CHAPITRE 2 :L’INFLUENCE DE L’ECRIT SUR L’ORAL
3. Quelle influence pour l’orthographe en production orale de mots isolés ?
3.2. Les codes orthographiques sont-ils activés en production du langage oral ?
3.2.3. L’information orthographique est-elle nécessaire ? Une autre façon d’envisager
Roelofs (2006) a proposé que l’information orthographique pourrait n’être mobilisée
en production orale que lorsqu’elle est nécessaire pour la tâche à effectuer. Trois tâches
différentes ont pour cela été utilisées : une tâche de lecture à voix haute, une tâche de
dénomination orale à partir d’images et une tâche de génération de mots. Plusieurs
ensembles de mots néerlandais étaient également proposés et trois conditions ont été
créées : une condition hétérogène où les mots variaient sur le premier graphème et le premier
phonème (e.g. contract, colbert, soldaat
42), une condition homogène où les mots partageaient
le premier graphème et le premier phonème (e.g. kompas, kanon, konjin
43) et une condition
inconsistante où tous les mots partageaient le phonème initial mais seuls deux mots sur les
trois partageaient le premier graphème (e.g. kompas, colbert, cadeau
44). Pour chaque tâche,
les temps de latence ont été analysés. Dans la tâche de lecture à voix haute, la condition
homogène apporte un effet de facilitation supplémentaire par rapport aux conditions
hétérogènes et inconsistantes, ce qui semble indiquer une activation de l’orthographe. Cet
avantage orthographique n’est en revanche pas observé dans les tâches de dénomination
42 Contrat, Veste, Soldat.
43 Compas, Canon, Lapin.
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orale à partir d’images et de génération de mots. Roelofs (2006) conclut que l’information
orthographique d’un mot ne contraint la production orale que lorsque cela est nécessaire
pour la tâche, comme cela est le cas en lecture. Les résultats obtenus par Bi et al. (2009) en
chinois Mandarin soutiennent l’interprétation proposée par Roelofs (2006). Sur les trois
tâches utilisées par Bi et al. (2009), lecture à voix haute, association d’images et
dénomination orale à partir d’images, un effet de facilitation orthographique n’est de
nouveau observé qu’avec la tâche de lecture à voix haute. Les résultats rapportés par ces
auteurs ont conduit à une nouvelle explication pour la présence (ou l’absence) de l’activation
de l’orthographe en production orale. Cet effet serait très fortement dépendant de la tâche
dans laquelle les participants sont impliqués et l’information orthographique ne serait utilisée
que dans une tâche où elle est nécessaire comme en lecture à voix haute.
Pattamadilok, de Morais et Kolinsky (2011) ont également proposé que l’information
orthographique pourrait être utilisée comme un atout pour pallier les difficultés rencontrées
en production orale. Ils ont ainsi proposé à leurs participants une tâche de shadowing dans
laquelle les mots étaient présentés à l’oral. La moitié des mots était présentée avec un bruit
parasite ayant pour objectif de dégrader le signal (condition bruit) et l’autre moitié des mots
était présentée sans bruit parasite (condition silencieuse). La nature des mots était également
manipulée (mots vs pseudo-mots) ainsi que la fréquence des mots (mots fréquents vs mots
peu fréquents) et la congruence des mots (mots congruents vs mots incongruents). L’analyse
des temps de réaction a montré que lorsque la tâche de shadowing est effectuée dans la
condition bruit, des temps plus longs sont observés pour les mots fréquents incongruents que
dans la condition silencieuse. Pattamadilok et al. (2011) ont proposé que la difficulté de la
tâche effectuée pourrait induire, sous certaines conditions, un changement dans les
traitements de la production du langage. Cela expliquerait la présence d’un effet de
consistance orthographique uniquement lorsque les mots sont parasités par du bruit. Dans
cette situation, l’orthographe ajouterait une redondance qui aiderait en présence du bruit.
Une question se pose néanmoins : pourquoi seuls les mots fréquents ont-ils présenté
cet effet de congruence ? Pattamadilok et al. (2011) avaient initialement proposé que les
mots très fréquents et peu fréquents seraient affectés de manière similaire dans la condition
bruit et que, par conséquent, les deux pourraient faire appel à l’information orthographique
pour réaliser au mieux la tâche. Pourtant, seuls les mots fréquents semblent affectés par
l’orthographe. Pour expliquer ce résultat, Pattamadilok et al. (2011) ont proposé que non
seulement l’accès aux mots fréquents est plus rapide, mais aussi que les représentations
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associées sont plus stables. Bien que rien dans la littérature ne permette d’appuyer
directement cette hypothèse, celle-ci serait plausible si l’on considère que les mots très
fréquents sont rencontrés plus souvent (visuellement et auditivement) et que leur
orthographe est généralement acquise plus tôt au cours de l’acquisition de la lecture
(e.g., Backman, Bruck, Hebert & Seidenberg, 1984 ; Gerhand & Barry, 1998 ;
Sprenger-Charolles et al., 1998 ; Morrison & Ellis, 1995). Selon Pattamadilok et al. (2011), cela
expliquerait pourquoi les mots peu fréquents ne peuvent pas s’appuyer sur la mobilisation
de l’orthographe.
Saletta, Goffman et Brentari (2016) ont apporté des résultats similaires en démontrant
que lors de la dénomination de pseudo-mots à voix haute, la présentation visuelle des items
permettait une meilleure stabilité articulatoire. Pour cela, une série de pseudo-mots était
présentée aux participants à l’oral et pour une partie d’entre eux, le mot était également
présenté à l’écrit. L’analyse de la cinématique de la prononciation des pseudo-mots a révélé
une prononciation plus stable dans le cas où les participants avaient accès à la lecture du mot
en même temps que sa présentation auditive. Ainsi, la représentation phonologique formée
pour ces nouveaux « mots » semblait fortement influencée dans ce dernier cas par
l’orthographe présentée. Une nouvelle fois, la présence de l’orthographe semble apporter
une facilitation supplémentaire dans l’exécution de la tâche. Cette interprétation est soutenue
par les résultats rapportés par Reis et Castro-Caldas (1997). Dans leurs expériences, la
répétition de pseudo-mots était particulièrement plus compliquée pour les participants
illettrés que pour les participants lettrés (33% de non-mots correctement répétés par les
illettrés contre 84% chez les lettrés). De plus, 26% des erreurs observées chez les illettrés
consistaient en des transformations de pseudo-mots à répéter en mots ayant un sens.
La littératie affecte également la mémorisation de paires de mots, surtout lorsque
ceux-ci sont phonologiquement reliés. Reis et Castro-Caldas (1997) ont souligné que pour
réussir la répétition de non-mots, il est nécessaire d’avoir accès à un système d’analyse
phonologique explicite et que c’est précisément cette composante qui ferait défaut aux
illettrés. Autrement dit, cela laisse supposer que l’impossibilité des illettrés à se reposer sur
les connaissances orthographiques (comme le font les lettrés) pour effectuer la tâche ne leur
permet pas de réussir la tâche aussi bien.
L’effet orthographique serait donc non seulement dépendant de la tâche à effectuer,
mais également de sa difficulté. Lorsque la tâche proposée aux participants devient trop
complexe (Pattamadilok et al., 2011 ; Reis & Castro-Caldas, 1997), l’orthographe serait
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mobilisée. L’orthographe pourrait ainsi devenir un atout pour permettre le maintien de
bonnes performances en cas de situations particulières (e.g. répéter des mots en situation
bruyante).
S’il est possible de réconcilier, au moins partiellement, les résultats contradictoires
présentés dans les deux premières sections, il n’en demeure pas moins que, contrairement à
la perception orale, la production orale reste peu documentée. Un biais de publication bien
connu des chercheurs, l’effet tiroir, pourrait expliquer ce petit nombre de publications. Il est
en effet fort possible que beaucoup de recherches n’ayant pas obtenu de résultats significatifs
aient littéralement terminé « au fond du tiroir ».
4. Comment expliquer que les connaissances orthographiques influencent le
Dans le document
Influences réciproques entre le langage écrit et le langage oral
(Page 92-95)