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L’acceptation des clauses facultatives

La Convention en vigueur, dix Etats européens étaient désormais liés par un traité international les obligeant à reconnaître à quiconque un certain nombre de droits de l’homme : une première révolution. Néanmoins, son avenir dépendait de l’acceptation des deux clauses facultatives212 : soit la Convention resterait tributaire de la bonne volonté des autorités internes, à qui reviendrait dans tous les cas le dernier mot en matière d’interprétation de ses dispositions lors d’un litige, soit elle pourrait donner naissance à un système de contrôle supranational sans équivalent.

Conformément à l’article 25 par. 1 et 4 de la Convention, la Commission ne pourrait exercer pleinement sa compétence que lorsque six Etats parties auraient déclaré la reconnaître213. Or, si la ratification seule paraissait ne pas présenter de réel danger aux yeux des Etats les plus soucieux de maintenir, du moins sur le plan idéologique, une souveraineté nationale sans limite – la démarche du Royaume-Uni en atteste – la question du droit de recours individuel, objet de toutes les passions dès les premières étapes du processus d’élaboration de la Convention, constituait une difficulté politique supplémentaire. Fort heureusement, le nombre de déclarations requises était inférieur au nombre de ratifications : la Commission fut saisie de ses premières requêtes dès 1955, grâce à l’enthousiasme des « petits » Etats214.

Concernant la Cour, les articles 46 par. 1 et 56 de la Convention prévoyaient qu’elle ne serait élue et ne pourrait être saisie avant que huit Etats déclarent reconnaître sa juridiction215. Malheureusement, tous les Etats qui avaient accepté le droit de recours individuel ne reconnurent pas simultanément la juridiction de la Cour. Un phénomène peu surprenant en vérité, puisque l’acheminement de requêtes individuelles par devant un tribunal international constituait le degré ultime d’innovation, autrement dit

211 La Suisse, qui adhéra au Conseil de l’Europe en 1963, ne signa la Convention que neuf ans plus tard, en 1972, avant de la ratifier peu après la France, le 28 novembre 1974 (voir FF 1974 I 1020). Sur les raisons de ce long délai, voir HOTTELIER/MOCK/PUÉCHAVY, pp. 18 ss.

212 ROBERTSON, Convention, p. 163. Sur le processus de ratification et d’acceptation des clauses facultatives, voir en particulier BATES, pp. 133 ss.

213 Les déclarations pouvaient être faites pour une durée déterminée (article 25 par. 2). La majorité des Etats profita de cette possibilité.

214 L’Allemagne faisait figure d’exception, aux côtés de la Suède, de l’Irlande, du Danemark, de l’Islande et de la Belgique, qui accepta le droit de recours individuel le 5 juillet 1955. La première élection de la Commission eut lieu le 18 mai 1954. Voir ROBERTSON, Council, pp. 174 ss ; BATES, pp. 174 ss.

215 Les déclarations pouvaient être faites pour une durée déterminée et sous condition de réciprocité (article 46 par. 2).

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l’atteinte la plus forte aux souverainetés nationales216. L’installation de la Cour fut retardée de plusieurs années : la première élection eut lieu le 21 janvier 1959217.

Le requérant individuel fit son entrée devant la Commission en 1955, laquelle eut à connaître dès les premières requêtes de problèmes relatifs à la qualité de victime218. La création de la Cour ouvrit la porte à un règlement judiciaire des litiges : même si, devant celle-ci, le rôle de l’individu était pour ainsi dire inexistant à teneur de la Convention, l’attention pouvait désormais se focaliser sur la Commission et la Cour.

Des Etats encore réticents, comme le Royaume-Uni, la France et l’Italie, l’on pouvait espérer l’acceptation progressive des clauses facultatives219, tandis que l’admission de nouveaux membres au sein du Conseil de l’Europe permettrait, une fois ceux-ci liés par la Convention, d’alimenter la jurisprudence et de mettre un plus grand nombre d’européens au bénéfice de la protection internationale des droits de l’homme.

III. L’élargissement du Conseil de l’Europe

De dix membres fondateurs en 1949, le Conseil de l’Europe s’élargit progressivement, tant à d’autres petits, voire micro-Etats démocratiques220, qu’à des Etats plus importants comme le Portugal ou l’Espagne, après l’avènement de régimes démocratiques dans ces deux derniers cas. En 1988, le Conseil de l’Europe comptait 22 membres et rassemblait la quasi-totalité des Etats ouest-européens.

A l’origine, l’adhésion à l’organisation n’impliquait pas l’obligation de ratifier la Convention. Par la pratique, la ratification obligatoire devint progressivement la règle, si bien que l’admission de tout nouveau membre, dès les années 1970, avait pour conséquence de mettre de nouvelles populations au bénéfice de la protection de la Convention et de ses instances221.

La chute de l’URSS accéléra le processus de manière impressionnante : tandis que le nombre de membres du Conseil de l’Europe et d’Etats parties à la Convention avait doublé une première fois en 40 ans, il doubla une nouvelle fois en moins de 20 ans, tout comme la population placée sous la juridiction de la Cour, qui passa de 450 à 820 millions d’européens environ. Cette évolution, qui en toute logique entraîna notamment une forte hausse du nombre de requêtes individuelles adressées à la Commission, puis à la Cour, soulève aujourd’hui encore des questions fondamentales. D’abord, la

« menace communiste » était l’une des raisons ayant présidé à la création rapide du Conseil de l’Europe en 1949. Cet incitatif, pour les Etats ouest-européens, n’existe plus,

216 La Belgique, le Danemark, l’Allemagne et l’Irlande firent des déclarations conjointes. A l’inverse, les Pays-Bas acceptèrent dans un premier temps la juridiction de la Cour sans reconnaître le droit de recours individuel, suivant une logique de coopération strictement interétatique.

217 Le Luxembourg, l’Autriche et l’Islande acceptèrent de reconnaître la juridiction de la Cour en 1958. Voir ROBERTSON, Council, pp. 179 ss.

218 Voir par exemple les références citées infra, nos 676 et 840.

219 Après l’entrée en vigueur de la Convention, l’Assemblée consultative adopta notamment une recommandation, présentée par Teitgen au nom de la Commission des questions juridiques et administratives, invitant les Etats à faire les déclarations prévues aux articles 25 et 46 de la Convention (Recommandation no 52, Doc. 205 ; Assemblée consultative, Compte rendu des débats, 5e session ordinaire, 22e séance, 24 septembre 1953, pp. 610 ss). Sur la « politique » des organes de contrôle dans les premières années, voir infra, n. 311.

220 L’Autriche, Chypre, la Suisse, Malte, le Liechtenstein, Saint-Marin ou encore Andorre et enfin Monaco, plus récemment.

221 BENOÎT-ROHMER/KLEBES, pp. 27 ss.

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même si les tensions entre ceux-ci et la Russie, en particulier, ont fortement augmenté récemment222. Par ailleurs, l’ampleur de l’élargissement à l’Est223 – un processus politique par définition déconnecté des missions de la Commission et de la Cour – souleva de vives critiques : d’aucuns estimèrent que l’appréciation des standards minimaux censés s’imposer aux candidats avait manqué de rigueur, ce qui aurait eu pour effet d’affaiblir la crédibilité du système européen dans son ensemble224. Enfin, et dans le même temps, la Cour doit répondre aux attentes croissantes des requérants dans les pays ouest-européens, qui, pour connaître un nombre inférieur de difficultés d’ordre systémique, sont malgré tout régulièrement mis en cause devant elle avec succès.

En définitive, l’élargissement du Conseil de l’Europe et du nombre d’Etats parties à la Convention joua à n’en point douter un rôle de catalyseur du développement du système de la Convention225. L’admission des nouvelles républiques de l’Est au sein de l’Europe de Strasbourg après l’effondrement de l’URSS est à considérer comme un pari à long terme226. En tout état de cause, l’élargissement constitue aujourd’hui encore, à l’approche – hypothétique – de l’adhésion de l’Union européenne, et ce, malgré les réformes accomplies depuis les années 1990, un véritable défi pour l’avenir de la Convention européenne des droits de l’homme.

IV. La position du requérant individuel

Une fois la Cour installée, la question de savoir quel rôle le requérant individuel serait amené à jouer devant elle se posa dès la première affaire qu’elle eut à traiter. S’il ne s’agissait certes pas d’une problématique liée directement à l’interprétation des catégories de requérants individuels ou de la notion de victime, la réponse qu’apporterait la Cour aurait nécessairement une influence marquée sur la portée du droit de recours individuel. A cet égard, l’attitude de la Commission et de la Cour, confrontées à un texte conventionnel a priori sans issue, fut déterminante (A). D’abord vivement contestée, la pratique favorable au requérant individuel qu’elles développèrent fut finalement codifiée, donc officiellement admise par les Etats, trois décennies plus tard (B).

222 Privée de ses droits de vote à l’Assemblée parlementaire à la suite de l’annexion de la Crimée, la Russie a annoncé début 2015 qu’elle ne participerait plus à ses travaux. Moscou a d’ailleurs menacé, à plusieurs reprises, de se retirer du Conseil de l’Europe. Le conflit avec l’Ukraine, soutenue par les Etats ouest-occidentaux, est l’un des facteurs à l’origine de ces nouvelles tensions Est-Ouest. La Douma a par ailleurs souhaité faire primer les décisions de la Cour constitutionnelle de Russie sur celles de la Cour européenne des droits de l’homme.

223 Outre les pays d’Europe centrale et baltes devenus indépendants, le Conseil de l’Europe accueillit ceux d’ex-Yougoslavie, du Caucase ainsi que la Russie.

224 GREER, pp. 29 s. et les références citées n. 92. Sur les étapes les plus récentes de l’élargissement du Conseil de l’Europe, voir en particulier WASSENBERG, pp. 406 ss, 454 ss et 515 ss ; BATES, pp. 445 ss.

225 BATES, p. 394.

226 La seule question pertinente à ce propos est celle de savoir si les droits de l’homme, la démocratie et l’Etat de droit, et plus concrètement les conditions de vie de la population, dans un pays qui ne respecte manifestement pas les standards européens, comme la Russie par exemple, se trouveraient renforcés par une sortie du Conseil de l’Europe. A notre avis, la réponse est forcément négative : tout doit donc être tenté pour poursuivre le dialogue. Au sujet de la Convention en Europe de l’Est, voir la synthèse réalisée par GREER, pp. 105 ss, sur la base de différentes études.

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