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Reste-t-il une place pour la phonologie en production écrite ? Les hypothèses

CHAPITRE 1 :L’INFLUENCE DE L’ORAL SUR L’ECRIT

4. Une orthographe peut-être pas si dépendante de la phonologie que cela…

4.2. L’orthographe accessible sans un recours obligatoire à la phonologie

4.2.2. Reste-t-il une place pour la phonologie en production écrite ? Les hypothèses

Miceli et al. (1997) ont proposé deux influences possibles pour la phonologie en

production écrite qu’ils nomment respectivement la version « forte » et la version « faible »

de l’autonomie orthographique.

Comme indiqué dans ce chapitre (cf. partie 2.2), la version « forte » de l’hypothèse

propose que l’orthographe d’un mot soit récupérée à la fois par une connexion directe entre

le système sémantique et le lexique orthographique (cf. Figure 1, lien C), mais aussi par une

connexion indirecte (cf. Figure 1, lien B) qui, partant du lexique phonologique, récupère les

phonèmes correspondants et, par conversion phonie-graphie, permet l’activation des

graphèmes correspondants. Si l’on parle de version « forte » de l’hypothèse, c’est tout

simplement parce que l’influence de la phonologie est finalement très restreinte. À l’inverse,

la version « faible » de l’hypothèse propose que l’orthographe d’un mot est récupérée à la

fois par une connexion directe entre le système sémantique et le lexique orthographique

(lien C), mais aussi par une connexion indirecte (lien A) qui, partant du lexique

phonologique active la forme orthographique correspondante dans le lexique

orthographique. La contrainte de la phonologie est ici plus forte puisqu’elle agit directement

sur le lexique orthographique. La version « forte » de l’hypothèse, aussi appelée version

sous-lexicale, agit donc par le biais du système de conversion phonie-graphie tandis que la

version « faible » de l’hypothèse, aussi appelée version lexicale, agit par le biais d’une

connexion entre le lexique phonologique et le lexique orthographique.

Les premières données présentées dans cette partie proviennent de patients

cérébrolésés. Miceli et al. (1997) indiquent que dans la version « forte » de l’hypothèse, des

réponses inconsistantes ne sont attendues en dénomination que dans le cas de patients

présentant une forte altération du processus de conversion sous-lexicale, comme c’était le

cas chez le patient WMA. De plus, bien que cela soit plus anecdotique, il est envisageable

que l’écriture ne devienne possible qu’après l’écriture des premières lettres du mot ou, à

l’inverse, que la prononciation ne devienne réalisable qu’après l’articulation des premières

lettres d’un mot. À l’inverse, la version « forte » serait écartée si un patient présentant une

lésion de la composante sémantique avec une conversion sous-lexicale préservée produisait

des erreurs inconsistantes, et si un patient avec une lésion au niveau du système sémantique

et de la conversion sous-lexicale était capable de produire uniquement des erreurs

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consistantes en dénomination. Bien que le patient WMA présenté par Miceli et al. (1999) ne

permet pas de trancher clairement en faveur de la version « forte » ou de la version « faible »

de l’hypothèse, les auteurs soulignent que sa performance est consistante avec la version

« forte » de l’hypothèse de l’autonomie orthographique.

Miceli et al. (1999) ont apporté de nouveaux éléments avec l’étude du patient ECA.

Tout comme WMA (Miceli et al., 1997), ECA présentait une lésion de la composante

sémantique et une altération du processus de conversion sous-lexicale phonèmes-graphèmes

(tout en ayant le processus de conversion sous-lexical graphèmes-phonèmes préservé).

Les auteurs ont proposé deux tâches à ECA : une tâche de dénomination orale suivie d’une

tâche de dénomination écrite, et une tâche de dénomination écrite suivie d’une tâche de

dénomination orale. Ils observent un nombre d’erreurs inconsistantes plus important entre la

condition dénommer à l’oral puis à l’écrit (55/210, soit 26,2%) que dans la condition

dénommer à l’écrit puis à l’oral (2/210, soit 1%). Chez le patient ECA, la disponibilité de la

procédure de conversion graphème-phonème permet de diminuer l’inconsistance entre les

deux modalités : il produisait en effet moins d’erreurs à l’oral lorsqu’il avait eu à écrire le

mot au préalable. Ces résultats suggèrent à la fois que l’orthographe et la phonologie lexicale

sont accédées séparément, mais également qu’elles interagissent via la conversion

sous-lexicale (quand ce processus est disponible). Ils suggèrent également qu’une modalité peut

être contrainte par une autre modalité lorsque celle-ci est activée au préalable (sous réserve

que le processus de conversion sous-lexical approprié soit disponible). Les performances du

patient ECA sont ainsi en faveur de la version « forte » de l’hypothèse.

Les deux patients WMA (Miceli et al., 1997) et ECA (Miceli et al., 1999) ont apporté

des données en faveur de la version « forte » de l’hypothèse de l’autonomie de l’orthographe.

Cependant, il reste important à ce stade de rester prudent avec les observations présentées.

Il est possible d’expliquer la présence d’un tel lien par une adaptation post-lésionnelle

(e.g. le patient WMA est examiné en 1994, soit quatre ans après son hémorragie

intracérébrale). Avec la plasticité cérébrale, il est en effet possible que de nouveaux câblages

se soient mis en place pour préserver l’activité de production du langage.

Bonin et al. (2001) ont été les premiers à approcher la question de la version « faible »

et de la version « forte » de l’hypothèse de l’autonomie orthographique avec des participants

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typiques. Ils ont pour cela manipulé la consistance

12

des mots. Ils font l’hypothèse que si la

phonologie et l’orthographe interagissent par un lien lexical, alors la compétition pour la

sélection orthographique des mots devrait intervenir quand deux formes orthographiques

différentes existent pour un seul et même mot. Ils proposent ainsi à leurs participants de

dénommer une série d’images, en manipulant la présence d’un homophone hétérographe

pour chaque image. La moitié des images à dénommer possède ainsi un homophone

hétérographe qui est plus fréquent (e.g. « cygne » présenté sous forme d’image avait pour

homophone hétérographe « signe ») tandis que l’autre moitié sert de contrôle. Bonin et

al., (2001) s’attendaient à des temps de réaction plus longs dans la condition avec

homophones hétérographes par rapport à la condition contrôle, en raison de la compétition

pour la sélection du mot qui interviendrait au niveau lexical. Toutefois, aucune différence

n’a été observée entre les images contrôles et les images expérimentales. Dans une deuxième

expérience, les auteurs manipulent l’inconsistance sur l’onset, la vocal et la coda, de sorte à

étudier cette fois-ci l’hypothèse sous-lexicale. Bonin et al. (2011) ont ajouté une

manipulation supplémentaire, la fréquence des mots à écrire. L’objectif de cette

manipulation supplémentaire était de savoir quand la conversion phonie-graphie est

mobilisée. Les auteurs soulignent qu’elle peut n’intervenir que dans l’écriture de mots peu

fréquents. L’analyse des latences n’a révélé aucune différence entre la condition consistante

et inconsistante. Ces deux premières études n’apportent ainsi aucun élément en faveur d’une

version « forte » (sous-lexicale) ou « faible » (lexicale) de l’hypothèse.

Bonin et al. (2001) ont tout de même fait remarquer que, jusqu’ici, l’inconsistance

est souvent portée par la fin du mot. Les auteurs suggèrent que les participants initieraient

l’écriture dès que le premier graphème serait prêt à être écrit, sans attendre que

l’inconsistance soit résolue. Celle-ci serait donc traitée au cours de l’écriture, ce qui

expliquerait que les latences ne différaient pas entre les deux conditions. Dans une troisième

expérience, ils ont manipulé le lieu de l’inconsistance qui se trouvait soit en début du mot

(e.g. sur la voyelle initiale ou sur l’onset comme dans le mot œil), soit au milieu, soit en fin

de mot (e.g. nœud ou clown). Les auteurs ont observé des latences plus longues lorsque

l’inconsistance se trouvait en début de mot. Deux hypothèses ont été proposées pour

12 La consistance est définie comme la possibilité pour un son d’être écrit d’une ou plusieurs façons. Lorsqu’un

mot est dit consistant, alors les sons qui constituent le mot ne s’écrivent que d’une seule manière possible

(e.g. livre, il existe une seule façon d’écrire le son /li/ et une façon d’écrire le son /vR/) tandis qu’un mot

inconsistant peut avoir une partie où plusieurs écritures phonologiquement plausibles sont possibles. (e.g. cygne peut aussi être écrit cigne sans pour autant dénaturer sa prononciation /siN/).

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expliquer ces résultats : soit la conversion sous-lexicale fonctionne de manière sérielle

(de gauche à droite), soit l’écriture commence avant que l’encodage complet de la cible ne

soit fait, ce qui permettrait à l’inconsistance d’être résolue durant l’écriture. Afin de

départager ces deux explications, les auteurs ont conduit une nouvelle expérience en

remplaçant la tâche de dénomination d’images par une tâche de copie sous dictée. Celle-ci a

pour avantage d’impliquer moins fortement la sémantique contrairement à la dénomination

d’images et, par conséquent, les auteurs ont supposé que l’influence de la conversion

phonie-graphie sur la latence d’initialisation (qui était jusqu’ici confinée au début du mot) devrait

avoir de meilleures chances de dégrader les latences, même lorsque l’inconsistance se trouve

en milieu ou en fin de mot. Bonin et al. (2001) ont ainsi manipulé la fréquence des mots

présentés (mots fréquents ou mots rares) et la consistance en fin de mot (consistant ou

inconsistant). En copie sous dictée, les inconsistances situées en début, en milieu et en fin

de mot influençaient la durée des latences, ce qui suggère que la conversion sous-lexicale

fonctionne de manière séquentielle. Ce résultat a été répliqué par les auteurs en réutilisant

un matériel dont les mots ont leur inconsistance située à la fin. Ces résultats rejoignent ainsi

les différents résultats obtenus par Miceli et al. (1997), Miceli et al. (1999) en faveur d’une

version « forte » de l’hypothèse de l’autonomie orthographique chez des typiques.

Afonso et Álvarez (2011) ont répliqué ces résultats en espagnol à l’aide du paradigme

de l’amorçage implicite et de l’ajout d’un intrus (odd man out). Les auteurs ont proposé

quatre ensembles de quatre mots : un ensemble hétérogène, où les mots ne partageaient pas

leur première syllabe (e.g. banana, mujer, periodico, recuerdo

13

), un ensemble homogène

constant qui partageait la première syllabe orthographique et phonologique (e.g. banana,

balada, baraja, basura

14

), un ensemble homogène variable avec un intrus placé en fin qui ne

partageait pas la première syllabe des trois premiers mots qui le précédaient (e.g. banana,

balada, baraja, camisa

15

) et un ensemble homogène variable où l’intrus, placé en dernier,

partageait la première syllabe phonologique, mais pas orthographique (e.g. banana, baraja,

balada, vacuna

16

). Les auteurs s’attendaient à un effet de préparation créé par les trois

premiers mots (e.g. banana, baraja, balada) qui se traduirait par des temps de réaction plus

rapides dans la condition où le quatrième mot partage à la fois sa première syllabe

phonologique et orthographique (e.g. basura) par rapport à la condition hétérogène.

13 Traduit par : Banane, femme, journal, souvenir.

14 Traduit par : Banane, balade, jeu de carte, ordure.

15 Traduit par : Banane, balade, jeu de carte, chemise.

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Ils s’attendaient également à un effet de préparation dans les conditions homogènes. Dans la

condition homogène, où les mots partageaient uniquement la première syllabe phonologique

(e.g. vacuna), des temps de réaction plus courts que ceux de la condition hétérogène étaient

attendus. Un tel résultat traduirait ainsi une activation de la phonologie en production écrite.

En revanche, dans la condition homogène où l’intrus ne partageait pas la première syllabe,

les auteurs s’attendaient à des résultats similaires à la condition hétérogène. Dans une

première expérience, les auteurs ont observé un effet de préparation quand les segments sont

partagés (condition homogène constante) par rapport à la condition où ils ne le sont pas

(condition hétérogène). Cet effet disparaissait en revanche quand le segment orthographique

ou phonologique n’était pas partagé (dans la condition homogène variable). Autrement dit,

la condition homogène était la seule condition à apporter un effet de facilitation par rapport

aux trois autres conditions. Dans une deuxième expérience, les auteurs ont modifié le

matériel en augmentant le nombre d’ensembles de mots utilisés afin de voir si cela pouvait

expliquer l’absence de facilitation observée pour la condition homogène variable dont

l’intrus partageait la première syllabe orthographique. Les auteurs ont non seulement

répliqué les résultats de l’expérience 1 mais ils ont également obtenu un effet de préparation

dans la condition homogène avec intrus partageant la première syllabe (e.g. vacuna).

Cet effet se traduisait par des temps de réaction plus courts dans cette condition que dans la

condition homogène ne partageant pas la première syllabe (e.g. camisa). Dans une troisième

et dernière étude, Afonso et Álvarez (2011) ont tenté de déterminer le niveau de traitement

de l’effet de facilitation phonologique en ajoutant une tâche de suppression articulatoire.

Si l’effet de préparation précédemment observé était similaire à celui de l’expérience 2, alors

il serait d’origine lexicale. Si, à l’inverse, cet effet disparaissait, il serait alors d’origine

sous-lexicale. Les auteurs ont observé que l’effet de préparation phonologique disparaissait, ce

qui semble indiquer que l’influence de la phonologie dans l’écriture serait de nature

sous-lexicale.

Les résultats présentés ci-dessus semblent ainsi tous en faveur d’une version « forte »

de l’hypothèse de l’autonomie orthographique, indiquant ainsi un rôle mineur de la

phonologie dans l’écriture par la voie sous-lexicale.

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5. Syllabe phonologique ou orthographique ? Une illustration du débat