CHAPITRE 2 :L’INFLUENCE DE L’ECRIT SUR L’ORAL
2. L’influence de l’orthographe en perception orale de mots isolés
2.2. Les codes orthographiques sont-ils activés en perception du langage oral ?
Sur la base des différents modèles proposés en production orale, un ensemble de
travaux a été conduit afin de mettre en évidence l’influence des codes orthographiques en
perception orale. Seidenberg et Tanenhaus (1979), sur la base du modèle des logogens
(Morton, 1969), ont été les premiers à étudier expérimentalement le rôle de l’orthographe en
perception orale du langage. Pour cela, ils ont utilisé une tâche de jugement de rime où le
lien entre le mot indice et le mot cible était manipulé de sorte qu’il soit : orthographiquement
similaire (e.g. mot cible : roast – /rəʊst/ ; mot indice : toast – /təʊst/) ou orthographiquement
dissimilaire (e.g. mot cible : roast – /rəʊst/ ; mot indice : ghost – /ɡəʊst/). L’objectif des
participants était d’indiquer si la rime des mots indices et cibles était similaire ou non. Dans
une première expérience, l’indice était présenté visuellement ou auditivement. Les auteurs
ont fait l’hypothèse que l’information orthographique ne devrait être activée que lorsque les
amorces étaient présentées visuellement. Cela devrait se traduire par des temps de réaction
plus courts lorsque les mots indices partagent l’orthographe du mot cible. Une différence a
été effectivement observée dans ce sens lorsque les indices étaient présentés visuellement,
mais également, de manière plus inattendue, lorsque les indices étaient présentés
auditivement. Ces résultats semblent indiquer que, bien que l’information orthographique ne
soit pas nécessaire au traitement de mots auditifs, cette information est tout de même
mobilisée. Cette conclusion est d’autant plus renforcée par l’absence de différence
significative entre les temps de réaction issus des indices présentés visuellement et
auditivement.
Cet effet orthographique a été observé par la suite dans des tâches de segmentation
de syllabes (Morais, Content, Cary, Melher & Segui, 1989), de détection de phonèmes
28(Dijkstra, Roelofs & Fieuws, 1995 ; Frauenfelder, Segui & Dijkstra, 1990 ; Hallé, Chereau &
Segui, 2000), de détection de syllabes
29(Taft & Hambly, 1985), de correspondance
lettres-sons
30(Frost & Katz, 1989 ; Frost, Repp & Katz, 1988), de phoneme blending
31(Ventura,
Kolinsky, Brito-Mendes & Morais, 2001) et de shadowing
32(Slowiaczek, Soltano,
Wieting & Bishop, 2003).
28 Le participant doit appuyer sur une touche en réponse à un phonème spécifique qui lui a été donné.
29 Le participant doit appuyer sur une touche en réponse à une syllabe spécifique qui lui a été donnée.
30 Des paires de mots sont présentées, un visuellement et l’autre auditivement, et le participant doit indiquer
en appuyant sur une touche s’il s’agit du même mot.
31 Tâche où les phonèmes doivent être changés d’ordre.
65
Goswami (2002) a néanmoins indiqué que l’ensemble des tâches métaphonologiques
présentées auparavant (e.g. tâche de jugement de rimes, contrôle de phonème ou de syllabe,
correspondance lettres-sons, etc.) pourraient être résolues par l’usage de stratégies
orthographiques. Toutes les tâches effectuées reposent en effet directement sur l’utilisation
explicite de connaissances orthographiques acquises au cours du développement de la
conscience phonologique (cf. capacité à percevoir, manipuler, découper les unités sonores
du langage telles que la syllabe, la rime ou le phonème). Les effets orthographiques observés
pourraient ainsi simplement être dûs au fait que les tâches utilisées attiraient l’attention des
participants sur la structure des mots, ce qui aurait entraîné l’usage de stratégies reposant
directement sur les connaissances acquises lors du développement de la conscience
phonologique. Il est donc possible que l’effet orthographique observé jusqu’ici intervienne
non pas sur le traitement lexical, mais sur des traitements conscients plus tardifs (Muneaux &
Ziegler, 2004).
Afin d’écarter ce (possible) biais stratégique, Ziegler et Ferrand (1998) ont proposé
d’utiliser une tâche de décision lexicale avec des stimuli auditifs qui, contrairement aux
tâches précédentes, ne font pas explicitement appel aux connaissances métaphonologiques
des participants. En effet, dans les différentes tâches métaphonologiques utilisées
précédemment, l’attention du participant était dirigée sur la structure orthographique des
mots, ce qui pouvait directement entraîner l’usage de stratégies orthographiques intervenant
dans les niveaux post-lexicaux. Dans la tâche de décision lexicale avec des stimuli auditifs,
l’attention du participant n’était plus dirigée sur la structure orthographique du mot. Pour
cela, un ensemble de mots et de pseudo-mots ont été sélectionnés dont la moitié était
consistants et l’autre moitié ne l’était pas. Les mots consistants contenaient une rime
phonologique qui ne pouvait s’écrire que d’une seule façon (e.g. /aZ/ dans « stage ») tandis
que les mots inconsistants contenaient une rime phonologique qui pouvait s’écrire de
plusieurs façons (e.g. /§/ dans « plomb »). L’analyse des temps de réaction a révélé un effet
de la consistance orthographique, qui s’est traduit par des temps de réaction plus longs pour
les mots inconsistants. Ziegler et Ferrand (1998) ont ainsi renforcé l’existence d’un effet
orthographique en écartant tout biais stratégique. De plus, les mêmes résultats ayant été
trouvés en anglais (Frost, Fowler, & Rueckl, 1998) et en chinois mandarin (Qu &
Damian, 2016), une langue non alphabétique, cet effet n’est pas simplement induit par les
particularités de la langue française. Ces résultats confirment non seulement la robustesse de
l’effet orthographique dans la perception du langage oral, mais écartent aussi toute origine
66
post-lexicale. Par conséquent, si un effet orthographique était observé, il ne pouvait plus
avoir pour origine une stratégie orthographique (ce qui écartait également toute origine
post-lexicale).
Chéreau, Gakell et Dumay (2007) ont néanmoins noté que si l’amorçage visuel
intramodal a largement été utilisé comme « épreuve de vérité » pour tester l’implication de
la phonologie dans le traitement visuel de mots, cela n’a été que très peu réalisé pour tester
la situation inverse (l’influence de l’information orthographique dans un amorçage auditif
intramodal). L’implication de la phonologie en perception visuelle tout comme l’implication
de l’orthographe en perception auditive sont pourtant toutes deux prédites par le modèle BIA
(Grainger & Ferrand, 1994 ; 1996). Ce modèle proposant une symétrie dans son
fonctionnement, l’amorçage (auditif) intramodal devait être en mesure de révéler un effet de
l’orthographe en perception auditive tout comme l’amorçage visuel intramodal avait permis
de révéler un effet de la phonologie en perception visuelle.
Chéreau et al. (2007) ont proposé à leurs participants une tâche de décision lexicale
avec stimuli auditifs et des amorces auditives. Deux types de liens entre amorces et cibles
étaient créés : soit toutes les lettres représentant la rime phonologique étaient partagées –
condition orthographique (e.g. shirt-dirt), soit les lettres constituant la rime phonologique
n’étaient pas partagées – condition non orthographique (e.g. hurt-dirt). Ces deux amorces
avaient néanmoins toutes deux un lien phonologique similaire avec la cible (e.g. shirt : /ʃɜːt/ -
hurt : /hɜːt/ - dirt : /dɜːt/). Enfin, une dernière condition n’ayant aucun lien orthographique
ou phonologique était ajoutée (e.g. moon-dirt : /muːn/-/dɜːt/). Chéreau et al. (2007) ont
observé un effet de facilitation phonologique (e.g., « dirt » était reconnu plus rapidement
lorsqu’il était précédé de « shirt » ou de « hurt » que lorsqu’il était précédé d’un mot
contrôle) mais également un effet du degré de recouvrement orthographique.
Les participants ont reconnu le mot cible (e.g. dirt) plus rapidement lorsque l’amorce avait
un recouvrement orthographique plus élevé (e.g. shirt). Cet effet de facilitation
orthographique a été retrouvé même avec une pression temporelle imposée par les auteurs
pour empêcher l’usage d’une stratégie par les participants. La mobilisation de l’information
orthographique semble donc automatique.
Taft, Castles, Davis, Lazendic et Nguyen (2008) ont toutefois précisé qu’il était
également possible que l’orthographe intervienne en décision lexicale uniquement afin de
permettre la discrimination entre les stimuli mots et pseudo-mots. Taft et al. (2008) ont
souligné que même si l’énonciation entendue correspondait à une entrée lexicale, cela ne
67
garantissait pas pour autant qu’il s’agissait d’un mot réel. En effet, l’énonciation traitée à ce
moment-là pourrait ne pas être terminée et il pourrait y avoir davantage de signaux entrants.
Cette incertitude sur la réponse à donner dans cette tâche pourrait amener le participant à
générer le plus d’indices possible pour répondre, ce qui inclurait l’information
orthographique. À nouveau, l’effet orthographique jusqu’ici observé pourrait donc refléter
une autre stratégie orthographique. Afin de tester cette hypothèse, Taft et al. (2008) ont
proposé de reprendre le paradigme de Chéreau et al. (2007) mais en utilisant uniquement des
pseudo-mots comme amorces. L’intérêt d’un tel changement est que les participants ne
peuvent pas avoir conscience des caractéristiques orthographiques des amorces, ce qui
permet d’éviter l’utilisation de stratégies orthographiques conscientes. Trois types
d’amorces étaient ainsi créées : pseudo-homographes où le pseudo-mot qui précédait la cible
était phonologiquement similaire et pouvait s’écrire de la même façon
33(e.g. mot
cible : sword - /sכ:d/ ; mot amorce : /swכ:d/), non-homographe où le pseudo-mot qui
précédait la cible était phonologiquement similaire mais ne pouvait pas s’écrire de la même
façon (e.g. mot cible : loop - /lu:p/ ; mot amorce : /laυp/), et non reliée. Lorsque l’amorce
avait la possibilité de s’écrire de la même façon que le mot cible (pseudo-homographe), les
temps de réaction étaient plus courts pour ces mots cibles que pour ceux accompagnés
d’amorces ne pouvant pas s’écrire de la même façon (non-homographe). Taft et al. (2008)
ont interprété ces résultats comme la marque d’une activation automatique de l’orthographe
en perception orale du langage.
L’orthographe serait donc non seulement activée lors de processus de traitement actif
du langage (cf. par l’implication de processus attentionnels dans des tâches de détection) ou
de haut niveau (cf. par l’implication de processus attentionnels dans des tâches de traitements
lexico-sémantiques – dans la tâche de décision lexicale), mais aussi lors de traitements peu
profonds où l’attention des participants n’est pas dirigée sur le traitement du langage. Pour
mettre ce fait en évidence, Pattamadilok, Morais, Colin et Kolinsky (2014) ont utilisé une
composante particulière de l’EEG qu’est la négativité de discordance (cf. mismatch
negativity - MMN) qui reflète les réponses automatiques du cerveau aux changements dans
la stimulation auditive. Les participants avaient pour consigne de regarder un film muet
pendant qu’ils entendaient dans un casque des mots français monosyllabiques auxquels ils
33 Les amorces de la condition pseudo-homographe ne correspondaient pas à un mot anglais existant (e.g. le mot sword se prononce /sכ:d/, le « w » n’est donc pas prononcé). L’amorce /swכ:d/ a donc une prononciation divergente du mot sword puisque le w est prononcé. Pourtant, si ce pseudo-mots (/swכ:d/) devait être écrit par un anglais, il serait écrit « sword », comme le mot qu’il amorce, d’où l’appellation pseudo-homographe.
68
ne devaient pas prêter attention. Un mot était ainsi répété dans le casque 257 fois et était
remplacé dans 40 essais par un mot qui constituait les essais déviants. Ces essais déviants
étaient soit : orthographiquement congruents (e.g. tri – essai incongruent : cri) ou
orthographiquement incongruents (e.g. tri – essai incongruent : prix). Lors des essais
déviants orthographiquement incongruents, Pattamadilok et al. (2014) ont observé que la
négativité de discordance présentait un pic et une amplitude significativement plus larges,
ce qui indiquait que l’orthographe du mot incongruent (prix) avait une influence sur les
réponses automatiques du cerveau.
Une influence orthographique sur la perception du langage oral est également
observée dès le début de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture chez l’enfant. L’effet
de consistance orthographique, classiquement utilisé pour révéler l’influence de
l’orthographe chez l’adulte (Ziegler & Ferrand, 1998), est également retrouvé chez l’enfant
dès le CE1 en français (Pattamadilok, Morais, De Vylder, Ventura & Kolinsky, 2009) et en
portugais (Ventura, Morais & Kolinsky, 2007) dans des tâches prélexicales comme le
shadowing
34et des tâches lexicales comme la décision lexicale auditive. L’effet de
consistance orthographique trouvé en shadowing reflète un traitement au niveau prélexical
qui est absent chez les adultes français ou portugais (Pattamadilok, Morais, Ventura &
Kolinsky, 2007 ; Ventura, Morais, Pattamadilok & Kolinsky, 2004). Cette absence de
traitement prélexical a été expliquée par un déplacement du niveau de traitement où
intervient l’effet de consistance orthographique des unités sous-lexicales aux unités
lexicales. L’âge d’apparition de ce déplacement est fortement influencé par l’opacité du
langage. Moins le code orthographique est transparent, plus cela va stimuler l’enfant à
développer rapidement des connexions lexicales entre les représentations orthographiques et
phonologiques. Ainsi, chez les enfants français la disparition de l’effet de consistance en
shadowing est observée dès le CE2. Les enfants français de CE2 et de CM1 présentent ainsi
ce changement deux à trois ans plus tôt que les enfants portugais. Ziegler et Muneaux (2007)
ont observé également une influence de l’orthographe uniquement chez les lecteurs avancés,
ce qui soutient les résultats observés précédemment. Enfin, un pattern similaire à celui
observé chez les adultes est retrouvé chez l’enfant portugais dès la 6
ème(Ventura, Kolinsky,
Pattamadilok & Morais, 2008).
34 Dans une tâche de Shadowing, un mot est présenté auditivement et le participant doit répéter ce mot le plus rapidement possible.
69