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Deux origines possibles au rôle de l’orthographe : influence en temps réel vs

CHAPITRE 2 :L’INFLUENCE DE L’ECRIT SUR L’ORAL

4. Comment expliquer que les connaissances orthographiques influencent le traitement

4.2. Deux origines possibles au rôle de l’orthographe : influence en temps réel vs

Si l’effet orthographique en perception orale est aujourd’hui largement admis, les

mécanismes qui sous-tendent cet effet sont discutés. D’un côté, il a été proposé que

l’orthographe intervienne en temps réel : ce serait donc l’activation de l’orthographe en

simultané de celle de la phonologie qui serait à l’origine de l’effet observé. Selon cette

vision, l’activation des codes orthographiques pourrait ne pas être systématique. D’un autre

côté, il a été proposé que la composante phonologique connaisse une restructuration durant

l’apprentissage de la littératie. Selon cette vision, les modifications sont définitives et stables

dans le temps. Sur la base des travaux de Pülvermuller (1999), ces deux hypothèses sont

respectivement nommées hypothèse de l’influence en temps réel et hypothèse de

restructuration.

4.2.1. Hypothèse de l’influence de l’orthographe en temps réel

L’hypothèse d’une influence de l’orthographe en temps réel (Pülvermuller, 1999)

postule que l’information orthographique est co-activée pendant la production du mot à

l’oral. Cette influence en temps réel de l’orthographe dans le traitement du langage serait

expliquée au travers des liens qui sont entretenus entre les aires principales du langage

(cf. le gyrus frontal inférieur gauche, l’insula, le gyrus temporal supérieur gauche, le gyrus

supramarginal gauche) et la VWFA. C’est donc la co-activation de la VWFA au cours de

l’activité langagière qui expliquerait la présence des effets orthographiques présentés

précédemment dans ce chapitre.

Cette hypothèse est à la fois appuyée par des données comportementales

(Pattamadilok et al., 2011) présentées dans la partie 2.2, mais aussi par des données

d’imagerie cérébrale. Pour rappel, les résultats obtenus par Pattamadilok et al. (2011)

indiquaient que l’information orthographique n’était recrutée que dans la situation où la

tâche de shadowing était réalisée avec des stimuli bruités. Cette activation de l’orthographe

laissait Pattamadilok et al. (2011) penser que l’information était mobilisée en temps réel par

l’activation de la VWFA. Pour apporter de nouveaux éléments plus précis concernant les

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mécanismes qui sous-tendent cet effet, Perre et Ziegler (2008), Perre, Midgley et

Ziegler (2009) ainsi que Pattamadilok, Perre, Dufau et Ziegler (2009) ont utilisé une

méthode basée sur l’enregistrement des potentiels évoqués du cerveau (cf. event-related

brain potential - ERP). Cette méthode permet, contrairement aux mesures comportementales

comme l’analyse du temps de réaction, d’établir le décours temporel de l’activation de

composantes en temps réel. Perre et Ziegler (2008) ont pour cela manipulé le lieu de

l’inconsistance dans les mots (précoce vs tardif) avec l’hypothèse que l’arrivée de

l’inconsistance serait associée temporellement avec les effets observés sur l’ERP. Perre et

Ziegler (2008) ont observé que lorsque l’inconsistance du mot était précoce, l’effet de

consistance était marqué sur l’ERP entre 132 ms et 320 ms tandis que lorsque l’inconsistance

du mot était tardive, ce même effet était marqué sur l’ERP entre 444 ms et 600 ms.

La synchronisation temporelle de l’effet de consistance et du lieu de l’inconsistance dans le

mot indique que l’orthographe est traitée en ligne, pendant que les mots sont entendus.

Perre et al. (2009) ont répliqué cet effet orthographique sur l’ERP. Pour cela, ils ont proposé

une tâche de décision auditive avec amorces dans laquelle l’amorce et la cible étaient soit

orthographiquement et phonologiquement reliées (e.g. reef-BEEF), soit uniquement

phonologiquement reliées (e.g. leaf-BEEF). L’hypothèse sous-jacente était que si

l’orthographe est co-activée, la distribution topographique provoquée par les amorces

orthographiques et phonologiques (e.g. reef) et les amorces phonologiques (e.g. leaf) devrait

être différente. Perre et al. (2009) ont observé que l’effet phonologique était localisé dans

les régions centro-postérieures tandis que l’effet de l’orthographe était plus antérieur.

Ces données sont également renforcées par celles de Pattamadilok et al. (2008) qui ont

montré un effet orthographique précoce et tardif dans une tâche de classification sémantique

qui, contrairement à une tâche de décision lexicale, ne requiert aucunement la mobilisation

de l’information.

4.2.2. Hypothèse d’une restructuration des codes phonologiques

L’hypothèse de restructuration est basée sur l’idée que l’apprentissage d’un code

alphabétique modifie les capacités métaphonologiques à analyser, manipuler le langage et

se reflète directement sur la parole (Goswami & Bryant, 1990 ; Morais, Cary, Alegria &

Bertelson, 1979 ; Olson, 1996). Selon cette hypothèse, l’information orthographique

« contaminerait » également la phonologie durant le processus d’apprentissage de la lecture

et de l’écriture, ce qui viendrait altérer la nature profonde des représentations en

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mêmes. Plusieurs aires cérébrales impliquées dans le traitement de la phonologie peuvent

être affectées par cette restructuration : le gyrus frontal inférieur gauche et l’insula, le gyrus

temporal supérieur gauche, le gyrus supra-marginal gauche et enfin le planum temporal

(Kolinsky et al., 2014 ; Perre, Pattamadilok, Montant & Ziegler, 2009 ; Scott & Wise, 2004).

Très peu envisagée dans un premier temps, cette hypothèse permet néanmoins de réconcilier,

comme nous l’avons vu dans la partie 2 de ce chapitre, la présence d’une influence lexicale

et/ou sous-lexicale (Muneaux & Ziegler, 2004).

Les premiers résultats en faveur de cette hypothèse proviennent de données

comportementales. À l’aide d’une tâche dite « off-line », Muneaux et Ziegler (2004) ont

tenté d’apporter des premiers éléments en faveur de cette hypothèse. Les participants, au

cours d’une tâche de génération de voisins

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, ont eu pour consigne de générer, pour chaque

mot présenté, un mot qui sonnait de manière similaire (e.g. Mot entendu : wipe - /waip/

(essuyer) ; Mots qui peuvent être produit : ripe - /raip/ ou bien type - /taip/). Dans cette tâche,

la distinction entre voisins orthographiques et voisins phonologiques n’était pas indiquée

aux participants. Pourtant, les participants produisaient significativement plus de voisins

phonographiques (ayant la même orthographe et la même phonologie) que de voisins

phonologiques. Muneaux et Ziegler (2004) ont souligné que cet effet ne pouvait pas être

expliqué par la fréquence des mots rapportés, puisque les voisins phonographiques rapportés

étaient souvent moins fréquents que le voisin phonologique qui aurait pu être généré.

La présence d’un effet orthographique sur une tâche offline semble en faveur d’un processus

de restructuration lexicale. Sur la base de ces résultats, Ziegler et Goswami (2005) ont

proposé que les représentations phonologiques ne seraient pas remplacées par des

représentations de plus en plus segmentées, mais davantage améliorées avec plus de détails

sur les différentes segmentations possibles. Suivant Perfetti (1992), les représentations

phonologiques sont ainsi modifiées en termes de spécificité et de redondance de

l’information.

Selon cette hypothèse, c’est donc le réseau de neurones initialement impliqué dans

le traitement de la phonologie (cf. gyrus frontal inférieur gauche et insula, gyrus temporal

supérieur gauche, gyrus supra-marginal gauche, planum temporal) qui serait à l’origine de

l’effet orthographique. Ces zones cérébrales se retrouveraient donc, par exemple, davantage

activées face à un mot inconsistant (où un phonème d’un mot peut s’écrire avec différentes

46 Dans cette tâche, les participants entendaient un mot et avaient pour consigne de générer un mot qui sonnait de la même manière. N’importe quel changement, addition ou délétion de sons au début, milieu ou

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graphies) que face à un mot consistant. Pour tester cela, Perre et al. (2009) ont proposé une

tâche de décision lexicale auditive avec des mots consistants (e.g besoin / b2zw5/) et

inconsistants (e.g. cyanure /sjanyR/ ; « cya », aurait pu s’écrire avec un « i » à la place du

« y », avec « s » à la place de « c »). L’analyse des temps de réaction a permis aux auteurs

de répliquer l’effet de consistance orthographique précédemment reporté (Ziegler &

Ferrand, 1998). À l’aide d’une technique d’imagerie cérébrale, la tomographie

électromagnétique à basse résolution standardisée (sLORETA), Perre et al. (2009) sont

parvenus à localiser l’origine cérébrale de cet effet. Ils ont observé une première activation

significative à 350 ms dans l’aire temporo-pariétale gauche, incluant une partie du gyrus

supra-marginal (BA40), du gyrus temporal supérieur postérieur (BA 22 ; une partie du

planum temporal / de l’aire de Wernicke) et du lobule pariétal inférieur (BA 40). L’activation

de ces zones cérébrales, directement impliquées dans le traitement de la phonologie, semble

indiquer que l’effet d’inconsistance orthographique observé intervient à l’intérieur du

système phonologique.

Ces deux hypothèses, l’influence en temps réel et la restructuration ne sont

néanmoins pas exclusives et peuvent largement coexister. La comparaison d’adultes illettrés

avec des adultes lettrés ayant appris à lire dans l’enfance et des adultes lettrés ayant appris à

lire une fois adultes montre par exemple que le planum temporal voyait son volume

augmenter, ce qui suggère une amélioration du codage phonologique, tandis que l’activation

de la visual word form area indique un recrutement additionnel et optionnel de l’orthographe

(Dehaene et al., 2010). Ces résultats ayant été répliqués en chinois mandarin – une langue

non alphabétique, l’effet de l’orthographe semble largement indépendant de la langue

utilisée (Chen, Chao, Chang, Hsu & Lee, 2016).