• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1 – L’« atelier du monde » entre prospérité et misère

3. Conclusion

L’expansion de Glasgow au dix-neuvième siècle est protéenne. Glasgow est la Chicago écossaise. Elle partage avec son homologue américaine la capacité à se renouveler sans cesse5. Des bâtiments expérimentaux en fer et en béton y sont érigés. Il s’y déroule

1 Ibid., p. 106. 2 Ibid., p. 106. 3 Ibid., p. 106.

4 Ibid., p. 106-7. Voir également p. 117: « The implications of this for community identity, class solidarity and political identification are readily apparent and not beneficial to the Conservatives: it has become a psephological truism that type of house occupancy is an even better vote predictor than class. Equally relevantly, home ownership and the start-up of small firms are intimately linked, as property is frequently used as security for loans to start up in businesses. »

5 Christopher Harvie, « Alasdair Gray and the Condition of Scotland Question », in Robert Crawford & Thom Nairm (eds.), The Arts of Alasdair Gray, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1991, p. 81.

- 80 -

trois expositions mondiales en l'espace de vingt-trois ans1 et ses services publics (tramways, réseaux d’électricité, d’eau et d’égouts) sont (re)connus dans le monde entier comme des exemples de socialisme municipal réussi. Jusque dans les premières années du vingtième siècle, la classe ouvrière est contenue, disciplinée, malgré la dureté des conditions de vie. Selon Christopher Harvie, elle a accès à un niveau de protection sociale qui est tout de même, vu les circonstances, remarquable et adéquate. Vingt pour cent de ses habitants appartiennent aux classes moyennes, à qui la ville offre une opulence collective d’ampleur inégalée : des bibliothèques, des salles de spectacles, un réseau de trains de banlieue élaboré et performant, des tea-rooms, des orchestres et des salles de danse, des parcours de golf et la Clyde comme terrain de jeu pour les plaisanciers2.

Des handicaps majeurs tels qu’une faible population, des ressources qui s’épuisent (les mines du Lanarkshire et d’Ayrshire, dans les environs immédiats de Glasgow s’épuisent et la production se déplace vers de nouvelles mines, plus grandes, dans le Lothian et le Fife, à l’est du pays) et des industries lourdes toutes dépendantes les unes des autres, dont le débouché naturel est les chantiers navals, et dont la production est entièrement tournée vers l’exportation, ne peuvent permettre plus tard à l’Écosse de rivaliser avec la concurrence soutenue de pays plus vastes comme les États-Unis ou l’Allemagne qui disposent de bien davantage de ressources. La Clyde met du temps à adopter les nouvelles technologies de turbines, de moteurs diesel, de soudage et elle dépend beaucoup des commandes des armateurs écossais. L’innovation existe mais les entreprises écossaises dépendent beaucoup des exportations et de l’Empire : la North British Locomotive Company exporte 48% de ses locomotives vers les colonies et seulement 16% vers les marchés étrangers3.

Les chantiers navals apparaissent donc comme la clé de voûte de la production industrielle écossaise. L’activité des aciéries et des autres industries dépend étroitement de l’activité des chantiers navals. La prospérité des années avant-guerre n’est en fait qu’illusoire, malgré des records de production et de lancement de bateaux. Deux points soulignent la grande fragilité des chantiers navals pendant les années précédant 1914 : les chantiers navals de Glasgow font face à une concurrence de plus en plus accrue qui les pousse à produire des navires à perte et de grands chantiers tels que John Brown’s et Fairfield se mettent à produire presque exclusivement des navires de guerre pour l’Amirauté. Le

1 En 1888, 1901 et 1911. Il y en aura une quatrième en 1938. Perilla Kinchin et Juliet Kinchin, op. cit. 2 Christopher Harvie, Scotland and Nationalism, p. 71.

- 81 -

retour à une économie plus pacifique peut donc être problématique. La course à l’armement à la veille de la Première Guerre mondiale permet cependant d’occulter ces problèmes structurels, au moins à court terme.

Jusqu’au début de la Première Guerre mondiale, l’industrie écossaise vit une période de prospérité inégalée. Les industries écossaises restent encore à cette époque la propriété d’Écossais. Elles exportent leurs productions aux quatre coins du monde. La position de suprématie mondiale du pays dans les domaines clés de la production industrielle est alors remarquable au regard de sa faible population. Au début du vingtième siècle cependant, l’industrie écossaise n’est déjà plus la propriété d’Écossais et l’Écosse ne doit sa prospérité qu’aux décisions prises par de lointains investisseurs étrangers. D’un autre côté cependant, les Écossais investissent aussi. Mais, dès les années 1870, les cibles de leurs investissements ne se situent plus en Écosse : il s’agit de terres, de mines et du chemin de fer aux États- Unis, en Asie et en Australasie1. En 1914, les investisseurs écossais représentent 500 millions de livres sur les 4 000 millions investis par la Grande-Bretagne dans le monde, soit un investissement de 110 livres par Écossais (contre 90 par Anglais et Gallois)2. Le niveau de vie très bas des Écossais, dont les salaires sont significativement plus bas qu’en Angleterre, a nécessairement des répercussions sur les débouchés des productions des industries de biens de consommation. Cela devient plus rentable d’investir les profits à l’étranger, ce que les contacts avec l’empire colonial permettent alors aisément. En d’autres termes, le destin industriel et économique de l’Écosse n’est plus entre ses mains au tournant du siècle, malgré des indicateurs économiques encore performants.

Par ailleurs, cette situation d’apparente prospérité ne doit pas cacher deux réserves de taille. Premièrement, des faiblesses structurelles commencent à émerger, qui ne manqueront pas d’avoir de lourdes conséquences lors de la crise industrielle qui toucha le pays après la Première Guerre mondiale3. La Première Guerre mondiale regonfle les industries lourdes traditionnelles alors que des essais de diversification vers les voitures et les moteurs diesels venaient d’être entrepris. Ces essais n’ont pas été complètement tués dans l’œuf, mais leur éclosion n’en a été que retardée d’autant4.

1 Ibid., p. 70.

2 Ibid., p. 70.

3 T. M. Devine, op. cit., pp. 261-262.

- 82 -

Deuxièmement, l’impact de cette prospérité est très faible sur le niveau de vie et le bien-être des Écossais et il est colossal sur l'environnement. Selon Mitchell, vingt-sept sites dans et autour de Glasgow sont considérés dangereux aujourd’hui1. En 1934, Edwin Muir écrit qu’il y a « certaines usines qui produisent une puanteur telle que vivre à proximité conduit à perdre sa dignité et, dans ce cas, les logements du voisinage deviennent des taudis »2. L’exemple de l’usine chimique de la dynastie White3, à Rutherglen, est frappant. On estime que l’usine, qui produisait du chrome, déversait 275 millions de litres de produits toxiques par an dans les nappes phréatiques. Aujourd’hui, le petit cours d’eau qui traverse Rutherglen révèle un taux de chrome 825 fois supérieur à la limite autorisée et les leucémies chez les enfants Rutherglen et Cambuslang représentent 25% de toutes les leucémies en Écosse, avec seulement un pour cent de la population. Les ouvriers de White étaient surnommés « White’s Canaries » ou « White’s Dead Men ». L’air produit par l’usine était quasiment irrespirable et les ouvriers travaillaient douze heures par jour pour un salaire de misère. La dynastie White s’est constituée une fortune colossale en exploitant des ouvriers non-qualifiés et non-syndiqués dans une usine qui produisait du chrome sept jours sur sept. Le troisième White de la dynastie, John Campbell White observait strictement le repos dominical mais n’hésitait pas à ne pas réemployer les ouvriers qui manquaient de venir travailler le dimanche. Il fit en outre campagne contre l’ouverture du People’s Palace le dimanche, seul jour de repos des ouvriers4. Dans la fiche biographique qu’il lui consacre, S. G. Checkland tempère sa responsabilité en ce qui concerne les conditions de travail dans l’usine de Rutherglen en rappelant qu’elle était de fait dirigée par ses neveux qui lui auraient laissé croire que les conditions de travail du temps de son père avaient disparu5. Sur les

1 Ian R. Mitchell, This City Now, Glasgow and its Working Class Past, Edinburgh, Luath Press, 2005, p. 149 : « There are certain factories which produce such a stench that to live near them involves a loss of self-respect, and the surrounding houses in such cases turn into slums. » Voir aussi Seán Damer pour des descriptions des conditions de travail extrêmement éprouvantes dans d’autres usines chimiques de Glasgow, notamment celle de Tennant, St Rollox Chemical Works. (Seán Damer, op.

cit., pp. 62-63).

2 Edwin Muir, op. cit., p. 125.

3 Shawfields Chemical Works (1808 – 1965).

4 Ian R. Mitchell, op. cit., pp. 146-148. Mitchell décrit le cynisme (ou les contradictions) du troisième White ainsi: « The third White, John, was a Christian philanthropist, a Free Kirker after the Disruption of 1843. This fine man gave generously to missions to christianise the African heathen, and to the building of the Christian Institute in Glasgow’s Bothwell Street. This fine man was a financial backer of the alcohol prohibition campaign, and also of the Glasgow Liberal Party, paying off the debts of the Liberal Club. This fine man, who conducted extensive family prayers every day, was given a peerage by Glasdstone, and became Lord Overtoun, buying a 3,000-acre estate at Bowling on the Clyde. This fine man was a mass murderer. If there was a God, White would be in Hell. » (Ian R. Mitchell, op. cit., p. 147)

- 83 -

chantiers navals, les accidents sont nombreux et, d’une manière générale, la grande majorité des ouvriers exercent des métiers dangereux, sales et physiquement éprouvants qu’aucune législation ne vient encadrer sur le plan de la santé et de la sécurité. Les semaines de travail sont par ailleurs très longues, avec bien souvent douze heures de travail par jour, six jours par semaine1.

Dans le domaine du logement, bien que la situation se soit considérablement améliorée au début des années cinquante, il est évident que la tâche est encore immense à cette date, comme le laisse entrevoir la comparaison avec l’Angleterre. La surpopulation des logements baisse d’un quart entre 1921 et 1951. Seulement un quart de la population, au lieu de la moitié, vit dans des logements de deux pièces ou moins. Malgré d’évidentes améliorations, dans 15,5% des logements, il y a toujours deux personnes par pièce en Écosse, contre 2,1% en Angleterre. Les 80 millions de livres sterling d’argent public dépensées entre 1919 et 1952 pour le logement ont permis une amélioration significative des conditions de logement en Écosse et à Glasgow mais n’ont notamment pas supprimé le différentiel entre l’Écosse et l’Angleterre2.

(eds.), Dictionary of Scottish Business Biography – Vol 1: the staple industries, Aberdeen, Aberdeen University Press, 1986, pp. 293-295. Une de ses nécrologies le décrivit de la manière suivante : « A Christian of a noble type, A man of God from youth, A benefactor of the race, A champion for the truth. » (cité par Checkland, op. cit., p. 295).

1 Seán Damer, op. cit., pp. 58-66. Voir l’anthologie de témoignages rassemblés par Martin Bellamy (Martin Bellamy, The Shipbuilders, pp. 52-75).

- 84 -