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Vivre l’expérience de la pauvreté du point de vue des hommes 93

CHAPITRE 4 – PERTINENCE SOCIALE DU LIEN PAUVRETÉ ET MASCULINITÉS 81

4.1   Connaissances sur les hommes en situation de pauvreté 81

4.1.5   Vivre l’expérience de la pauvreté du point de vue des hommes 93

Dans sa thèse de doctorat « Rouge, jaune, vert… et noir : expériences de pauvreté et rôle des ressources sociosanitaires selon des hommes en situation de pauvreté à Montréal » soutenue en 2011 à la Faculté des sciences infirmières et à la Faculté de médecine de l’Université Laval, Sophie Dupéré s’est intéressée au rôle des ressources sociosanitaires institutionnelles et communautaires et à l‘importance relative de leurs impacts dans les trajectoires de vie d‘hommes en situation de

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pauvreté. Dans le cadre de sa recherche-action collaborative, s’appuyant sur la méthode des récits de vie, elle a réalisé vingt-deux entrevues individuelles, puis quatre groupes de discussion avec onze hommes, dont six avaient participé à une entrevue individuelle. Tous les hommes en situation de pauvreté ayant collaboré à la recherche ont été recrutés parmi les utilisateurs d’un organisme communautaire du quartier Hochelaga-Maisonneuve à Montréal.

À partir de l’analyse des entrevues et d’une discussion avec les participants, l’auteure en arrive au constat de la position centrale de la souffrance dans les propos tenus par les hommes rencontrés :

Cette souffrance est à la fois physique, on la ressent dans son corps, psychique, elle envahit l‘esprit, ainsi que sociale, elle affecte les liens qui nous unissent au monde et à autrui. Cette souffrance, reliée à plusieurs dimensions du vécu de la pauvreté, semble prendre sa source à la fois à l‘intérieur de soi ainsi que dans les contextes physiques, sociaux, économiques et politiques des expériences de vie passées et actuelles.(Dupéré, 2011: 124)

Une souffrance qui se caractérise par six dimensions indépendantes.

La première dimension est celle de survivre, c’est-à-dire être plongé dans un état constant de survie où combler ses besoins de base est impossible. Cette difficulté à combler ses besoins provoque de l‘insécurité, de l‘incertitude, une usure du corps et amène les hommes à déployer toutes sortes de stratégies de débrouillardise pour survivre. Ceci affecte grandement le moral et alimente toutes sortes de problèmes sociaux et de santé. (Dupéré, 2011: 125-126) Les principales raisons données pour expliquer les difficultés à combler ses besoins de base sont : la situation financière pitoyable dans laquelle ils sont plongés en raison, notamment, de prestations qui n‘ont pas été indexées à l‘augmentation réelle du coût de la vie et largement insuffisantes pour combler les besoins de base; le manque de ressources matérielles, par exemple, le manque de logements salubres, sécuritaires et financièrement abordables; la faiblesse de leur réseau social (famille, amis, voisins, anciens collègues de travail, etc.) et l‘absence et l‘inadéquation des ressources sociosanitaires institutionnelles et communautaires. (Dupéré, 2011: 125-129)

Une deuxième dimension de la souffrance vécue par les hommes rencontrés par Dupéré, est celle

d’être désorganisé, c’est-à-dire avoir de la difficulté à fonctionner principalement sur quatre plans :

mobiliser des ressources pour combler ses besoins essentiels; entretenir des relations avec autrui, participer à des activités sociales, culturelles et politiques et à s‘intégrer socialement; à chercher ou à conserver un travail; à faire valoir ses droits. (Dupéré, 2011: 131) Les principales raisons invoquées

95 pour expliquer leur état de désorganisation : des lacunes sur le plan de leurs compétences acquises (connaissances, habiletés, etc.) découlant directement de leur histoire de vie et de difficultés vécues dans leur milieu familial (négligence, violence physique, sévices sexuels, etc.), leur milieu scolaire (difficultés d‘adaptation, exclusion, violence, etc.) ou leur milieu de travail (exploitation, échecs répétitifs, etc.); de maladies mentales sévères, particulièrement lorsqu‘elles sont mal soignées ou pire encore, lorsqu‘elles ne sont pas du tout prises en charge par le système de santé; de souffrances « invisibles » ou « non reconnues » par le système qui proviennent de leur histoire de vie, telles des situations de sévices psychologiques ou sexuels ou encore à de la négligence ou de l‘abandon dans leur milieu familial pendant l‘enfance; ou d’être pris dans les cercles vicieux de la consommation, de la violence, de la dépendance affective ou des jeux de hasard.(Dupéré, 2011: 132-134)

Une troisième dimension de la souffrance est celle d’être ou se sentir exclu à la suite d’expériences de stigmatisation, de rejet et de discrimination qui mènent à l’exclusion et à l’isolement. Ces expériences sont liées au fait d‘être bénéficiaire de l‘aide sociale et de ne pas être inséré dans le marché formel de l‘emploi, mais également à d’autres étiquettes découlant leur situation personnelle, notamment celles de « junky », de « psychiatrisé » ou lié à leur orientation sexuelle. On se sent exclu également parce qu’on ne parvient pas « à consommer », à participer aux activités sociales et à suivre les normes, notamment de s‘engager dans une relation amoureuse parce qu’on n‘a pas de moyens financiers. (Dupéré, 2011: 136-139)

Se sentir inutile et dénigré en raison de la perte du statut officiel de travailleur et de « payeur de

taxes » est la quatrième dimension de la souffrance vécue par les hommes rencontrés par Dupéré. Plusieurs hommes ont exprimé ne plus se sentir des citoyens à part entière et « pleinement » un homme, ne pouvant pas totalement assumer leur rôle de pourvoyeur, ce qui engendre des sentiments d‘inutilité et de dévalorisation. En plus du rôle de pourvoyeur, quelques hommes ont évoqué la difficulté de remplir pleinement leurs rôles d‘amoureux, de père ou d‘ami, expliquant que leur faible revenu limitait leurs dépenses pour « gâter » l‘être cher ou même pour participer à des activités sociales. (Dupéré, 2011: 141-142)

Une autre dimension de la souffrance vécue par les hommes est celle d’avoir perdu son

autonomie, son pouvoir, c’est-à-dire ne pas avoir de contrôle sur sa vie et ne pas avoir de choix.

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Pour ces hommes, être pauvre et bénéficiaire d‘aide sociale équivaut à être dans une situation de dépendance envers l‘État et génère un sentiment de perte d‘autonomie. Ils doivent vivre avec la décision des autres, voir leur existence régie par les autres. Ils se sentent constamment évalués, surveillés, menacés de coupures et de sanctions et ils doivent rendre des comptes continuellement. En plus de vivre des sentiments de perte d‘autonomie et d‘incompétence, ils vivent l‘humiliation d‘être surveillés. Cette situation porte atteinte à leur intégrité, leur fierté et leur dignité (« ça donne un coup sur l‘orgueil ») et affecte grandement le moral. (Dupéré, 2011: 144)

Enfin, dernière dimension de la souffrance vécue par les hommes, celle de ne pas être ou ne pas

faire ce que l’on veut c’est-à-dire être dans situation où on ne peut pas réaliser des projets (comme

un retour aux études, un travail, etc.), où on peut difficilement s‘épanouir et mettre à profit ses talents et ses forces. On vit de la tristesse, de la colère et des sentiments d‘échecs et d‘incompétence qui affectent grandement le moral et alimentent une multitude de problèmes sociaux et de santé. (Dupéré, 2011: 146)

Dans les propos tenus par les participants rencontrés par Dupéré (2011), et que nous avons préféré traiter en dehors du thème où celui-ci a été abordé, soit celui des raisons invoquées contribuant à les maintenir en situation de survie, l‘absence et l‘inadéquation des ressources sociosanitaires institutionnelles et communautaires ont également été mises en cause. Toutefois, en même temps certains hommes ont mentionné que même si ces ressources existent :

[…] ils sont souvent réticents à y avoir recours, et ce, pour trois types de raisons. D‘abord, par orgueil, qualifié par certains d‘orgueil de « mâle »; un homme est censé se débrouiller seul, ne pas pleurer ni être faible. Ils ne veulent pas passer pour des « quêteux ». Ensuite, par méfiance envers les ressources ou par désillusion quant à la possibilité réelle de celles-ci de les aider, ces croyances étant souvent alimentées par des expériences négatives vécues dans leur passé ou celui de leurs proches. Finalement, tout simplement par ignorance, ne sachant pas que la ressource existe ou encore comment en profiter. (Dupéré, 2011: 129)

En 2004, dans la revue Australian Social Work, étaient publiés les résultats d’un projet de recherche- action participative mené avec 10 hommes pauvres hébergés dans une ressource pour sans-abris dans la région de Melbourne en Australie. L’auteur de cette étude, Klaus Serr, dit s’inscrire dans une perspective internationale d’une définition alternative de la pauvreté fondée sur le point de vue des personnes vivant la pauvreté qui, selon ce dernier, est de plus en plus reconnue internationalement et localement (UNDP 1993; Wallis 1995; Trainer 1996; Wiseman 1998 cités dans (Serr, 2004)). Pour certains auteurs, les pauvres doivent eux-mêmes identifier les causes de la pauvreté, formuler les

97 solutions et posséder les outils pour atteindre cet objectif. (Freire 1970; Schumacher 1973; Ekins 1992; Sachs 1992; UNDP 1997, cités dans (Serr, 2004)). Dans le cadre de la recherche-action participative qu’il a menée à Melbourne, les hommes participants étaient invités à s’exprimer sur les trois sujets suivant : leur définition de la pauvreté et de ses causes, les stratégies de lutte à la pauvreté à développer dans une perspective de développement participatif, et à imaginer une organisation de base antipauvreté. Voici les principaux résultats de cette recherche concernant la définition de la pauvreté du point de vue des hommes rencontrés

Pour les dix hommes rencontrés, la pauvreté n’est pas seulement une question d’argent, mais aussi une perte d’estime de soi, d’ennui et d'isolement social, de manque de logements et de chômage.

The 10 participants defined poverty not merely in terms of lack of food, shelter and income, but also in terms of negative social relationships, lack of opportunities and advantage, personal/family problems and lack of self-esteem and meaning of life. There was a clear recognition by most informants of the importance of family and community, to which each person wanted to belong. However, through the experiences of poverty, all men had lost their place in the world and felt that they had become marginalised and disregarded by society.(Serr, 2004: 148)

Selon les participants, la pauvreté rend également anxieux, isolé socialement, dépressif et rend nécessaire la fuite, l’évasion dans l’alcool ou la drogue pour diminuer cette souffrance :

[…] not enough money to buy food, no roof over your head. Sometimes I like to buy a loaf of bread or buy some alcohol, but I can’t. It’s like a spiral going down, down, down and you can’t live your life like you want to. You feel outside of society and suffer from depression, worrying about your plight. I use alcohol like medicine to calm me down and to help my mental illness. I have no friends and my family has given up on me. I am bored the minute I get up. (Serr, 2004: 146)

Pour les hommes rencontrés dans le cadre de cette recherche, le besoin d’échapper aux impacts de la pauvreté pousse parfois certains d’entre eux à la criminalité et à la violence.