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La visual word form area : création d’une zone cérébrale dédiée au langage lu et écrit

CHAPITRE 2 :L’INFLUENCE DE L’ECRIT SUR L’ORAL

4. Comment expliquer que les connaissances orthographiques influencent le traitement

4.1. La signature anatomique du « virus » de la littératie sur le cerveau

4.1.1. La visual word form area : création d’une zone cérébrale dédiée au langage lu et écrit

La formation de la visual word form area (VWFA), aussi appelée la « boîte aux

lettres du cerveau » (Dehaene, 2013), est directement en lien avec l’apprentissage de la

lecture et de l’écriture. Elle a pour objectif de permettre à la fois l’identification des stimuli

orthographiques (Dehaene et al., 2010) mais aussi l’association de ces stimuli avec une

information phonologique et lexicale (Hashimoto & Sakai, 2004). La réponse de cette zone

Figure 10 : Aires impliquées dans le traitement du langage écrit et du langage oral. Les liens indiqués en rouge sur le schéma (traits pleins courbés) correspondent à « l’arcuate fasciculus »

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aux séquences de lettres suit de très près l’acquisition de la lecture (Pinel & Dehaene, 2010 ;

Cai et al., 2010). L’activation de la VWFA face à un script spécifique

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est montrée deux à

trois ans après le début de l’apprentissage de la lecture chez des enfants de neuf ans

(Monzalvo, Fluss, Billard, Dehaene & Dehaene-Lambertz, 2012). La même observation peut

être faite dès six ans chez des enfants entraînés aux correspondances lettres-sons pendant

quelques semaines (Brem et al., 2010). Cette activation est inextricable de l’apprentissage

de la lecture puisqu’à âge égal, seuls les enfants de six ans lecteurs débutants montrent une

activation de la visual word form area par rapport à des enfants prélecteurs du même âge

lorsqu’ils écoutent des phrases dans leur langue maternelle (Monzalvo &

Dehaene-Lambertz, 2013). Chez l’adulte, un entraînement de quelques jours à une écriture ou un

alphabet nouveau est suffisant pour augmenter l’activation de cette zone aux symboles appris

(Hashimoto & Sakai, 2004 ; Mei et al., 2012).

C’est au travers de ces réorganisations que le langage, qui était jusqu’ici traité

uniquement par la modalité auditive, peut à présent également être traité par la modalité

visuelle. Ce réseau de neurones de la visual word form area a été observé chez plus de deux

mille participants toujours dans les mêmes zones du cerveau (Cohen et al., 2000), ce qui

semble indiquer que le cerveau s’est à chaque fois transformé en suivant un schéma similaire.

Pour expliquer ce phénomène, l’hypothèse du recyclage neuronal (Dehaene, 2005) a été

avancée. Selon cette hypothèse chaque apprentissage culturel (e.g. lecture, écriture) se base

sur un réseau de neurones préexistants pour s’implanter. Bien évidemment, si le cerveau est

un organe plastique, l’organisation du cerveau en elle-même est, toujours selon l’hypothèse

du recyclage neuronal, très fortement contrainte par son anatomie et ses connexions

évolutivement héritées. Ces nouvelles connaissances vont donc chercher une « niche » pour

s’implanter, qui serait à la fois suffisamment proche des fonctions que cette activité

nécessite, et suffisamment plastique pour réorienter ses ressources neuronales vers la

nouvelle activité (Dehaene & Cohen, 2007). Ainsi, la visual word form area prend appui sur

le même hémisphère cérébral que le langage oral – l’hémisphère gauche (Pinel &

Dehaene, 2010 ; Cai et al., 2010), au niveau du cortex visuel ventral et plus précisément dans

le sulcus latéral gauche occipito-temporal (Cohen et al., 2000 ; Dehaene, Le Clec’H, Poline,

Le Bihan & Cohen, 2002).

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Plusieurs explications ont été avancées pour expliquer le choix de cette « niche »

pour la visual word form area. Sa localisation pourrait d’abord être expliquée par le fait que

le cortex visuel ventral a une préférence pour le traitement des lignes croisées, ce qui permet

par exemple d’expliquer que des formes spécifiques comme « L » ou encore « T » sont

toujours sélectionnées comme des lettres (Dehaene, 2009 ; Changizi, Zhang, Ye &

Shimojo, 2006). Cette spécificité préexistante du cortex visuel ventral en fait le lieu parfait

pour reconnaître les lettres. Cette explication rencontre néanmoins deux problèmes majeurs.

Tout d’abord, les nombres qui possèdent des propriétés très similaires aux lettres sont traités

par une zone spécifique appelée la visual number form area (Shum et al., 2013). Cette zone

spécifique aux traitements des chiffres arabes se trouve dans la partie inférieure du gyrus

temporal de l’hémisphère gauche, mais aussi de l’hémisphère droit (Cohen &

Dehaene, 1996 ; Hannagan, Amedi, Cohen, Dehaene-Lambertz & Dehaene, 2015 ; Shum et

al., 2013 ; Starrfelt & Berhmann, 2011). Une telle distinction ne peut reposer sur un biais dû

à la préférence de la zone de la VWFA pour le traitement de lignes croisées. De plus, la

VWFA est observée au même endroit chez les sujets aveugles de naissance (Büchel, Price &

Friston, 1998 ; Reich, Szwed, Cohen & Amedi, 2011), qu’ils lisent le braille ou qu’ils

utilisent une substitution sensorielle auditive. Une explication basée sur les propriétés

visuelles ne semble donc guère satisfaisante. Une autre explication a été proposée sur la base

des connexions de cette zone à d’autres zones du cerveau (Hannagan et al., 2015). De par sa

localisation, la VWFA peut se connecter aux cortex frontal inférieur et temporal qui traitent

le langage parlé depuis la naissance, tandis que la visual number form area peut se connecte

au cortex pariétal qui traite les quantités et les mathématiques (Dehaene-Lambertz,

Dehaene & Hertz-Pannier, 2002). Cela permet d’expliquer que la localisation de cette zone

puisse être prédite trois ans avant le début de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture

chez les enfants (Saygin et al., 2016) sur la base du pattern de connexions avec le reste du

cerveau et, plus précisément, les aires du lobe temporal gauche, mais également que la

localisation de cette région très spécifique soit identique chez les lecteurs anglais, français,

hébreux et chinois (Szwed, Qiao, Jobert, Dehaene & Cohen, 2014 ; Bolger, Perfetti &

Schneider, 2005 ; Hasson, Levy, Behrmann, Hendler & Malach, 2002).

Un des plus grands réseaux de connexions repose sur l’arcuate fasciculus, un

ensemble d’axones qui forment en partie le fasciculus supérieur longitudinal et qui connecte

à la fois l’aire de Broca et l’aire de Wernicke, mais également la VWFA au planum temporal

(une partie de l’aire de Wernicke), au gyrus angulaire et au gyrus supramarginal. La partie

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temporo-pariétale de l’arcuate fasciculusde l’hémisphère gauche qui connecte la VWFA au

réseau préexistant du langage connaît des changements significatifs dans sa microstructure

chez les sujets lettrés en comparaison à des sujets illettrés (de Schotten, Cohen, Amemiya,

Braga & Dehaene, 2012). Le renforcement de ce « chemin » entre la VWFA et le réseau

préexistant du langage reflète possiblement l’impact de la littératie au travers de

l’entraînement de la voie de décodage graphème-phonème.

4.1.2. Une modification des zones cérébrales initialement impliquées dans le