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La pauvreté au masculin : de l'autoréalisation de soi à la "Vie Nue"

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La pauvreté au masculin

DE L’AUTORÉALISATION DE SOI À LA « VIE NUE »

Thèse

Jean-Yves Desgagnés

Doctorat en service social

Philosophiæ doctor (Ph.D.)

Québec, Canada

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iii

RÉSUMÉ

À l’origine de la présente thèse, il y a d’abord mes 25 ans d’engagement citoyen au sein du mouvement de lutte contre la pauvreté au Québec, notamment en défense collective des droits des personnes assistées sociales. C’est à travers cet engagement qu’a émergé la question de recherche de cette thèse : existe-t-il un lien entre l’expérience de pauvreté des hommes en situation de pauvreté et leur socialisation de genre? Afin de répondre à cette question de recherche, j’ai utilisé comme données secondaires pour cette thèse, 27 entrevues réalisées en 2006-2007 auprès d’hommes prestataires d’aide sociale par le Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté (CREMIS). Une analyse qualitative par catégories conceptualisantes a été utilisée pour analyser en profondeur 17 de ses 27 entrevues avec comme toile de fond une posture ontologique inspirée de l’approche de conscientisation de Paolo Freire, une posture épistémologique constructiviste, postmoderniste et critique, ainsi qu’un univers théorique et conceptuel inspiré de deux domaines de recherche : celui des études sur la pauvreté et celui des études sur les masculinités.

Les résultats de l’analyse des entrevues ont permis d’en arriver aux quatre principaux constats suivants : 1) l’existence d’un lien entre pauvreté et masculinités, notamment l’adhésion des répondants à un certain nombre d’attributs de la masculinité hégémonique, et l’influence de cet idéal de la masculinité sur leur parcours d’autoréalisation de soi, ainsi que sur les stratégies et moyens utilisés pour faire face à différents obstacles; 2) l’inscription du parcours des répondants dans un projet ego-identitaire parsemé d’obstacles difficiles à surmonter pour des hommes appartenant à la classe des travailleurs génériques et disposant d’un capital humain, culturel et social qui, au fil de leur parcours, se détériore, rendant de plus en plus difficile leur projet d’autoréalisation de soi; 3) le constat que l’aide publique, plutôt que d’assurer un filet de protection sociale, punissait les hommes rencontrés en les poussant à la « vie nue » et que l’aide sociale agissait comme un appareil répressif d’État de maintien de l’oppression de l’ordre de genre : 4) la nécessité, pour la pratique du travail social, de développer une aide formelle adaptée aux besoins des hommes en situation de pauvreté en misant sur leur capacité de résilience comme levier d’intervention, mais aussi d’agir sur les causes structurelles de la pauvreté des hommes, notamment de déconstruire la masculinité hégémonique et de revendiquer un meilleur filet de sécurité sociale.

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v

TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... iii 

TABLE DES MATIÈRES ... v 

LISTE DES TABLEAUX ... xi 

LISTE DES FIGURES ... xiii 

DÉDICACES ... xv 

ÉPIGRAPHE ... xvii 

REMERCIEMENTS ... xix 

AVANT-PROPOS ... xxi 

INTRODUCTION ... 1 

CHAPITRE 1 – MON INTÉRÊT POUR LES HOMMES EN SITUATION DE PAUVRETÉ ... 5 

CHAPITRE 2 – LA COULEUR DISCIPLINAIRE DE CETTE THÈSE ... 9 

2.1  Les quatre phases du développement de l’effort social dans les sociétés occidentales ... 9 

2.2  Le travail social : une réponse réformiste centrée sur l’individu ... 12 

2.3  Le travail social d’aujourd’hui : une pratique soumise à des influences multiples ... 14 

2.4  Mon positionnement disciplinaire ... 17 

2.5  Objectifs de cette thèse en lien avec mon champ disciplinaire ... 19 

CHAPITRE 3 – POSTURE ET ATTITUDE ... 21 

3.1  Mon positionnement ontologique ... 22 

3.2  Mon positionnement épistémologique ... 23 

3.3  Ma position personnelle à l’égard de ces trois paradigmes ... 25 

3.4  Les théories et concepts centraux de cette thèse ... 26 

3.4.1  La société informationnelle ... 26 

3.4.2  L’ère du néolibéralisme ... 28 

3.4.3  Le modèle identitaire comme nouvelle forme de contrôle culturel ... 29 

3.4.4  La pauvreté ... 33 

3.4.4.1  Un objet de recherche très vaste ... 33 

3.4.4.2  La pauvreté comme construction sociale ... 34 

3.4.4.3  Les principaux paradigmes compréhensifs de la pauvreté ... 35 

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vi

3.4.5  Le genre ... 68 

3.4.5.1  Qu’est-ce que le genre? ... 68 

3.4.5.2  Le genre selon Goffman ... 68 

3.4.5.3  Champ des études sur le genre ... 69 

3.4.5.4  La construction de l’identité masculine : un processus ... 69 

3.4.5.5  La socialisation masculine ... 70 

3.4.5.6  Les principaux paradigmes des études sur les masculinités ... 70 

3.4.5.7  Un sixième paradigme : l’oppression résultant de l’ordre de genre ... 73 

3.5  Mon attitude ... 77 

CHAPITRE 4 – PERTINENCE SOCIALE DU LIEN PAUVRETÉ ET MASCULINITÉS ... 81 

4.1  Connaissances sur les hommes en situation de pauvreté ... 81 

4.1.1  La pauvreté des hommes : un phénomène en augmentation au Canada ... 81 

4.1.2  La pauvreté des hommes au Québec ... 87 

4.1.3  Les hommes pauvres plus à risque de vivre certains problèmes de santé et de mortalité prématurée ... 89 

4.1.4  Les hommes pauvres plus à risque de se retrouver à la rue ... 92 

4.1.5  Vivre l’expérience de la pauvreté du point de vue des hommes ... 93 

4.1.6  Des parcours d’hommes en situation de pauvreté sous l’influence de la masculinité ... 97 

4.2  Que savons-nous sur les liens entre pauvreté et masculinités ... 100 

4.2.1  Au Québec ... 100 

4.2.2  À l’échelle internationale ... 103 

4.2.2.1  Perception de la masculinité chez un groupe de chômeurs de longue durée ... 103 

4.2.2.2  Hommes, masculinités et pauvreté en Grande-Bretagne ... 105 

4.3  Synthèse des connaissances sur les hommes en situation de pauvreté ... 107 

CHAPITRE 5 – OBJET DE LA THÈSE ET MÉTHODOLOGIE DE RECHERCHE ... 113 

5.1  L’objet de la thèse ... 113 

5.2  Objectifs ... 113 

5.3  Méthodologie ... 114 

5.3.1  Échantillon de départ : des données secondaires ... 114 

5.3.2  Choix des entrevues et matériaux utilisés ... 115 

5.3.3  Originalité de notre analyse par rapport au projet de recherche du CRÉMIS ... 116 

5.3.4  Les matériaux du CRÉMIS sont-ils pertinents pour le présent objet de recherche? ... 117 

5.3.5  Précautions liées à l’utilisation de données secondaires en recherche qualitative ... 118 

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vii

5.3.6  Méthode d’analyse des données ... 119 

5.3.6.1  L’analyse qualitative par catégories conceptualisantes ... 119 

5.3.6.2  Processus et étapes d’analyse ... 121 

CHAPITRE 6 - RÉSULTATS ... 125 

6.1  Trames biographiques des 17 répondants ... 125 

6.2  Analyse de huit entrevues sous l’angle des obstacles/défis ... 133 

6.2.1  Obstacles / défis rencontrés par « Cow-boy solitaire » (CS) ... 133 

6.2.2  Obstacles / défis rencontrés par « Bohème orgueilleux » (BO) ... 138 

6.2.3  Obstacles / défis rencontrés par « Extraterrestre » (EX) ... 141 

6.2.4  Obstacles / défis rencontrés par « Loup solitaire » (LS) ... 145 

6.2.5  Premier texte de conceptualisation ... 150 

6.2.6  Obstacles et défis rencontrés par « Maitre tambour » (MT) ... 151 

6.2.7  Obstacles et défis rencontrés par « Homosexuel proche aidant » (HPA) ... 156 

6.2.8  Obstacles et défis rencontrés par « Free-lance » (FL) ... 164 

6.2.9  Obstacles et défis rencontrés par « Négationniste » (N) ... 171 

6.2.10  Deuxième texte de conceptualisation ... 174 

6.3  Catégories conceptualisantes ayant émergé de l’analyse des parcours des 17 répondants177  6.3.1  Au cœur des parcours : un projet d’autoréalisation de soi ... 177 

6.3.1.1  Les facteurs de vulnérabilité ou de marginalisation ... 179 

6.3.1.2  L’adhésion à un certain nombre de codes culturels ... 180 

6.3.1.3  Les stratégies et moyens utilisés pour faire face à différents obstacles et défis ... 187 

6.3.1.4  Des stratégies et des moyens qui isolent encore davantage ... 195 

6.3.2  Le mur à l’origine du recours à une aide publique ... 197 

6.3.3  L’aide publique : une aide bureaucratique et difficile d’accès ... 199 

6.3.3.1  Une aide difficile d’accès... 199 

6.3.3.2  Une aide qui ne répond pas aux besoins de base ... 201 

6.3.3.3  Une aide inhumaine et plutôt bureaucratique ... 203 

6.3.4  La chute dans l’univers de la survie ... 204 

6.3.4.1  Piler sur son orgueil et demander de l’aide ... 205 

6.3.4.2  Bricoler par soi-même différents moyens pour survivre ... 206 

6.3.5  Malgré tout, l’espoir de s’en sortir ... 210 

6.3.5.1  Retrouver du travail ... 210 

6.3.5.2  Prendre soin de sa santé ... 212 

6.3.5.3  Faire augmenter sa prestation d’aide sociale ... 215 

(8)

viii

6.3.5.5  Revendiquer une aide financière et des ressources mieux adaptées à

leur situation ... 216 

CHAPITRE 7 – DISCUSSION ... 219 

7.1  Conceptualisation et schématisation des catégories conceptualisantes issues de l’analyse des entrevues ... 219 

7.2  De la conceptualisation à la théorisation ... 224 

7.2.1  Le genrisme ... 224 

7.2.2  Le classisme ... 225 

7.2.3  Répression institutionnelle, néolibéralisme et oppression de l’ordre de genre ... 227 

7.3  Limites et forces de cette thèse ... 229 

CHAPITRE 8 – PISTES POUR LA PRATIQUE DU TRAVAIL SOCIAL ... 233 

8.1  Développer une aide formelle adaptée aux besoins des hommes pauvres ... 233 

8.2  L’espoir de s’en sortir : signe d’une capacité de résilience et levier pour l’intervention ... 234 

8.3  Poursuivre la déconstruction de la masculinité hégémonique ... 235 

8.4  Devenir des alliés du mouvement de lutte contre la pauvreté au Québec ... 235 

CONCLUSION ... 237 

BIBLIOGRAPHIE ... 241 

ANNEXES ... 247 

ANNEXE 1 RÉSUMÉ DU PROJET ... 249 

ANNEXE 2 GUIDE POUR LE RECRUTEMENT ... 250 

ANNEXE 3 FORMULAIRE DE CONSENTEMENT ... 253 

ANNEXE 4 GUIDE D’ENTREVUE ... 255 

ANNEXE 5 EXEMPLE D’UN VERBATIM ANNOTÉ ... 269 

ANNEXE 6 EXEMPLE D’UNE GRILLE D’ANALYSE DES DÉFIS ET OBSTACLES D’UNE ENTREVUE ... 272 

ANNEXE 7 EXEMPLE D’UNE NOTE ANALYTIQUE D’ENTREVUE ... 274 

ANNEXE 8 PREMIÈRE SYNTHÈSE ... 276 

ANNEXE 9 DEUXIÈME SYNTHÈSE ... 278 

(9)

ix

ANNEXE 11 TEXTE SYNTHÈSE DES 12 PREMIÈRES ENTREVUES ... 285 

ANNEXE 12 SCHÉMA THÉORIQUE 1 ... 288 

(10)
(11)

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LISTE DES TABLEAUX

Tableau 1 : Paiements de transfert aux pauvres par type de famille, 2002-2003 ... 85 

(12)
(13)

xiii

LISTE DES FIGURES

Figure 1 : Types de pouvoirs et structures à la base des inégalités sociales ... 44 

Figure 2 : Principaux paradigmes explicatifs de la pauvreté à l’ère moderne dans les pays riches ... 67 

Figure 3: Schéma synthèse de ma posture... 79 

Figure 4 : Portrait des hommes pauvres au Canada en 2003 ... 81 

Figure 5: Portrait de la pauvreté au Canada selon le sexe en 2003 ... 82 

Figure 6 : Portrait de la pauvreté au Québec selon le sexe et le type de famille en 2003 ... 83 

Figure 7 : Ampleur de la pauvreté au Canada selon le type de famille en 2003 ... 84 

Figure 8 : Évolution de 1989 à 2003 du nombre de personnes seules, ... 86 

Figure 9: Évolution du taux de faible revenu des ménages d'une personne ayant moins de 65 ans, 88  Figure 10: Évolution de l'ampleur du faible revenu des ménages d'une personne ayant moins de 65 ans ... 88 

Figure 11: Démarche d'analyse des entrevues ... 124 

Figure 12: Schématisation finale du résultat de l'analyse des entrevues ... 223 

(14)
(15)

xv

DÉDICACES

À ma mère, Lucille, pour m’avoir donné la vie, pour son amour, sa dignité, sa générosité et son courage d’avoir élevé seule

ses sept enfants à la suite du décès de mon père. À mon père, Réal, pour m’avoir donné la vie

et avoir sacrifié la sienne afin accomplir,

jusqu’à son dernier souffle, son rôle de pourvoyeur, et ainsi assurer à ma mère et à ses sept enfants qu’ils ne manquent rien sur le plan matériel.

À mes frères et sœurs Merci pour votre soutien.

Pardon de vous avoir fait subir à l’occasion mes montées d’indignation relativement aux inégalités et aux injustices.

(16)
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ÉPIGRAPHE

Nelson Mandela (1918-2013)1

1Traduction d’un extrait du discours prononcé par Nelson Mandela en 2005 dans le cadre la campagne « Campaign to Make Poverty History ». Source : BBC, disponible en ligne à http://news.bbc.co.uk/2/hi/uk_news/politics/4232603.stm

La pauvreté n’est pas un accident.

Comme l’esclavage et l’apartheid,

elle a été faite par l’homme et

peut être supprimée par des

actions communes de l’humanité.

(18)
(19)

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REMERCIEMENTS

Merci à Pierre Turcotte, mon directeur de thèse, de m’avoir encouragé à entreprendre des études doctorales. Merci pour ta générosité et ton soutien indéfectible tout au long de ce processus.

Merci à Christopher McAll, mon codirecteur de thèse, de m’avoir embauché à deux reprises comme professionnel de recherche. Sans toi, je n’aurais pas découvert mon intérêt pour le monde de la recherche et toute la richesse de la sociologie comme discipline pour comprendre les rapports humains et sociaux.

Merci aux examinateurs de ma thèse et aux membres de mon comité de thèse :

Merci à mes collègues de travail social, Cécile, Denis, Ève, Lorraine, Louise, Lucie, Marc, Marie-Hélène et Sacha pour vos précieux conseils et votre soutien.

Merci à l’UQAR pour le soutien matériel, financier et académique nécessaire.

Merci à l’équipe Masculinités et Société de m’avoir fait confiance pendant deux ans en m’embauchant comme coordonnateur scientifique, ainsi que pour son soutien financier au tout début de mon doctorat.

Merci à Germain Pelletier d’avoir accepté de faire la révision linguistique de cette thèse et à Paule Maranda pour le travail final de mise en page.

Merci à ma conjointe Renée, pour son écoute et son soutien moral tout au long de ce processus. Merci à tous les hommes ayant accepté de participer à ce projet de recherche pour leur générosité, leur franchise et la richesse de leur propos.

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xxi

AVANT-PROPOS

Afin d’éviter toute récupération du contenu de cette thèse, je tiens à préciser que mon intérêt pour la pauvreté des hommes ne vise pas à remettre en question tout le travail réalisé par le mouvement féministe afin de combattre les inégalités hommes-femmes, notamment la pauvreté des femmes. Malheureusement, malgré tous les progrès réalisés, celle-ci demeure, selon une analyse différenciée selon les sexes (ADS), un problème qui touche une majorité de femmes ici et à l’échelle de la planète.

Par ailleurs, mon intérêt pour la pauvreté des hommes n’aurait pas été possible sans ma rencontre avec le féminisme au sein du Collectif québécois de conscientisation portée par des femmes comme Gisèle Ampleman, Linda Denis, Sylvie Jochems et Jocelyne Barnabé. Lorsque j’étais coordonnateur au Front commun des personnes assistées sociales du Québec et que nous avons eu à combattre plusieurs réformes d’aide sociale ayant des effets appauvrissants autant pour les hommes que les femmes, le mouvement féministe québécois a toujours été un allié indéfectible. C’est à ce moment-là que j’ai fait la connaissance de plusieurs leaders féministes québécoises, notamment Françoise David, Alexa Conradi, Sylvie Lévesque, Michèle Asselin, Manon Massé, Nicole de Sève, et d’autres qui m’ont permis de comprendre dans l’action que le mouvement féministe était un mouvement humaniste, ouvert, inclusif et pluriel. C’est cette rencontre avec le mouvement féministe qui m’a amené à réfléchir sur ma propre condition et celle de mes pairs.

Ce projet de thèse se situe donc dans la continuité du projet féministe d’égalité, liberté, solidarité, justice et paix résumé dans la Charte mondiale des femmes pour l’humanité2. J’espère, par ce projet

de thèse, contribuer à démontrer que la pauvreté des hommes est influencée par leur socialisation de genre et que ceux-ci deviennent également des alliés dans le combat contre l’oppression de l’ordre de genre privant à la fois les hommes et les femmes de leur humanité et de leur dignité.

(22)
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1

INTRODUCTION

À l’origine de cette thèse, il y a d’abord mes 25 ans d’engagement citoyen au sein du mouvement de lutte contre la pauvreté au Québec, notamment en défense collective des droits des personnes assistées sociales. Comme je le développerai davantage dans le chapitre 1, c’est à travers cet engagement que je me suis conscientisé, au sens freirien du terme, aux dimensions objective, subjective et structurelle de la pauvreté et que j’ai acquis la conviction profonde, tout comme l’a si bien exprimé Nelson Mandela, que celle-ci peut être éliminée par des actions communes de l’humanité. À travers ce processus de conscientisation, j’ai appris également, en travaillant en alliance avec des militantes du mouvement féministe, que la pauvreté avait un sexe et qu’elle touchait davantage les femmes que les hommes. Puis, à partir de cette grille de lecture féministe, et ma rencontre avec des hommes en situation de pauvreté, je pense ici notamment à Pit, Claude, Honoré, Émile, Gilles et Gilbert, Stellan, Pierre, Gilles, Robert, Gabriel, Marcel, Carol-André et bien d’autres, une question de recherche a peu à peu émergé : soit celle d’un lien possible entre l’expérience de pauvreté vécue par ces hommes et leur socialisation de genre.

Cette question de recherche s’inscrit également, comme il sera démontré dans le chapitre 2, dans un champ disciplinaire particulier, soit celui du travail social, une discipline inspirée par les valeurs de justice sociale et dignité humaine, qui s’intéresse à l’humain, à ses souffrances, produit d’une interaction entre celui-ci et son environnement, et qui, par différentes méthodes d’intervention individuelle, d’intervention de groupe ou d’intervention collective, vise à soutenir celui-ci dans les différents changements individuels et structurels nécessaires à son processus de libération.

Dans le chapitre 3 de cette thèse, je présenterai mon univers théorique, soit la posture ontologique, épistémologique, les concepts théoriques et l’attitude qui serviront de toile de fonds ou comme paire de lunettes pour interpréter et analyser le matériel de mes entrevues et répondre à ma question de recherche.

Puis, dans le chapitre 4, je traiterai de la pertinence sociale de s’intéresser au lien entre pauvreté et masculinités. Que savons-nous sur les hommes en situation de pauvreté? Quel est l’état des connaissances sur liens entre pauvreté et masculinités ici, au Québec, mais aussi à l’échelle

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2

internationale? Sommes-nous finalement en présence d’une question de recherche méritant que nous nous y intéressions?

Au chapitre 5, il sera d’abord question des objectifs de cette thèse, soit documenter et comprendre les différentes stratégies mises de l’avant par les hommes pauvres de notre échantillon pour éviter de se retrouver à l’aide sociale ou pour se sortir de celle-ci; confronter celles-ci à l’état des connaissances sur la socialisation de genre masculin et vérifier l’existence ou non d’un lien avec celle-ci, et, subsidiairement, en lien avec la couleur disciplinaire de cette thèse, identifier des pistes d’amélioration de la pratique du travail social auprès des hommes en situation de pauvreté. Puis, sera présentée la méthodologie d’analyse privilégiée, soit une analyse qualitative par catégories conceptualisantes à partir de données secondaires provenant d’une recherche déjà réalisée par le Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté (CREMIS). Enfin seront présentées les dix étapes d’analyse réalisée pour interpréter notre matériel de recherche.

Les résultats des analyses des entrevues seront présentés au chapitre 6 qui a été subdivisé en quatre sous-sections. La première partie présentera les trames biographiques des 17 répondants illustrant la diversité de leurs parcours. Afin d’illustrer le processus d’analyse, la deuxième partie présentera l’analyse de 8 des 17 entrevues sous l’angle des obstacles/défis rencontrés par les répondants et des moyens privilégiés par ceux-ci pour y faire face. À la suite de l’analyse des 17 entrevues, la troisième partie présentera les éléments convergents. Enfin la quatrième partie présentera une conceptualisation finale des résultats s’appuyant sur le schéma illustré à la figure 11 et permettant une visualisation du parcours type de nos répondants

Enfin, le chapitre 7 consistera en une discussion des résultats présentés précédemment en confrontant ceux-ci à l’univers théorique conceptuel présenté au chapitre 3. À partir de cette toile de fond, serons présentés les quatre principaux constats auxquels permet d’en arriver l’analyse des entrevues. Premièrement, notre analyse confirme l’existence d’un lien entre pauvreté et masculinités, notamment de l’adhésion de nos répondants à un certain nombre d’attributs de la masculinité hégémonique et la façon dont ceux-ci nous permettent de mieux comprendre leur parcours ainsi que les moyens et stratégies utilisés pour faire face à différents obstacles ou encore sortir de l’univers de la survie. Deuxièmement, notre analyse permet d’affirmer que le parcours des répondants s’inscrivait dans un projet ego-identitaire parsemé d’obstacles difficiles à surmonter pour des hommes

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3 appartenant à la classe des travailleurs génériques et disposant d’un capital humain, culturel et social qui, au fil de leur parcours, s’est détérioré, rendant de plus en plus difficile leur projet d’autoréalisation. Troisièmement, l’analyse des entrevues confrontée à notre univers théorique de référence nous a permis également de constater que l’aide publique, plutôt que d’assurer un filet de protection sociale, punissait les hommes qui ont été rencontrés en les poussant à la « vie nue » et que l’aide sociale agissait comme un appareil répressif d’État visant à s’assurer du maintien de l’oppression de l’ordre de genre. Enfin, en lien avec l’objectif que cette thèse contribue à l’amélioration de la pratique du travail social, notre quatrième constat concerne les pistes d’intervention possibles pour le travail social lesquelles sont au nombre de quatre : développer une aide formelle adaptée aux besoins des hommes en situation de pauvreté, miser sur la capacité de résilience des hommes pauvres comme levier d’intervention, déconstruire la masculinité hégémonique et devenir des alliés du mouvement de lutte contre la pauvreté au Québec.

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CHAPITRE 1 – MON INTÉRÊT POUR LES HOMMES EN SITUATION DE PAUVRETÉ

L’intérêt pour ce sujet de recherche découle d’abord de mes 23 années d’engagement et d’intervention dans le mouvement de lutte contre la pauvreté au Québec, en particulier au sein d’une de ses composantes, soit les groupes de défense des droits des personnes assistées sociales. En effet, de 1981 à 2004, j’ai travaillé principalement en défense des droits des personnes assistées sociales. Pendant deux périodes (1989-1991 et 1997-2004), j’ai été coordonnateur du Front commun des personnes assistées sociales du Québec. De 1981 à 1986, j’avais d’abord été animateur au Centre populaire de Roberval, avec comme principal mandat, la mise sur pied et l’animation d’un groupe de base de défense des droits des personnes assistées sociales. En marge de ces deux principaux emplois, j’ai travaillé en 1989 comme recherchiste à l’Assemblée nationale du Québec pour le service de recherche de l’Opposition officielle. J’avais alors été embauché comme conseiller sur les questions d’aide sociale, notamment dans le contexte du projet de la réforme Bourbeau-Paradis (1994). Puis, pendant trois ans (1992-1995), j’ai travaillé comme agent de recherche au département de sociologie de l'Université de Montréal au sein de l'équipe « Pauvreté et insertion au travail » dirigé par les professeurs Christopher McAll et Deena White. Au fil de ces 23 années, ce qui m’a particulièrement marqué en ce qui concerne la réalité des hommes pauvres ayant recours à l’aide sociale, c’est que ceux-ci étaient plus difficiles à joindre, ils étaient peu nombreux à s’impliquer dans les organisations et qu‘ils privilégiaient des formes d’engagement plus orientées vers l’action et les tâches concrètes.

Un autre élément déclencheur de mon intérêt pour ce sujet de recherche a été ma participation pendant quatre ans (2005-2009) à un projet de recherche portant sur la multidiscrimination à l’aide sociale. Dans le cadre de cette recherche dirigée par le professeur Christopher McAll de l’Université de Montréal, (McAll et coll., 2012) j’ai effectué une recension des écrits sur l’itinérance. Dans le cadre de cette recension, j’ai été surpris d’apprendre que l’itinérance était un phénomène majoritairement masculin.

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6

En effet, selon une étude de l’Institut de la statistique réalisée en 2001, et citée dans le rapport sur la santé des hommes publié en 2005 (Tremblay, Cloutier, Antil, Bergeron, & Lapointe-Goupil, 2004) 85,6 % des personnes sans domicile fixe sont des hommes, soit cinq hommes pour une femme. Je me suis alors demandé pourquoi tant d’hommes se retrouvent à la rue alors que les femmes sont plus pauvres en général. Dans les études scientifiques portant sur l’itinérance, personne n’a abordé cette question sous l’angle de la différenciation selon le genre. Pourtant, même si les femmes représentent un groupe minoritaire dans la population vivant à la rue, de nombreuses études, tout particulièrement depuis le début des années 1980, ont cherché à mieux comprendre la réalité spécifique vécue par ces femmes (Mercier, 1988). Puis, toujours dans le cadre de cette recherche sur la multidiscrimination à l’aide sociale, l’équipe de McAll a mené 40 entrevues auprès d’un groupe de personnes prestataires d’aide sociale dont la moitié était à la rue ou dans des refuges, et l’autre moitié vivait en logement. Parmi cet échantillon, 32 hommes et huit femmes ont accepté de parler de leur trajectoire de vie à partir de différents thèmes : leur histoire de logement et de travail, leurs rapports à l’aide sociale, à la famille, aux amis, aux institutions privées et publiques. Sur les 40 entretiens réalisés, j’en ai analysé 23 dont 18 avaient été réalisés avec des hommes. Bien que mon analyse n’ait pas été faite dans une perspective de genre – ce n’était pas une perspective adoptée par cette recherche – j’en suis arrivé aux deux constats suivants : les risques de se retrouver à la rue semblent plus élevés lorsqu’on est un homme et les hommes pauvres semblent avoir tendance à s’isoler davantage et à avoir honte de leur situation.

En effet, ces hommes pauvres sont des perdants sur les plans économique et social : ils ne jouent plus leur rôle de pourvoyeur, ils ont généralement brisé leurs liens sociaux avec leur famille ou leurs enfants, et ils ont souvent épuisé les ressources autour d’eux. Force est de constater également que ces hommes pauvres ont tendance à chercher dans la consommation d’alcool ou de drogues une solution à différentes détresses, notamment à la suite d’une rupture amoureuse ou professionnelle, ou encore d’une dépression.

Finalement, plusieurs hommes ont fait part de leur perception d’être peu écoutés dans leurs demandes d’aide et affirmer qu’il n’y a pas toujours les ressources et les programmes d’aide nécessaires et adaptés à leur situation. À la suite de ces constats, une conclusion s’imposait à savoir qu’il pouvait exister une dimension de genre dans le processus par lequel ces hommes pauvres en viennent à se retrouver à la rue.

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7 Toutefois, au moment où j’ai collaboré à la recherche du professeur McAll en 2005, je connaissais très peu de choses sur les réalités masculines. C’est à ce moment-là que je rencontre sur une base militante le professeur Pierre Turcotte, qui deviendra mon directeur de thèse. Grâce à lui je découvre l’existence de l’équipe FCAR Hommes, violence et changement (2001-204) membre du CRI VIFF qui, en 2007, a donné naissance à Masculinités et Société, une équipe de recherche en partenariat principalement préoccupée de santé des hommes, de paternité, de violence conjugale et de diversité culturelle. Puis, il réussit à me convaincre que mon hypothèse d’un lien possible entre la pauvreté vécue par les hommes et la socialisation masculine pouvait être un sujet pertinent d’études doctorales. C’est ainsi qu’en septembre 2007 j’entreprenais à l’Université Laval un doctorat en service social sur le thème de la pauvreté vécue au masculin.

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CHAPITRE 2 – LA COULEUR DISCIPLINAIRE DE CETTE THÈSE

Cette thèse s’inscrit dans le champ disciplinaire du travail social, une pratique et une profession dont la naissance est étroitement liée, selon Robert Mayer (2002), à l’histoire de l’effort social des sociétés contemporaines, un concept que l’auteur définit comme étant l’ensemble des mesures mises en place pour résoudre ce qui apparaît comme un problème social. Pour cet auteur, faire l’histoire de l’effort social c’est aussi faire « l’histoire de la pauvreté et de l’intervention auprès des pauvres » (Mayer, 2002: 47). Pour lui, l’histoire de l’effort social dans les sociétés occidentales a été caractérisée, du XVIe siècle jusqu’au début du XXIe siècle, par quatre grandes phases :

l’enfermement, le paternalisme, l’intervention de l’État et le désengagement de l’État ou la crise de l’État-providence. Voyons maintenant le caractère spécifique de chacune de ces phases sous l’angle de la compréhension de la pauvreté et des solutions développées pour résoudre ce problème.

2.1 Les quatre phases du développement de l’effort social dans les sociétés occidentales

La phase de l’enfermement

Selon Mayer (2002), pendant l’Antiquité et au Moyen-Âge la pauvreté est le lot d’une bonne partie de la population. Le pauvre est un personnage connu, familier et aidé des siens. Le sens du mot « pauvre » n’a pas seulement un sens économique, mais aussi un sens symbolique inspiré de la conception dominante de la tradition chrétienne. Le pauvre c’est celui qui souffre à l’image du Christ souffrant. À cette image correspond donc une perception élogieuse du pauvre au sein de la société et une très grande tolérance à son égard. L’effort social à l’égard des pauvres au cours de cette période de l’histoire relève principalement de l’Église qui développe alors des initiatives charitables dont les principales caractéristiques sont « de promouvoir des pratiques d’accueil à l’égard des pauvres (…) sans différenciation forte entre les catégories de bénéficiaires (pauvres, malades et pèlerins) » (Mayer, 2002: 49).

Au XVIe siècle, avec le passage du féodalisme au capitalisme commercial, la responsabilité de l’effort social passe du pouvoir religieux au pouvoir royal. C’est le début de « l’intervention des pouvoirs publics dans le mode de vie des pauvres » (Mayer, 2002: 50). Correspond à ce changement de responsabilité, une nouvelle vision de la pauvreté imprégnée de l’idéologie du libéralisme

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économique selon laquelle « qui veut, peut ». La pauvreté est donc principalement une responsabilité individuelle et, symboliquement, une insulte au nouvel ordre social. Cette nouvelle vision se traduit donc par de nouvelles pratiques sociales de lutte à la pauvreté, tant de la part du pouvoir public que du pouvoir religieux, axées sur la criminalisation du pauvre et sa stigmatisation. C’est au cours de cette phase qu’apparaissent des lois répressives contre le vagabondage et la mendicité, que seront construits des hôpitaux non seulement pour les malades, mais pour y enfermer également les pauvres, et que sont créés des « maisons de travail » qui sont en fait des « maisons de correction ». Selon Mayer, « la caractéristique principale de la gestion de la pauvreté à cette époque est la recherche rationnelle et laïque de l’ordre social par l’interdiction de la mendicité et par l’enfermement organisé » (Mayer, 2002: 52). Si le pouvoir public oriente le sens de l’aide aux pauvres, il est à noter toutefois que la structure d’aide en matière d’assistance aux pauvres demeure toujours du domaine privé et relève essentiellement des familles, des congrégations religieuses et des associations de charité.

La phase du paternalisme

Selon Mayer, cette deuxième phase de l’effort social correspondant à la phase du capitalisme industriel (milieu du XIXe siècle) qui provoque des transformations importantes, notamment la

création de villes manufacturières où des populations importantes issues des milieux ruraux s’entassent et vivent dans une pauvreté extrême. Au cours de cette phase, la notion de pauvre et l’effort social se transforment radicalement en comparaison de la phase précédente. À la pauvreté jusque-là considérée comme une misère individuelle succède une détresse collective suspectée et réprimée par les bourgeois des villes. « Le pauvre rural émigrant vers la ville devient alors un être anonyme, sans travail et souvent un vagabond voué à la misère » (Mayer, 2002: 56).

Bien que des mesures gouvernementales provisoires et palliatives soient mises en place, l’effort social déployé pour faire face à cette pauvreté se concrétise par deux nouvelles formes d’intervention : la bienfaisance privée et le paternalisme. La bienfaisance privée se traduit par la présence de la bourgeoisie aux côtés des églises pour secourir les pauvres. C’est l’âge d’or d’une philanthropie se voulant de plus en plus scientifique et rationnelle cherchant à inculquer aux ouvriers les vertus de la bourgeoisie telles l’épargne, le respect de l’ordre, des habitudes de travail, etc. Le paternalisme quant à lui s’exprime principalement par des actions de type médical et sanitaire organisées par une partie du patronat à l’intérieur même de l’entreprise, ainsi que par certaines

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11 interventions de l’État visant à mettre une certaine limite à l’exploitation de la main-d’œuvre et à venir en aide à certaines catégories particulières de nécessiteux.

La phase de l’intervention de l’État

Selon Mayer, cette phase débute avec le passage à la société capitaliste de type fordiste dont les fondements sont la production de masse, grâce au développement du taylorisme, la consommation de masse et le développement de l’État-providence. Dans le cadre de cette société capitaliste de type fordiste, sous l’influence de la théorie de Keynes, le problème de la pauvreté devient un problème macroéconomique et de structures sociales. Cela n’est pas sans conséquence sur l’effort social déployé pour résoudre le problème de la pauvreté. Dorénavant, la stratégie principale des interventions visant à lutter contre la pauvreté « consiste alors à changer la société plus qu’à changer les comportements individuels, et à vouloir intégrer les exclus plus qu’à les stigmatiser » (Mayer, 2002: 62). C’est à la suite de la crise de 1929, et davantage après la Seconde Guerre mondiale, que la plupart des États capitalistes adoptent une stratégie interventionniste et créent de grands programmes de sécurité sociale fondés sur des principes fondamentaux d’universalité et d’unité. C’est le début des programmes permanents d’assistance financière comme l’assurance-chômage, l’aide sociale, etc. Si cette nouvelle stratégie apparaît comme un acquis important sur le plan des orientations, dans la pratique « on continue de faire appel au sens de la responsabilité individuelle, aux « bonnes » et « mauvaises » attitudes face au travail, à la « moralité », selon les valeurs et les normes véhiculées par la classe dominante » (Mayer, 2002: 64).

La phase du désengagement de l’État

Selon Mayer, cette nouvelle phase de l’effort social correspond à une nouvelle étape du capitalisme débutant au début des années 2000, que plusieurs auteurs désigneront par la suite comme la période du « néolibéralisme », et dont les principaux fondements issus notamment des thèses développées par l’économiste américain Milton Friedman sont : la libéralisation des échanges commerciaux, une remise en question de l’État-providence, et un discours axé d’abord sur la responsabilité individuelle. « Un effort social est exigé des citoyens : incitation au bénévolat, appel à la responsabilité familiale (assistance à domicile), à la solidarité collective (désinstitutionalisation ou réinsertion dans un milieu naturel) » (Mayer, 2002: 70). Dans cette perspective, l’État réintroduit le discours idéologique de l’individu responsable de sa situation pour justifier une remise en question

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des avantages de plusieurs programmes sociaux (aide sociale et assurance-chômage) et rendent celles-ci conditionnelles à l’effort de l’individu pour se chercher un emploi ou réintégrer le marché du travail.

Au cours de cette période, nous assistons alors au retour du discours sur les pauvres méritants et les pauvres non méritants. Dans le programme québécois d’aide sociale, la population concernée est divisée en deux sous-groupes : d’un côté, les « aptes » pour qui il est justifié de maintenir au minimum les prestations afin de les inciter à retourner sur le marché du travail; de l’autre, les « inaptes » envers qui l’État se doit d’être plus généreux au nom de la compassion. Dans le domaine des services sociaux, c’est l’introduction du discours sur les « clientèles à risque » qu’il faut privilégier dans l’intervention et dans l’offre des services.

2.2 Le travail social : une réponse réformiste centrée sur l’individu

L’origine, l’histoire et la définition du travail social sont étroitement liées aux conditions sociales et aux cultures où il se pratique (Mayer, 2002; Molgat, 2009; Payne, 2005). Dans la section précédente, on a vu que l’effort social, selon Mayer, avait connu au fil des siècles quatre phases : la phase de l’enfermement au XVIe siècle, celle du paternalisme et de la charité au milieu du XIXe siècle, celle de

l’intervention de l’État (1930 à 1980), et celle du désengagement de l’État de 1980 à aujourd’hui. Selon Mayer (2002), l’apparition du travail social, que ce soit en Europe ou en Amérique du Nord, est étroitement liée au développement du capitalisme qui, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe

siècle, engendre des problèmes sociaux, notamment des conditions de vie misérables pour la classe ouvrière, auxquels la charité privée et philanthropique, fondée sur des valeurs religieuses et l’aide au mérite, n’est plus en mesure de répondre efficacement. Le travail social apparaît donc dans l’histoire de l’effort social pendant la phase du paternalisme.

Selon Deslauriers et Hurtubise (2007), on assiste alors, particulièrement aux États-Unis, à un foisonnement d’expériences inspirées du marxisme, des idées de François Marie Charles Fourier prônant la création de sociétés ou microsociétés de nature communiste ou socialiste, et d’un courant réformiste proposant des solutions concrètes et immédiates aux maux des ouvriers et des exclus. C’est au sein de ce courant réformiste qu’émerge alors le travail social. Selon Mayer (2002), quatre pratiques sociales sont à l’origine du travail social : le mouvement de l’organisation de la charité

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13 (Charity Organization Society - COS), le mouvement des résidences sociales (Settlement Movement), le mouvement de la réforme urbaine (Urban Renewal Movement) et celui de l’évangélisation sociale (Social Gospel Movement). Parmi ces quatre pratiques, on s’attardera plus particulièrement aux deux premières en raison de leur influence déterminante sur la naissance du travail social. Il y a lieu de regarder en premier lieu ce qui caractérise plus spécifiquement chacune de ces pratiques et leur importance dans l’origine et l’évolution du travail social.

¸Le mouvement de l’organisation de la charité (COS), d’abord né en Angleterre, répandu par la suite aux États-Unis et au Canada, est certainement la pratique qui a le plus influencé la naissance du travail social. Cette pratique doit beaucoup à Mary Richmond qui, s’inspirant de la médecine et de ses propres recherches, développera le premier écrit théorique et méthodologique sur le service social professionnel où les problèmes sociaux sont abordés sous l’angle scientifique. Cette pratique sera à l’origine du case-work ou de l’intervention individuelle, l’une des trois méthodes d’intervention du travail social. À l’origine, ce qui caractérise principalement la pratique sociale des COS c’est la philosophie de remplacer l’assistance financière, que ce soit la charité ou le secours de l’État, en incitant les pauvres à se relever d’eux-mêmes en leur donnant des habitudes d’épargne, de ponctualité et de travail. L’intervention des COS est d’abord individuelle et psychologique et elle est assurée par des visiteurs amicaux (friendly visitors). Au sein de ce mouvement, dont les conseils d’administration sont principalement dominés par les gens d’affaires, on considère finalement que les causes profondes de la pauvreté sont plutôt individuelles que sociales.

Le mouvement des résidences sociales (Settlement Movement), né lui aussi en Angleterre et répandu par la suite en Amérique du Nord, est certainement la deuxième pratique ayant eu le plus d’influence sur la naissance du travail social. Ce qui distingue principalement cette pratique des COS c’est qu’elle est initiée par des jeunes de la classe moyenne qui, inspirés par leurs valeurs religieuses, décident de s’installer au cœur des zones urbaines les plus défavorisées. Les principales activités des résidences sociales vont de la mise sur pied de services sociaux, de programmes d’éducation populaire, d’activités d’animation de quartier, jusqu’aux pressions politiques en faveur de législations sociales très progressistes pour l’époque, telles : l’assurance maladie, une politique de logement, etc. Selon Robert Castel, ce mouvement cherche principalement à s’attaquer aux « conditions générales et collectives d’une oppression et pas seulement [aux] dimensions individuelles et psychologiques d’une déchéance » (Castel, 1978: 52). Selon Meister (1972), les

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principes d’action de ces animateurs ne sont pas révolutionnaires, mais plutôt réformistes. Cette pratique doit beaucoup à sa principale inspiratrice, Jane Adams, récipiendaire en 1930 d’un prix Nobel de la paix. Selon Mayer (2002), cette pratique est à l’origine de deux des trois méthodes d’intervention suivantes en travail social : l’organisation communautaire et le travail social de groupe. À la lumière de ce qui précède, on constate que l’origine du travail social a été marquée profondément par le contexte historique où il est né, soit le capitalisme commercial où l’effort social se caractérise principalement par le paternalisme et la philanthropie privée. Si le travail social tente de se démarquer de la charité privée en prônant une charité scientifique, le sens donné à la pauvreté réfère principalement à des causes individuelles. Selon Mayer (2002), cette perspective centrée sur l’individu sera également renforcée dans les années 1920 lorsque le travail social adoptera le modèle psychanalytique, puis le modèle psychosocial, pour se donner un cadre théorique et une certaine forme de crédibilité professionnelle.

2.3 Le travail social d’aujourd’hui : une pratique soumise à des influences multiples

Selon Payne (2005), un théoricien du travail social moderne, le travail social est un produit du modernisme parce qu’il se veut une solution de remplacement au rôle séculaire joué par les églises catholiques en matière de bien-être depuis le moyen-âge. Pour Payne, trois idées distinguent nettement la conception du bien-être promue par le travail social versus celle des églises chrétiennes : l’idée qu’il est possible de comprendre et d’étudier les problèmes sociaux d’une société donnée et de les résoudre par des actions rationnelles; l’idée qu’il est possible de développer par la recherche une compréhension des changements nécessaires au bien-être des humains et des sociétés et, à partir des connaissances développées, décider des solutions à mettre en place pour provoquer ces changements tant au plan individuel que de la société; enfin, l’idée qu’il est possible d’appuyer ses actions sur des théories fondées sur des preuves découlant de l’observation du monde ambiant.

Selon Payne (2005), le travail social est un produit du modernisme parce que le travail social est une construction sociale, c’est-à-dire le produit d’une société, de son histoire, de ses valeurs et des idées, des différents contextes ayant marqué l’histoire de cette société, ainsi que de l’interaction et des rapports de pouvoir entre les différents acteurs individuels, collectifs et institutionnels de cette société

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15 donnée. Selon cet auteur, le travail social tel qu’il s’est développé dans les pays riches comme les États-Unis, le Canada, l’Angleterre et l’Australie, s’est construit et continue de se construire, tant au plan théorique que pratique, dans trois arènes : l’arène sociale, politique et idéologique où l’on débat des solutions et des politiques devant servir de guide à la pratique du travail social, l’arène des employeurs et des professionnels où s’affrontent les associations respectives de chacun de ces acteurs sur la pratique du travail social, et l’arène des travailleurs sociaux et des clients où les citoyens influencent le développement du travail social de différentes façons : par leur utilisation ou non des services offerts, par leur perception des travailleurs sociaux, par les besoins qu’ils expriment, etc.

Toujours selon Payne (2005), la vision politique du travail social (politics of social work) est un autre facteur qui influence la construction sociale du travail social tant sur le plan de la pratique que de la théorie. Il existe selon lui trois grandes visions ou perspectives du travail social : la vision réflexive-thérapeutique, la vision socialiste-collectiviste et la vision individualiste-réformiste.

Selon la vision « réflexive-thérapeutique », il est possible d’améliorer le mieux-être des individus, des groupes et des communautés par la croissance et l’accomplissement de soi. Cette vision valorise une intervention individuelle fondée sur une interaction en spirale entre un individu et un travailleur social. Au cœur de cette vision, l’intervention vise à renforcer le pouvoir personnel d’un individu tant sur l’estime de lui-même que sur son projet de vie afin de lui permettre de surmonter les obstacles à l’origine de sa souffrance. Cette vision exprime une philosophie politique de type démocratique du travail social où développement économique et social va de pair avec une amélioration individuelle et sociale. Dans cette vision du travail social, le changement est d’abord personnel. Les fondements de cette vision pour comprendre les problèmes sociaux s’alimentent principalement auprès des théories suivantes : psychodynamique, humaniste, existentialiste et spirituelle. Sur le plan de l’intervention, cette vision privilégie l’intervention en situation de crise.

Selon la vision « collectiviste-socialiste » l’oppression et les inégalités sont le résultat de l’appropriation par les élites du pouvoir et de la richesse à leurs propres fins. Pour mettre fin à ces oppressions et inégalités, l’intervention privilégie d’abord de renforcer le pouvoir des groupes opprimés en leur permettant de créer leurs institutions par un processus où ils sont au cœur de celui-ci et où il est possible de faire des apprentissages, de vivre de la coopération et des rapports égalitaires. Cette vision exprime une philosophie de type socialiste privilégiant l’économie planifiée et

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la protection sociale au nom de l’égalité et de la justice sociale. Dans cette vision du travail social, le changement est d’abord collectif et social. Les principales théories explicatives des problèmes sociaux sont les théories critiques radicales s’inspirant du marxisme, de la conscientisation, du féminisme et de l’antidiscrimination. Sur le plan de l’intervention, l’empowerment (le développement du pouvoir d’agir) et la défense des droits sont les deux modèles privilégiés.

Selon la vision « individualiste-réformiste » le travail social est un des éléments des services développés dans une société donnée pour protéger et aider les individus traversant un moment difficile dans leur vie personnelle. L’intervention ne vise pas à contester l’ordre social, mais à éviter qu’un individu vivant des difficultés ne s’enfonce dans celles-ci. Cette vision du travail social exprime donc une philosophie politique libérale et rationnelle selon laquelle la meilleure façon d’organiser la société est de favoriser, par les lois, la liberté personnelle et l’économie de marché. Dans cette vision du travail social, le changement vise l’adaptation constante des politiques sociales et des services sociaux aux besoins des individus en difficultés dans une perspective de maintien de l’ordre social. La compréhension des problèmes sociaux dans cette vision du travail social s’inspire principalement des trois théories suivantes : la théorie du développement social, la théorie systémique et la théorie cognitive et comportementale. L’approche centrée sur les solutions est le modèle d’intervention privilégiée dans cette vision du travail social.

Selon Payne (2005), s’il existe trois visions du travail social, cela ne veut pas dire toutefois que les pratiques sur le terrain se limitent à l’une ou l’autre de ces trois visions. Comme celles-ci ne sont pas complètement contradictoires, il existerait plutôt sur le terrain des arènes du travail social une multitude de pratiques s’inspirant de l’une, de l’autre ou de plusieurs de ces visions.

Comme la pauvreté est l’un des problèmes sociaux auxquels le travail social cherche à s’attaquer, on peut conclure, à partir des travaux de Payne, qu’il existe aujourd’hui dans les arènes du travail social au moins trois visions du problème de la pauvreté: l’une insiste sur les causes individuelles (les manques et les incapacités) et privilégie une intervention individuelle et thérapeutique; l’autre fait ressortir les causes structurelles (les inégalités), privilégiant une intervention collective fondée sur le renforcement du pouvoir des groupes opprimés et visant des changements sociaux, et, enfin, une dernière vision met l’accent sur les conséquences de la pauvreté (les besoins) et privilégie une intervention axée sur la mise en place de politiques et de services visant à limiter ces conséquences sans questionner l’ordre social.

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2.4 Mon positionnement disciplinaire

Personnellement, c’est dans la vision du problème de la pauvreté faisant ressortir les causes structurelles des inégalités et privilégiant l’intervention collective que se situe ma vision du travail social. Il y a lieu toutefois de préciser que cela ne veut pas dire que sont oubliées l’importance et le rôle essentiel des méthodes d'intervention individuelle et de groupe pour l’amélioration des conditions de vie des populations marginalisées. De mon point de vue, ces méthodes sont complémentaires et ont toutes leur pertinence selon le type de problème social rencontré, les impacts de celui-ci sur la population ou la communauté concernée, et les solutions à mettre de l’avant. D’ailleurs, il faut mentionner ici que je partage la nouvelle définition adoptée en juillet 2014 par l’Association internationale des écoles de service social et la Fédération internationale des travailleurs sociaux selon laquelle :

Le travail social est une pratique professionnelle et une discipline. Il promeut le changement et le développement social, la cohésion sociale, le développement du pouvoir d’agir et la libération des personnes.

Les principes de justice sociale, de droit de la personne, de responsabilité sociale collective et de respect des diversités sont au cœur du travail social.

Étayé par les théories du travail social, les sciences sociales, les sciences humaines et des connaissances autochtones, le travail social encourage les personnes et les structures à relever les défis de la vie et agit pour améliorer le bien-être de tous. (IFSW & IASSWG, 2014)

Je partage également la vision de Bilodeau (2005) selon laquelle le travail social doit viser trois types de changement dans l’interaction de l’individu avec son environnement: des changements dans les rapports de la personne avec elle-même; des changements dans les rapports entre les membres de la société; des changements dans les rapports de la société avec son environnement.

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Au cœur de ce paradigme, il y a d’abord les personnes avec lesquelles les travailleurs sociaux interagissent dans leur pratique : des personnes dont le présent social est le produit d’un parcours historique particulier. Pour Bilodeau, trois éléments caractérisent ce présent social : les conditions objectives, les logiques endogènes et les transactions sociales. Selon cet auteur, les conditions objectives réfèrent aux conditions personnelles (ex. âge, sexe, orientation sexuelle, structure familiale, etc.), développementales (ex. santé physique, santé mentale, antécédents familiaux, etc.), sociales (ex. origine ethnique, religion, etc.), d’habitation (ex. quartier habité et type de voisinage, qualité du logement et coût du loyer, etc.), de travail (poste occupé, lieux, horaire, sécurité, etc.), et aux conditions économiques (revenus, endettement, etc.). Les logiques endogènes réfèrent au vécu subjectif, c’est-à-dire à l’ensemble des perceptions, sentiments, valeurs, attitudes et comportements d’une personne, à la façon de sentir et d’agir d’une personne et à ses cadres de références. Enfin, pour Bilodeau, un troisième élément caractérise le parcours des personnes, soit les transactions sociales ou les transactions personne-environnement où les personnes puisent les nourritures nécessaires à leur développement et à leur survie. Des transactions ayant des effets positifs ou négatifs sur quatre dimensions du développement des personnes : leur compétence et capacité à être responsable; leur autonomie ou capacité à s’autodéterminer, leur appartenance sociale (se sentir ou ne pas se sentir intégré), ainsi que sur leur identité et leur estime de soi.

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19 Le parcours des personnes avec lesquels travailleurs sociaux interagissent dans leur pratique ne peut être compris qu’en lien avec deux autres espaces : celui des environnements et celui des réseaux d’appartenance. Selon Bilodeau, trois types d’environnement influencent le parcours des personnes : l’environnement économique, soit l’ensemble des activités de production, d’échanges et de services développées par une société donnée afin de satisfaire les besoins de la population; l’environnement politique comprenant l’ensemble des organisations liées au pouvoir politique (ex. gouvernement), aux structures administratives et aux instances de décisions (ex. ministère, agences régionales), d’influence et de pressions (les mouvements sociaux); et enfin, l’environnement idéologique soit l’ensemble des conduites et des croyances, des idéaux et des valeurs d’une société. En ce qui concerne les réseaux d’appartenance ayant une influence sur le parcours des personnes, Bilodeau regroupe ceux-ci autour de deux réseaux : les réseaux primaires comprenant la sphère domestique (privée, intime, personnelle) et six sous-systèmes : la famille nucléaire, la parenté et les alliances, le voisinage, les associations d’appartenance (club social) et les amis; et les réseaux secondaires soit le domaine des relations commandées par une exigence d’impersonnalité, par le rapport aux institutions et la société globale. Les réseaux secondaires sont de trois types : les réseaux secondaires formels qui fonctionnent sur la base d’une standardisation des besoins et une logique fonctionnaire (ex. institutions publiques); les réseaux marchands où les personnes peuvent se procurer des biens ou des services; les réseaux secondaires non formels tels les associations sans but lucratif, les organismes communautaires, les groupes d’entraide et de bénévoles.

2.5 Objectifs de cette thèse en lien avec mon champ disciplinaire

Comme il a été démontré dans la section précédente, le problème social de la pauvreté a été à l’origine de la pratique du travail social. Aujourd’hui, dans les sociétés modernes, ce problème social est toujours persistant. Par exemple au Québec, en 2011, selon les données les plus récentes de l’Institut de la statistique du Québec, 15 % des ménages3 étaient à faible revenu selon la Mesure du

faible revenu (MFR) après impôt4. Parmi ces ménages, deux groupes connaissent des taux de faible

revenu particulièrement élevé, les personnes seules avec un taux de faible revenu de 30,5 % et les

3 Une personne ou un groupe de personnes qui cohabitent dans un logement ou l’occupent.

4 Selon cette mesure permettant de faire des comparaisons internationales, une personne est à faible revenu durant une

année si le revenu annuel après impôt (ou revenu « disponible ») du ménage dont il fait partie est inférieur à la moitié de la médiane du revenu après impôt de tous les ménages d’une population donnée durant la même année.

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familles monoparentales ayant comme soutien principal une femme avec un taux de faible revenu de 30,3 %5. Si au cours de la période 1996-2011 le taux de faible revenu des ménages est demeuré

assez stable, celui-ci connaissant une augmentation d’à peine 0,2 %, celui des personnes seules a augmenté de 4,9 % alors que celui des familles monoparentales ayant comme soutien principal une femme a diminué de 17,9 %.

Il y a lieu de s’indigner quant à la persistance de ce problème social dans une société riche comme le Québec dont le Produit intérieur par habitant (PIB), mesuré en parité du pouvoir d’achat, était de 36 216 $ par habitant en 2013, ce qui situait le Québec au 27e rang parmi les 240 pays et territoires utilisés comme base de comparaison par l’Institut de la statistique du Québec6.

Ainsi, c’est à la suite de mes nombreuses années de travail et d’engagement en défense des droits des personnes assistées sociales que s’inscrit cette thèse : cette recherche vise à documenter ce problème social persistant, plus particulièrement sous l’angle de la réalité des hommes pauvres au Québec. En lien avec mon champ disciplinaire et le paradigme de Bilodeau, cette thèse vise d’abord à mieux comprendre l’expérience de pauvreté d’hommes québécois prestataires d’aide sociale, notamment leurs conditions objectives de vie, leurs logiques endogènes, leurs interactions avec leurs réseaux primaires et secondaires et les liens que l’on peut établir entre ces dimensions et les environnements économiques, politiques et idéologiques. À partir de ces nouvelles connaissances, il y a lieu d’espérer que cette thèse contribuera à améliorer la pratique du travail social auprès des hommes pauvres au Québec, et à l’amélioration des politiques publiques, notamment les politiques de lutte à la pauvreté.

5 Institut de la statistique du Québec. (2014). Taux de faible revenu, MFR-seuils après impôt, ménages, Québec,

1996-2011. Disponible en ligne à : http://www.stat.gouv.qc.ca/statistiques/conditions-vie-societe/revenu/faible-revenu/mod1_hh_1_5_6_0.htm

6 Institut de la statistique du Québec. (2014). Tableau - Produit intérieur brut par habitant, valeur en parité de pouvoir

d’achat ($ US PPA). Disponible ne ligne à : http://www.stat.gouv.qc.ca/statistiques/economie/comparaisons-economiques/internationales/index.html

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CHAPITRE 3 – POSTURE ET ATTITUDE

Selon Paillé et Mucchielli, le « rapport aux théories, et au théorique en général, est un point sensible en analyse qualitative » (Paillé & Mucchielli, 2012: 69). Pour ces deux auteurs, l’analyse qualitative est un processus complexe qui ne cherche pas à vérifier des théories, mais plutôt « à porter un matériau qualitatif dense et plus ou moins explicite à un niveau de compréhension ou de théorisation satisfaisant » (Paillé & Mucchielli, 2012: 23). Dans un souci de respect du caractère inductif de la recherche qualitative et de la complexité de la situation de la recherche qualitative de terrain, Paillé et Mucchielli proposent au chercheur de résoudre « une équation intellectuelle » c’est-à-dire une démarche permettant au chercheur de présenter son univers théorique interprétatif du matériau qualitatif plutôt que d’utiliser un « cadre théorique » devant impérativement guider la recherche. Le chercheur en recherche qualitative est donc invité à présenter sa posture c’est-à-dire « l’ensemble des éléments d’ordre théorique (dans son sens large) entourant la situation d’enquête et mis à contribution à des degrés divers en vue de la délimitation, de l’examen et de la conceptualisation de l’objet d’analyse » (Paillé & Mucchielli, 2012: 83).

Voici donc quelques éléments de l’univers théorique interprétatif sous-jacent à cette thèse, notamment ma perspective ontologique (ma conception de l’être humain), ma perspective épistémologique (ma conception de la connaissance) et un certain nombre de théories pouvant être utiles pour comprendre le contexte global dans lequel s’inscrit cette thèse, ainsi que les concepts de genre et de pauvreté qui sont au cœur de celui-ci.

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3.1 Mon positionnement ontologique

Avant d’entreprendre cette thèse, j’ai travaillé et milité pendant plus de 25 ans dans le mouvement de lutte à la pauvreté au Québec, notamment en défense collective des droits des personnes assistées sociales. À travers cet engagement, j’ai découvert la pratique de la conscientisation, une pratique inspirée de la Pédagogie des opprimés de Paolo Freire (1977) et adaptée au contexte québécois par le Collectif québécois de conscientisation (Ampleman, Denis, & Desgagnés, 2012).

Au cœur de la théorie de Paolo Freire, s’affirme une conception de l’être humain à savoir que « la personne est un sujet créateur de l’histoire » (Ampleman et coll., 1983: 263) c’est-à-dire que l’être humain est capable de se distancier de lui-même et de son milieu, donc capable d’analyse critique, et qu’à partir de celle-ci il est capable d’être acteur autonome de sa vie et de participer pleinement à la transformation du monde. Pour Fahmi (2007), une autre caractéristique de la perspective ontologique de Freire veut que la réalité (le réel ou le factuel) n’existe pas en soi, mais est plutôt le résultat d’une interaction entre l’objectivité et la subjectivité. La réalité n’est donc pas unique, il n’y a pas préexistence du réel en dehors du monde, indépendamment des activités mentales et langagières de l’être humain (Guba et Lincon 1994, cité dans Fahmi, 2007). Selon cet auteur, ce positionnement ontologique est partagé par plusieurs écrits philosophiques et des philosophes, tels que Dewey, Habermas, Maxmell et Skolimowski.

Au cœur de la pensée de Freire, se développe la théorie de l’oppression selon laquelle nous vivons dans des sociétés fondées sur des rapports d’oppression, qu’ils soient de sexe, de classe, de genre,

D'où venons-nous? Que sommes-nous? Où allons-nous?

Paul Gauguin, 1897

The Yorck Project: 10.000 Meisterwerke der Malerei. DVD-ROM, 2002. ISBN 3936122202. Distributed by DIRECTMEDIA Publishing GmbH.

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23 de race, etc., producteurs d’inégalités, et de moins être, pour de vastes populations qui en viennent à devoir accepter les finalités que leur prescrivent ceux qui détiennent le pouvoir. (Arteau & Gaudreau, 2007: 66). Toutefois, pour Freire, cette réalité déshumanisante n’est pas une fatalité. Comme elle est le produit de choix faits par des êtres humains, elle peut être transformée par les capacités créatrices des personnes opprimées. Au cœur de la conscientisation, il y a donc une volonté de rupture avec une société fondée sur les rapports d’oppression et l’espérance d’une transformation politique de la société.

Et cette rupture, selon Freire, nécessite une révolution, c’est-à-dire le dépassement des rapports sociaux d’oppression par une double libération : sortir de la condition d’opprimé et renoncer au rôle d’oppresseur. Ici, Freire propose d’aller plus loin que Marx. Au changement structurel du dépassement du capitalisme proposé par Marx, Freire ajoute le dépassement d’une aliénation culturelle : celle de la réalité d’être-double (opprimé/oppresseur) qui fait que tout être humain peut être à la fois opprimé et oppresseur. « Voilà la grande tâche humaniste et historique des opprimés : se libérer eux-mêmes et libérer leurs oppresseurs. » (Freire, 1977)

3.2 Mon positionnement épistémologique

L’épistémologie est cette partie de la philosophie qui s’intéresse à l’histoire, aux méthodes et aux principes des sciences. On se pose alors les questions suivantes : comment puis-je savoir ce que je sais aujourd’hui? Comment cette connaissance s’est-elle construite dans l’histoire? Quelles sont les valeurs sous-jacentes à cette science? Le paradigme a plutôt une dimension historique et normative. Il est l’état de l’accumulation de la connaissance théorique d’une science à une certaine époque de l’histoire de l’humanité et il est considéré comme une référence normative par un certain groupe de scientifiques d’une même discipline scientifique (Kuhn, 1970). Selon Berthelot (2000), jusqu’à aujourd’hui, l’histoire de la pensée scientifique dans les sciences du social a été marquée par trois courants épistémologiques : le positivisme, le constructivisme et le postmodernisme.

Le paradigme positiviste émerge officiellement vers la fin du XIXe siècle avec Auguste Comte et son rejet du spiritualisme, du matérialisme et de l’empirisme. (Jacob, 1989-92, cité dans (Gagnon, 2007b). Puis, le paradigme positiviste se consolide avec Émile Durkheim qui en formalise les principes dans son ouvrage « Les règles de la méthode sociologique » publié en 1894. Le

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positivisme est un courant épistémologique qui repose sur les deux fondements philosophiques suivants : il n’existe d’autre substance que la matière (le matérialisme) et la réalité est un fait social qui existe indépendamment de la volonté (un objet). En conséquence, il est possible, en s’inspirant des méthodes des sciences de la nature, d’établir des régularités objectives — c’est-à-dire des structures, des lois, des systèmes de relations – indépendantes des consciences et des volontés individuelles. Il est donc possible de trouver une ou des vérités. Avec le positivisme, on cherche des lois, des vérités qui permettent de comprendre et expliquer une réalité.

Le paradigme constructiviste est apparu après les années 1920 en réaction au positivisme et il doit beaucoup à deux paradigmes : la phénoménologie, un mouvement philosophique qui conteste l’idée de « vérité » en sciences sociales prônée par les positivistes (Gagnon, 2007a) et à l’interactionnisme symbolique, un ensemble d’approches qui cherche à comprendre la réalité à partir des acteurs et de leurs interactions (Gagnon, 2007a). Le constructivisme est donc né en réaction au positivisme. Selon Corcuf & Singly (1995), le constructivisme s’en distingue principalement sur deux oppositions traditionnelles au cœur du débat philosophique entre « matérialisme / idéalisme » et « objet / sujet ». Le courant épistémologique du constructivisme s’intéressant d’abord « à la part idéelle du réel » (l’idéalisme) (Godelier, cité dans (Corcuff & Singly, 1995). Selon le constructivisme, il existe donc une part de pensée et de représentations dans tout rapport social. La réalité sociale n’existe pas en soi, elle est une construction sociale. Le constructivisme réintroduit également le « sujet » dans l’analyse de la réalité sociale. Selon Glaserfeld (1985), l’un des fondateurs de la pensée constructiviste avec Jean Piaget et George B. Mead (de l’École de Chicago), les êtres humains sont acteurs et interdépendants les uns des autres : ils se construisent mutuellement; il n’y a donc pas d’objet sans sujet.

Le paradigme postmoderniste émerge quant à lui dans les années 1960-1070 en accord avec les transformations sociales. On parle d’abord de société postmoderne. Ce n’est que plus tard que se développera l’usage effectif du concept de postmodernisme pour désigner un cadre théorique. Ce paradigme émerge en réaction à celui du constructivisme qui, selon les tenants du postmodernisme, donnerait une explication microsociologique des phénomènes et des dynamiques qui agissent sur le lien social sans toutefois permettre de saisir l’univers social dans sa globalité (Gagnon, 2007c). En ayant recours aux théories critiques, initiées principalement par Karl Marx, puis l’École de Francfort, l’épistémologie postmoderniste réintroduit des outils d’analyse visant à saisir l’univers social dans sa

Figure

Figure 1 : Types de pouvoirs et structures à la base des inégalités sociales
Figure 2 : Principaux paradigmes explicatifs de la pauvreté à l’ère moderne dans les pays riches
Figure 3: Schéma synthèse de ma posture
Figure 4 : Portrait des hommes pauvres au Canada en 2003
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