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C. Le Congrès de Bruxelles

V. La vision du Mouvement européen

Fondé à l’automne 1948, le Mouvement européen venait de tenir à Bruxelles son premier rassemblement d’envergure début 1949, tandis qu’au même moment, les grands projets politiques semblaient être passés en mains diplomatiques. La question des droits de l’homme et celle de la place qui leur serait accordée dans la « nouvelle Europe » étaient plus que jamais indécises. Au sein du Mouvement, il convenait donc de pouvoir se réunir rapidement autour d’un projet fort et enfin définitif.

Le congrès terminé, la Section d’étude juridique, dont la mission consistait depuis les résolutions de La Haye à rédiger le tant attendu projet de Convention, fut renouvelée. Le Britannique Maxwell-Fyfe et le rapporteur belge du groupe de travail de l’ONU, Fernand Dehousse, comptaient dorénavant parmi ses membres. La présidence fut confiée au Français Pierre-Henri Teitgen, qui allait jouer un rôle considérable tout au long de l’année 194981.

Après un tour supplémentaire de consultations et la mise au point d’un nouveau texte, le projet fut encore retravaillé à la fin du printemps, à la suite de la création du Conseil de l’Europe, pour être officiellement présenté à son Comité des Ministres. Le

78 Selon SIMPSON, Rights, pp. 480 s., Dehousse devait avoir connaissance de l’œuvre de Lauterpacht.

79 Sur l’attitude britannique en particulier, voir MARSTON, pp. 797 ss.

80 ROBERTSON, Council, p. 8 ; STEINER, p. 622 ; GREER, p. 12.

81 Professeur de droit public dès 1935, puis engagé dans la Résistance avant de devenir ministre, de la justice notamment, Pierre-Henri Teitgen fut juge à la Cour européenne des droits de l’homme de 1976 à 1980.

J. Harcourt Barringtonresta membre de cette commission, commeJean Drapier, qui passa de la présidence à la vice-présidence. Hersch Lauterpacht fut associé. D’autres noms peuvent encore être cités, comme celui de John Foster, l’un des avocats britanniques ayant participé au procès de Nuremberg, d’Arthur Goodhart, professeur américain enseignant à Oxford, et de Charles Chaumont, professeur français de droit international. Voir notammentMOUVEMENT EUROPÉEN, Convention, pp. 5 s. ; BATES, p. 52 ; SIMPSON, Rights, pp. 656 ss ;LESTER, p. 36.

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Comité exécutif international du Mouvement approuva le projet au début de l’été et le publia par la suite sous la forme d’une brochure, comme le voulait l’usage82. Une brève introduction précède un Projet de Convention européenne des droits de l’homme, accompagné d’un Projet de Statuts pour la Cour européenne des droits de l’homme et d’un Examen des critiques. Cette publication présente de manière synthétique la vision du Mouvement européen en matière de droits de l’homme. Malgré les retouches apportées par la « commission Teitgen » et ses rédacteurs britanniques Maxwell-Fyfe et Barrington83, l’esprit des projets rédigés de Convention et de Statuts s’inscrit dans la droite ligne des ébauches déjà présentées, en particulier à Bruxelles.

La partie introductive de la brochure s’ouvre sur une évocation du procès de Nuremberg, dont les verdicts ont « puissamment contribué à miner et ébranler la notion que l’Etat dispose sur son propre territoire d’une souveraineté illimitée, que ses citoyens sont un bien personnel dont il dispose selon son bon plaisir, et que leur sort ne regarde nullement les hommes d’autres pays, leurs frères » (pp. 3 s.). Le Mouvement européen constate ensuite qu’il ne fallait espérer aucun progrès rapide au niveau universel quant à l’adoption d’un accord « effectivement susceptible d’exécution » dans la mesure où l’ONU comptait de nombreux Etats ayant une conception « radicalement différente » des libertés84. La Déclaration universelle des droits de l’homme, une « déclaration de principe et d’aspirations morales », devait par conséquent être complétée au niveau européen d’une « garantie collective » des droits et d’un « mécanisme juridique d’application », un projet « immédiatement réalisable » dans les « démocraties avancées, rassemblées dans une même région, héritières de traditions communes » (pp. 4 s., 12 s. et 19 s.). Autrement dit, aux yeux du Mouvement européen, la Convention européenne des droits de l’homme a pour but principal de garantir le respect effectif de droits déjà énoncés.

La partie substantielle de la Convention ne comporte ainsi que deux dispositions garantissant un nombre minimal de droits « civils et politiques », simplement énumérés aux articles 1 et 2, tandis que les articles 5 et 6 prévoient que les Etats parties ne sont tenus de garantir ces droits que dans la mesure où ils l’étaient aussi au niveau interne au moment de l’entrée en vigueur de la Convention, et ce jusqu’à la conclusion d’un

« Accord Supplémentaire » définissant de manière plus précise les droits de l’homme protégés par la Convention. Cette solution en deux phases constitue en réalité un compromis entre « civil lawyers », partisans d’un texte bref laissant le soin à un organe judiciaire d’établir une jurisprudence, et « common lawyers », attachés, pour singulier que cela puisse paraître a priori, à la rédaction de dispositions très détaillées comme préalable à toute discussion relative à la mise en œuvre85. Il est possible d’y voir une

82 MOUVEMENT EUROPÉEN, Convention. La version anglaise fut reprise intégralement dans EUROPEAN MOVEMENT, pp. 111-128 et 184-198, tandis que le projet de Convention seul fut aussi publié dans TP, vol. I, pp. 297-321.

83 SIMPSON, Rights, p. 660. Teitgen et Dehousse semblent toutefois avoir également joué un rôle important lors de la rédaction (BATES, p. 52).

84 La crainte s’avéra fondée comme on le sait, puisque les Pactes ne furent adoptés qu’en 1966, soit près de 20 ans plus tard, sans mécanismes de protection comparables.

85 MOUVEMENT EUROPÉEN, Convention, pp. 14-16. Voir également SIMPSON, Rights, pp. 658 ss. Les positions semblent avoir été comme interverties tout au long du processus d’élaboration de la Convention. En réalité, cette dimension des travaux tend à démontrer que les traditions se ressemblent plus qu’il n’y paraît : les déclarations françaises des droits n’ont jamais pris la forme de codes détaillés et exhaustifs – une chimère –, et les

« common lawyers » cherchent à canaliser l’œuvre du juge, pourtant censée servir de référence (à ce sujet, voir aussi infra, n. 158). Les Britanniques ne s’exprimaient pas d’une même voix : par exemple, BARRINGTON, p. 42, affirma – lui-même était un éminent juriste – que le courant favorable à des droits « décrits très brièvement » puis explicités par des décisions judiciaires, comme serait développée « une sorte de common law dans ce

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victoire de la conception continentale, défavorable aux dispositions détaillées, même si la protection offerte par la Convention s’en trouve provisoirement réduite à son expression la plus simple : la conservation de l’acquis national et l’exclusion de tout développement au niveau international86. L’idée d’un code « précis et uniforme » est remise à plus tard. Même si aucun délai n’est spécifié, il n’en reste pas moins que le Mouvement européen envisage à terme, comme solution définitive, qu’une

« jurisprudence européenne » des droits de l’homme puisse être « accumulée » sur la base de l’accord supplémentaire (p. 15). A cet égard, le projet mis au point immédiatement après la rencontre de Bruxelles semble plus explicite encore, puisque les juristes du Mouvement constatent qu’il est « impossible to define with legal precision » les droits à garantir, de sorte que « the Court will necessarily have to build up for itself a system of international case law (jurisprudence) »87. Au final, la controverse ne fut que repoussée à des débats ultérieurs, tenus quelques mois plus tard au sein du Conseil de l’Europe. Quant au projet de statuts, proche du texte établi par la Section juridique sous la présidence de Jean Drapier, il établit les règles d’organisation et de procédure et a le mérite d’alléger la Convention. Son article 31 let. a se borne à renvoyer à la Convention pour ce qui concerne la « juridiction de la Cour ».

Comme chez Lauterpacht, l’intérêt du projet de Convention réside donc essentiellement dans sa seconde partie, dédiée au mécanisme de mise en œuvre (articles 7 à 15). Pour notre étude, les dispositions suivantes sont particulièrement pertinentes :

« Article 7

a) Tout Etat partie à cette Convention, toute personne physique et toute personne morale, aura sur le territoire d’un Etat partie à cette Convention le droit de déférer au Conseil de l’Europe toute violation de la Ière Partie de cette Convention.

[…]

Article 13

a) La Cour aura compétence pour déterminer tous les cas de violation de la Ière Partie de la présente Convention, issus d’actes exécutifs, législatifs ou judiciaires.

b) La Cour pourra prescrire des mesures de réparation, ou requérir de l’Etat intéressé des mesures pénales ou administratives contre toute personne responsable de la violation, ou l’annulation, la suspension ou l’amendement de la décision incriminée. »

Par rapport au texte provisoire présenté et adopté à Bruxelles, l’exigence du domicile ou de la nationalité pour bénéficier de la qualité de requérant individuel disparaît, le recours étant ouvert à « toute personne », physique ou morale, se trouvant sur le territoire88. En ce qui concerne l’objet de la requête, la notion de « voies de fait » est abandonnée. Pour le surplus, soit concernant la question de savoir si seule la victime d’une éventuelle violation est habilitée à s’adresser à la Cour, celle du contrôle éventuel

domaine », prévalut au sein de la Section juridique. Lauterpacht, professeur britannique d’adoption, mettait lui aussi au second plan la question de la définition des droits (SIMPSON, Genesis, p. 56 ; voir supra, nos 32 ss).

86 Pour le Mouvement européen, les constitutions des Etats démocratiques européens faisaient figure d’étalon. En d’autres termes, maintenir les droits garantis revenait à assurer une protection particulièrement élevée.

L’objectif consistait donc avant tout à construire un garde-fou contre la résurgence du totalitarisme. L’article 6 let. b prévoit d’ailleurs qu’à l’inverse, tout renforcement de la protection au niveau interne, par exemple par la consécration d’un nouveau droit garanti à l’article 1 de la Convention, se voit immédiatement protégé au niveau international.

87 Texte cité par SIMPSON, Rights, p. 658.

88 L’article 7 doit se lire conjointement avec l’article 1, à teneur duquel « Tout Etat partie à cette Convention garantira à toute personne sur son territoire » les droits énumérés aux lettres a à k et à l’article 2.

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d’actes normatifs ou encore celle des pouvoirs de la Cour, le projet ne marque aucune évolution par rapport aux principes arrêtés à Bruxelles, de sorte que nous renvoyons à nos observations à ce sujet89. D’une manière générale, le schéma associant une Commission et une Cour s’inscrit dans la droite ligne des projets précédents, en particulier de Lauterpacht, de l’ONU et d’Alexandre Marc90.

La Commission, chargée de formuler des recommandations aux Etats intéressés en cas de violation, occupe toujours une place centrale (article 10 let. d), comme l’exigence de l’épuisement des voies de recours internes (article 7 let. c ; point 2 de l’Examen des critiques). En revanche, les Etats parties reçoivent le droit de déférer une recommandation de la Commission à la Cour, tandis que les requérants individuels voient leurs espoirs dépendre du pouvoir discrétionnaire de la Commission, « qui pourra refuser cette autorisation sans donner de motif » (article 12 let. c). Le projet introduit donc un déséquilibre favorable aux gouvernements91.

Au printemps 1949, soit tout juste un an après le Congrès de l’Europe, le Mouvement européen disposait d’un projet de Convention européenne des droits de l’homme, centré sur une Commission, une Cour et un droit de recours individuel. Le texte est à la fois idéaliste et conservateur, tant il est vrai que la dimension révolutionnaire d’un système propulsant l’individu au rang d’acteur clé du respect des droits de l’homme en Europe se heurte au caractère minimaliste de la « Charte », limitée à quelques droits fondamentaux protégés par les constitutions nationales. Tout développement au niveau international est proscrit. Le paradoxe tend à se dissiper si l’on prend en compte le fait que les rédacteurs envisagèrent la conclusion d’un accord ultérieur détaillé offrant, par un catalogue de droits, une protection étendue et uniforme.