lasted for a hundred years, but we tried not to wear them. We were never hungry and I was happy playing football all the time ». Voir l'ensemble du premier chapitre de son autobiographie, « Heart of the Gorbals », pp. 1-22.

2 Région actuellement située au Pakistan. 3 Région actuellement située en Inde. 4 Rudolph Kenna, op. cit., pp. 18-19.

5 Lewis Grassic Gibbon and Hugh MacDiarmid, op. cit., p. 144 : « It is coming on dark, as they say in the Scotland that is not Glasgow. And out of the Gorbals arises again that foul breath as of a dying beast. You turn from Glasgow Green with a determination to inspect this Gorbals on your own. It is incredibly un-Scottish. It is lovably and abominably and delightfully and hideously un- Scottish. It is not even a Scottish slum. Stout men in beards and ringlets and unseemly attire lounge and strut with pointed shoes: Ruth and Naomi go by with downcast Eastern faces, the Lascar rubs shoulder with the Syrian, Harry Lauder is a Baal unkeened to the midnight stars. In the air the stench is of a different quality to Govan’s or Calamchie’s, - a better quality. It is haunted by an ancient ghost of goodness and grossness, sun-warmed and ripened under alien suns. It is the most saving slum in Glasgow, and the most abandoned. Emerging from it, the investigator suddenly realizes why he sought it in such haste from Glasgow Green: it was in order that he might assure himself there were really and actually other races on the earth apart from the Scots! »

- 102 -

en proche contact avec le reste des habitants de la ville. L’immigration asiatique atteint son apogée à la fin des années cinquante et au début des années soixante. Les Gorbals sont alors le principal lieu d’installation en Écosse des nouveaux arrivants.

Ce sombre tableau ne doit pourtant surtout pas occulter le fait que, malgré les conditions de vie très difficiles, les occasions de se divertir dans les Gorbals sont nombreuses entre les deux guerres. En plus du pub, le cinéma et le music-hall sont extrêmement populaires. Il y a quatre cinémas dans le district, plusieurs salles de danse et salles de music-hall ainsi qu’une bonne centaine de pubs1. À son apogée en tant que ville du cinéma2, il y avait plus de cinémas par habitant à Glasgow que dans n'importe quelle autre ville au monde, à l'exception des villes américaines. L'engouement des Glaswégiens pour le cinéma concourt à la construction de salles à un rythme très élevé dans les premières décennies du vingtième siècle. Green's Playhouse à Renfield Street était la plus grande salle d'Europe avec 4 200 places à son ouverture en 1927. La plus grande chaîne de cinémas