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Des patients capables d’écrire sans phonologie

CHAPITRE 1 :L’INFLUENCE DE L’ORAL SUR L’ECRIT

4. Une orthographe peut-être pas si dépendante de la phonologie que cela…

4.1. Des patients capables d’écrire sans phonologie

Comme indiqué précédemment, le problème le plus important auquel ait fait face

l’hypothèse de la médiation phonologique obligatoire est l’existence de patients incapables

de parler… mais capables d’écrire. Les travaux réalisés avec ces patients sont présentés dans

cette partie.

Certains patients possèdent en effet des patterns de performances en production écrite

particuliers, incompatibles avec l’hypothèse de la médiation phonologique obligatoire. Dans

l’étude de Basso et al, (1978), si la plupart des cinq cents patients étudiés montraient des

détériorations similaires en production orale et en production écrite, il n’en demeure pas

moins que quatorze d’entre eux semblaient présenter une dissociation entre les troubles

qu’ils présentaient à l’oral et ceux qu’ils présentaient à l’écrit. Ainsi, sept d’entre eux

montraient des déficits en production écrite allant de la production de mots mal

orthographiés à la production de néologismes tout en ayant une production orale préservée.

Dans le cadre de la médiation phonologique obligatoire, si la production orale est

relativement préservée, alors la production écrite, qui consiste en une conversion du langage

oral à l’écrit, devrait également être préservée. De plus, la présence de néologismes à l’écrit

chez cinq de ces patients indique que des mots pourtant produits correctement à l’oral sont

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impossibles à produire à l’écrit. Plus intéressant encore, sept autres patients de l’échantillon

montraient le pattern inverse : leur production écrite était relativement préservée tandis que

leur production orale était clairement déficiente. Toujours dans le cadre de l’hypothèse de la

médiation phonologique obligatoire, ces performances sont impossibles à expliquer.

En effet, à partir du moment où la voie phonologique n’est plus disponible pour l’oral, elle

ne devrait plus l’être pour la conversion phonème-graphème. Pourtant, avec de très forts

déficits en description orale et en dénomination, ces patients avaient une écriture préservée.

Chez deux autres patients, alors que la production orale était fluente, elle était sévèrement

altérée par des circonlocutions

7

, des paraphasies

8

et des anomies

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, tandis que l’écriture était

en partie préservée. L’étude de ces quatorze patients met ainsi en évidence une double

dissociation entre le langage oral et le langage écrit.

La présence de patients ayant une production écrite préservée avec une production

orale déficiente est un premier argument fort à la fois en faveur d’une dissociation entre oral

et écrit et en défaveur de l’hypothèse de la médiation phonologique obligatoire. Des patterns

similaires de réponses étaient d’ailleurs rapportés par Rapp et al. (1997) avec la patiente PW

et par Rapp et Camarazza, (1997) avec le patient PBS.

La production de ces patients à l’oral et l’écrit était, une fois de plus, inconsistante

avec la médiation phonologique obligatoire puisque la phonologie étant le support de

l’orthographe, les mêmes réponses (ou absences de réponses) sont attendues.

Rapp et al., (1997) avait par exemple demandé à la patiente PW de produire un mot à l’écrit,

puis à l’oral et enfin à nouveau à l’écrit à partir d’une même image : les réponses à l’écrit

étaient généralement similaires sur les deux productions écrites tandis que la dénomination

à l’oral était soit erronée (e.g. erreur sémantique avec banane produite à l’oral pour le mot

oignon), soit impossible (illustrées dans le Tableau 1).

7La circonlocution est à l’origine un procédé rhétorique par lequel un mot est remplacé par une expression

le désignant. Chez les patients, cela se remarque par exemple par une incapacité à désigner un objet par son nom sinon par une description.

8 Il existe deux types de paraphasies. La paraphasie phonémique, qui consiste en une transformation phonologique (e.g. substitution de phonèmes) du mot et la paraphasie verbale, qui consiste en une substitution lexicale.

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Tableau 1 : Illustration des inconsistances entre la production écrite et la production orale chez la patiente PW (Rapp et al., 1997)

Exemples Écrit (1) Oral Écrit (2)

Onion (Oignon) Correcte O-N-I-O-N Sémantique « banana » (banane) Correcte O-N-I-O-N Pumpkin (Citrouille)

Correcte – mal orthographié P-U-W-P-I-N

Impossible « Je ne sais pas »

Correcte – mal orthographié P-U-M-P-I-N

Lorsque la patiente avait la consigne inverse, produire à l’oral une première fois, puis à l’écrit

et enfin à l’oral, les mêmes inconsistances étaient observées (illustrées dans le Tableau2).

Tableau 2 : Illustration des inconsistances entre la production orale et la production écrite chez la patiente PW (Rapp et al., 1997)

Exemples Oral (1) Écrit Oral (2)

Tiger (Tigre) Sémantique « Lion » Correcte T-I-G-E-R Sémantique « Lion » Bagel (Bagel) Impossible « Je ne sais pas » Correcte B-A-G-E-L Impossible « Je ne sais pas »

De plus, les réponses écrites et orales restaient consistantes d’une production à l’autre

(illustrées dans le Tableau 3). Ce qui indique que le système qui sous-tend les réponses de

chaque modalité était stable dans le temps.

Tableau 3 : Illustration de la consistance des réponses dans une même modalité, avec une inconsistance entre production orale et production écrite chez la patiente PW (Rapp et al., 1997)

Exemples Oral (1) Écrit (1) Oral (2) Écrit (2)

Pillow (oreiller) Correct « Pillow » Sémantique B-E-D (lit) Correct « Pillow » Sémantique B-E-D (lit)

D’autres résultats similaires d’inconsistances ont été rapportés par Miceli, Capasso

et Caramazza (1999) avec le patient ECA – e.g. face à l’image d’un « orgue » (organ), il

produisait à l’écrit « piano » et à l’oral « église » (church) – ou encore par Miceli et al. (1997)

avec le patient WMA – e.g. face à l’image d’une « pince » (pliers), il produisait à l’écrit

« scie » (saw) et à l’oral « tenailles » (pincers) –.

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L’ensemble des résultats présentés jusqu’ici argumente principalement contre la

version lexicale de la médiation phonologique obligatoire dans le sens où les erreurs

principalement observées à l’oral comme à l’écrit consistent souvent dans des substitutions

sémantiques ou dans l’absence de réponse dans l’une ou l’autre modalité. Néanmoins, la

lecture et l’écriture de non-mots, qui reposent sur la voie sous-lexicale, révèlent également

une dissociation entre production orale et production écrite. La patiente CBH

(Balasubramanian & Cohen, 2014) atteinte d’une agraphie isolée avait de très faibles

performances pour l’écriture de non-mots (seuls 20% étaient produits à l’écrit) tandis qu’elle

parvenait à les lire la plupart du temps (83,5% étaient produits à l’oral). Un pattern similaire

de réponses était observé chez WMA (Miceli et al., 1997) qui parvenait à lire correctement

33,9% des lettres

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en lecture à voix haute de non-mots et à reproduire seulement 8,3% des

lettres à l’écrit en copie sous dictée.

Ces résultats ne peuvent s’expliquer par une médiation phonologique obligatoire.

Rapp et Caramazza (1994) ont alors proposé l’hypothèse de l’autonomie des codes

orthographiques, laquelle serait davantage compatible avec l’ensemble des observations

présentées précédemment. Dans cette hypothèse, comme illustrée dans la Figure 1, les codes

orthographiques sont récupérés directement depuis le système sémantique sans nécessiter la

récupération obligatoire des codes phonologiques.