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Le modèle identitaire comme nouvelle forme de contrôle culturel 29

CHAPITRE 3 – POSTURE ET ATTITUDE 21

3.4   Les théories et concepts centraux de cette thèse 26

3.4.3   Le modèle identitaire comme nouvelle forme de contrôle culturel 29

Guy Bajoit est professeur émérite de sociologie à l’Université Catholique de Louvain-La-Neuve en Belgique. Pendant plus de 30 ans, il s’est intéressé à la problématique du changement socioculturel et de l’action collective, tant dans les pays en développement que dans les sociétés industrielles. Afin de dépasser les paradigmes classiques, dont deux étaient fondés sur l’individu réduit à un objet (les paradigmes de l’intégration et de l’aliénation) et les deux autres où l’individu est considéré comme acteur agissant soit par intérêt (pour le paradigme du contrat) ou parce qu’il appartient à un mouvement social (pour le paradigme du conflit), Bajoit propose le « paradigme identitaire » plaçant l’individu sujet au cœur de celui-ci. Le sujet étant l’individu capable « d’agir sur lui-même, pour construire son identité personnelle en gérant les tensions existentielles que lui causent ses relations avec les autres et avec le monde » (Bajoit, 2003: 14). Selon Bajoit, si la vie sociale implique des contraintes du collectif (un contrôle social) sur les individus qui en sont membres, celles-ci ne sont

8 Perspective monde. Université de Sherbrooke. Disponible en ligne à

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supportables et efficaces que parce qu’elles ont un sens culturel légitime aux yeux des individus. D’où l’enjeu, dans toute société, des modèles culturels. Pour Bajoit, un modèle culturel c’est :

L’ensemble des principes ultimes de sens qu’une collectivité humaine invoque et inculque à ses membres, à une époque donnée, pour donner du sens à leur vie en société, pour leur donner le sentiment que les solutions apportées aux grands problèmes vitaux de la vie collective sont de « bonnes solutions », et qu’en se soumettant à ces contraintes sociales, ils auront une « vie bonne », qui répondra à leurs besoins les plus profonds. (Bajoit, 2003: 56)

Selon cet auteur, jusqu’à aujourd’hui, quatre principaux modèles culturels idéal type ont été inventés pour répondre à l’un ou l’autre des besoins vitaux d’une communauté : le modèle culturel de type sécuritaire visant à répondre au besoin de sécurité physique; le modèle culturel de type mystique visant à permettre aux individus de submerger leur crainte du surnaturel et répondre à leur besoin de tranquillité morale; le modèle culturel de type technique visant à se protéger contre la nature ou à répondre au besoin de bien-être matériel des individus et le modèle culturel de type identitaire visant à répondre aux besoins de réalisation personnelle des individus.

Selon Bajoit, depuis trois ou quatre décennies, à l’ère de la société informationnelle et de consommation, nous assisterions au passage d’un modèle culturel de type technique caractéristique de la société industrielle à un modèle culturel de type identitaire. Dans le modèle culturel technique de la société industrielle, la réponse aux problèmes vitaux de la vie moderne était : la gestion des surplus à partir de l’idée de progrès (notamment la science et la technique), de fonder l’ordre interne sur la raison (soit la démocratie et la volonté de la majorité), de garantir le consensus par l’égalité, d’assurer l’intégration par le devoir et la soumission au contrôle social, et de garantir l’ordre externe par la construction de nations souveraines. Dans le modèle de type culturel identitaire, si le Progrès est toujours considéré comme nécessaire à la gestion des surplus, celui-ci est maintenant l’objet de critiques et de questionnement sur ses limites. Il se doit maintenant de rendre des comptes relativement à un principe plus ultime, la qualité de vie. La volonté de la majorité n’est plus tenue pour acquise pour la gestion de l’ordre interne. Les humains constatent que celle-ci a des limites et qu’elle peut faire l’objet de déviation. Il y a une demande d’un retour aux sources à la « vraie » démocratie, soit à une démocratie qui soit moins idéologique, plus morale et pragmatique, moins fondée sur des élus et davantage sur des experts, moins dépendante de l’état-major des partis, une démocratie moins centralisée et plus locale et faisant plus de place à des citoyens ayant plus d’indépendance, de participation et de responsabilité. Dans le modèle culturel identitaire, le projet

31 d’égalité des membres fait place à celui d’égalité des chances favorisant le mérite personnel, la capacité de se débrouiller, d’être compétitif, performant et autonome. Les humains revendiquent la reconnaissance de leur spécificité et de leur singularité. Il y a donc une plus grande tolérance aux inégalités sociales. Enfin, dans ce modèle, la croyance dans la Nation et la Patrie s’atténue au profit des réseaux locaux et mondiaux.

À l’ère de la société informationnelle et de consommation, le contrôle culturel des individus sujet est devenu, selon Bajoit, plus complexe et résulterait à la fois de la socialisation : « un processus par lesquels “les autres” obtiennent d’un individu quelconque qu’il adapte son comportement à leur existence et qu’ils tiennent compte de leurs attentes envers lui, que les individus deviennent des êtres sociaux » (Bajoit, 2003: 82), et de l’individuation : un processus de gestion relationnelle de soi ou d’un travail de construction de l’identité personnelle. Notons ici que ce processus de construction identitaire n’est jamais complet ni atteint définitivement parce que « jamais un individu ne parvient à réaliser complètement ce qu’il attend de lui-même, ni ce qu’il croit que les autres attendent de lui, et jamais non plus, ce qu’il attend de lui-même ne coïncide exactement avec ce que les autres attendent de lui » (Bajoit, 2003: 100).

Et que cherche l’individu sujet à travers cette construction identitaire? Il cherche à atteindre trois buts, à posséder et concilier trois biens, qui lui sont indispensables, bien qu’ils ne soient pas toujours compatibles entre eux : 1) le sentiment d’accomplissement personnel : l’individu cherche à concilier ce qu’il est, les engagements qu’il prend envers lui-même (qu’on appellera ici son identité engagée), avec ce qu’il aurait voulu être, les désirs d’autoréalisation, conscients ou non, qu’il sent au fond de lui-même (qu’on appellera ici son identité désirée); le sentiment d’accomplissement personnel est le produit de cette conciliation; 2) le sentiment de reconnaissance sociale : il cherche aussi à concilier son identité engagée, avec ce qu’il pense que les autres attendent de lui, ce qu’il estime qu’ils lui assignent de faire et d’être (et qu’on appellera ici son identité assignée); le sentiment de reconnaissance sociale est le produit de cette conciliation; 3) le sentiment de consonance existentielle : il cherche enfin à concilier son identité désirée avec son identité assignée, afin qu’il n’y ait pas trop de décalage entre ce qu’il voudrait pour lui-même et ce qu’il croit que les autres attendent de lui : le sentiment de consonance existentielle est le produit de cette conciliation. L’incapacité à atteindre un ou plusieurs de ses buts est, pour un individu, source de souffrance, d’incomplétude, d’insatisfaction et de malaise pouvant engendrer trois types de tension existentielle ou identitaire :

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 Le sujet dénié « lorsque l’individu ne parvient pas à concilier son identité engagée et son identité assignée : il souffre d’un déni de reconnaissance par les autres. Ceux-ci ne reconnaissent pas ce qu’il est (il est diplômé et il ne trouve pas de travail), ou le reconnaissent, mais pour ce qu’il estime ne pas être (on le prend pour une profiteur, alors qu’il fait son possible pour trouver un emploi), ou encore le reconnaissent pour moins que ce qu’il estime être (il est diplômé et a dû accepter un emploi subalterne), ou bien, on le confond avec un statut moins prestigieux »(Bajoit, 2003: 101). Selon Alex Honneth (1999), ce déni peut avoir trois origines : être nié dans son droit à l’intégrité physique, parce que contraint dans son corps de faire quelque chose qu’il ne ferait pas; être nié dans son droit à un traitement égal par rapport aux autres (être discriminé dans ses droits, être exclu et perdre le respect de soi), et être dénigré par les autres pour son mode de vie, pour son mode de réalisation de soi et pour sa manière de jouer ses rôles sociaux.

 Le sujet divisé lorsque l’individu ne parvient pas à concilier son identité engagée et son identité désirée. On peut parler ici de déni d’accomplissement : l’individu se dénie le droit de devenir lui- même, de réaliser les attentes identitaires qu’il porte en lui. Ce déni peut avoir pour origine : un excès d’altruisme (s’imposer des devoirs envers les autres), d’introversion (un manque d’audace), d’indécision, de cohérence, de méfiance et de culpabilité.

 Le sujet anomique lorsque l’individu ne parvient, ni à faire admettre ses attentes par les autres, ni à adhérer et faire sienne les contraintes instituées par les normes sociales. L’individu ne parvient pas à concilier son identité désirée et celle assignée. Cet individu est pris entre un déni d’accomplissement et de reconnaissance sociale.

Et comment les individus réussissent-ils à résoudre leurs tensions existentielles? Ils y parviennent par différentes logiques du sujet qui varient selon l’identité source de tension existentielle : lorsque le travail de conciliation porte sur l’identité assignée, trois modes de gestion relationnelle sont possibles : le conformiste, l’adaptateur, le rebelle; si le travail de conciliation porte sur l’identité engagée, les principaux modes de gestion sont : le sujet conséquent, pragmatique ou innovateur; et lorsque le travail de conciliation porte sur l’identité désirée, le sujet altruiste, stratège ou authentique sont les trois modes de gestion relationnelle possibles; ainsi que par différents modes de gestion relationnelle sur soi : la logique de mobilité du sujet adaptateur : se battre comme des loups dans l’univers impitoyable de la compétition; la logique d’intégration du sujet conformiste : chercher refuge dans l’affirmation radicale et superconformiste des « valeurs sûres » du passé; la logique autotélique du sujet authentique : se découvrir, dans le fond d’eux-mêmes, une passion, un talent, un feu sacré,

33 une vocation ou une voix que les appelle du dedans; la logique hédoniste du sujet stratège : rejeter ce monde pourri; se nourrir de l’instant présent, jouir de la convivialité, dans leurs réseaux de pairs. (Vivre à fond la caisse); la logique du sujet pragmatique : se contenter de la vie qu’ils ont et vivre en rêve ce qu’ils voudraient avoir; et la logique du sujet anomique : s’isoler de la société (s’enfermer dans leur chambre, fuir dans l’univers virtuel, etc.)