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Aperçu des conditions de recevabilité

C. La terminologie

II. Aperçu des conditions de recevabilité

Les conditions de l’article 35 sont bien entendu cumulatives et forment un ensemble hétérogène d’exigences de nature très diverse. La doctrine tente souvent de regrouper les conditions en catégories. Certaines conditions sont présentées comme ayant trait à la procédure ou étant purement formelles, tandis que d’autres touchent à la compétence de la Cour plutôt qu’à la « recevabilité au sens étroit du terme »502. Comme nous le relevions plus haut, la qualité pour agir et en particulier la qualité de victime font, ainsi, le plus souvent l’objet d’un examen séparé sous l’angle de l’article 34.

Des conditions de recevabilité peuvent être qualifiées de matérielles ou comme comportant une dimension matérielle, dans la mesure où elles concernent le fond du litige. S’agissant précisément de l’objet de notre étude, ce n’est pas le cas de la qualité de requérant : déterminer si un individu ou une organisation fait partie de l’une des catégories de demandeurs n’implique en principe pas de débordement sur des problématiques liées au fond. En revanche, la qualité de victime, dans la mesure où elle suppose une forme d’atteinte portant préjudice, soulève régulièrement des questions allant au-delà de la forme ou de la procédure503. De ce fait, la frontière peut s’avérer délicate à tracer504. C’est aussi le cas, a fortiori, de l’exigence d’un « préjudice important ». La doctrine classe encore d’autres exigences dans cette catégorie des conditions matérielles505.

Constitue l’exemple type de la condition de recevabilité relative au fond l’absence de défaut manifeste de fondement. A son propos, la Commission a très tôt admis qu’il s’agissait d’une « extension inhabituelle du concept de recevabilité »506. Le vocabulaire adopté lors des travaux préparatoires atteste d’ailleurs de la volonté de distinguer, d’une part, l’irrecevabilité au sens strict, c’est-à-dire un problème de forme ou de procédure (voire de compétence, sauf à admettre qu’il s’agisse d’une catégorie distincte), et, d’autre part, la notion de défaut manifeste de fondement, relative au fond507. L’ancienne Cour a emboîté le pas de la Commission, estimant se trouver face à

500 C’était déjà le cas du paragraphe 3 de l’article 27. Voir TRECHSEL, p. 641. ROGGE, Art. 27, no 125, estime au contraire que le texte a gagné ainsi en clarté.

501 L’article 27 par. 2 avait à l’origine la teneur suivante : « shall consider inadmissible » en anglais et « déclare irrecevable » en français. Depuis 1998, le texte en anglais est calqué sur la version française : « shall declare inadmissible ».

502 Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, 8 mars 2006, §§ 67 s. La Cour elle-même opère cette distinction, s’agissant en l’espèce d’une question de compatibilité ratione temporis, mais en citant également à titre d’exemples des cas d’incompatibilité ratione materiae et ratione personae et sa jurisprudence relative au délai de six mois. Voir aussi Guide pratique, partie II. Sur la portée de cet arrêt de Grande Chambre, voir infra, no 330.

503 GREER, pp. 144 ss ; VILLIGER, nos 149 ss.

504 Voir aussi infra, no 327.

505 GREER, pp. 144 ss (l’interdiction des requêtes déjà examinées par la Cour) ; TRECHSEL, p. 622 (la compatibilité ratione materiae et l’interdiction de la requête abusive) ; VILLIGER, nos 88 ss (la compatibilité ratione materiae) ; GRABENWARTER/PABEL, pp. 86 ss (toutes les conditions de l’article 35 par. 2 et 3) ; ROGGE, Art. 27, nos 89 ss (la compatibilité ratione materiae). Les deux paragraphes de l’article 35 de la Convention mélangent conditions formelles et matérielles.

506 De Becker c. Belgique (déc.), no 214/56, 9 juin 1958, pp. 253 ss.

507 ROGGE, Art. 27, no 3. Voir supra, nos 124 et 135.

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« une exception dont la Commission doit connaître avant de statuer sur la recevabilité » et allant jusqu’à affirmer que « la distinction entre défaut manifeste de fondement et absence de violation est dénuée d’intérêt »508. Cette appréciation paraît aujourd’hui inexacte : s’il n’y avait « aucun intérêt » à distinguer les deux concepts, pourquoi donc ne pas rendre exclusivement des arrêts de non-violation lorsque toutes les autres conditions de recevabilité sont remplies ? En réalité, distinction il y a, et son importance est loin d’être seulement théorique. Replacée dans son contexte, celui de l’ancien système de contrôle bicéphale, cette courte phrase rappelait simplement que la Cour avait pour tâche de rendre essentiellement des arrêts définitifs sur le fond. Elle indique aussi que l’irrecevabilité pour défaut manifeste de fondement d’un grief peut donner lieu à de longs raisonnements juridiques touchant au fond, semblables à ceux qui aboutissent à un constat de non-violation509.

Les catégories d’irrecevabilités se recoupent donc largement car les frontières séparant les conditions entre elles, et la recevabilité de l’examen au fond, sont particulièrement floues comme en atteste la pratique de la Cour510. En définitive, il n’est donc pas surprenant qu’il existe autant de modèles que d’auteurs, même si la doctrine tend la plupart du temps à prendre comme point de départ le triptyque évoqué précédemment – forme (ou procédure), compétence, fond –, fait sien par le greffe dans son Guide pratique511.

Quelle que soit la condition, son appellation et sa présentation, la sanction est la même pour tout grief qui ne satisfait pas à l’une des exigences prévues à l’article 35 de la Convention : il est frappé d’irrecevabilité. Il s’agit là, à notre sens, d’un élément difficilement contestable – une conséquence juridique identique – permettant d’affirmer que les conditions de recevabilité présentent, de ce point de vue, une unité certaine et forment un ensemble indivisible qui mérite une approche globale épurée de toute distinction sans réelle importance pratique. Sans doute convient-il donc plutôt de parler de « filtrage » des requêtes, comme c’est le cas de plus en plus fréquemment tant au sein de la Cour qu’en doctrine512. Il reste malgré tout inconcevable de pouvoir se passer complètement du terme « recevabilité », par exemple pour désigner l’une ou l’autre condition de l’article 35 ou tout simplement la décision de la Cour sur un grief donné.

Son utilisation peut prêter à confusion auprès des requérants dans la mesure où il est souvent associé, dans leur esprit, aux qualités purement formelles de leur dossier. Sur ce point, l’effort de pédagogie et de transparence, qui incombe tant au greffe qu’aux représentants, doit donc être poursuivi.

508 Airey c. Irlande, no 6289/73, 9 octobre 1979, § 18.

509 Voir infra, nos 327 s.

510 FLAUSS, Pouvoir, p. 62, n. 14, et pp. 75 ss ; PICARD, p. 613. En particulier, il n’existe pas de distinction claire entre compétence et recevabilité. Elle est sans portée pratique, hormis peut-être lorsqu’il s’agit d’examiner une question de recevabilité d’office (voir infra, no 330).

511 Pour différents modèles de présentation des conditions de recevabilité en général, voir par exemple AUER/MALINVERNI/HOTTELIER, vol. I, nos2389 SS ;REID, Guide, nos I-031 ss ; LEACH, nos 4.01 ss ;MORAWA et al., pp. 103 ss ;GRABENWARTER/PABEL, pp. 57 ss ; SUDRE, Droit, nos 191 ss ; RENUCCI, nos 1021 ss et 1040 ss ; ROUBLOT, pp. 64 ss ; VAN DIJKet al., Convention, pp. 51 ss et 121 ss ; VILLIGER, nos 85 ss ; MEYER-LADEWIG/PETERS ; SCHÄFER, Art. 35 ; SCHABAS, pp. 753 ss ; ROGGE, Art. 27.

512 L’étape du « filtrage » est d’autant plus importante qu’elle peut se comprendre comme visant non seulement les requêtes irrecevables quant à la forme ou quant au fond, mais aussi les requêtes recevables, bien fondées, mais répétitives et traitées par des comités de trois juges (voir par exemple COSTA Jean-Paul, « Préface », in : Dourneau-Josette Pascal/Lambert Abdelgawad Elisabeth (édit.), Quel filtrage des requêtes par la Cour européenne des droits de l’homme ?, Strasbourg 2011, pp. 7-9, 8 s.). Le filtre de la Cour ne devrait donc retenir à l’attention des chambres et de la Grande Chambre que les requêtes recevables, bien fondées ou pas manifestement mal fondées, et non répétitives.

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En résumé, les onze conditions de recevabilité513 de la requête individuelle, prévues aux articles 34 et 35 de la Convention, peuvent se présenter schématiquement comme suit :

513 Il va sans dire que la manière de regrouper, de catégoriser et de compter les conditions et sous-conditions est sans pertinence d’un point de vue juridique. A ce sujet, voir infra, Chapitre 3.

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Requête non anonyme (1) Requête non abusive (2)

• qu’une requête précédemment examinée par la Cour

• qu’une requête déjà soumise à une autre instance internationale Requête pas essentiellement la même (3)

• ratione personae (4)

• quant au demandeur (qualité pour agir) : qualité de requérant et qualité de victime

• quant au défendeur : responsabilité, imputabilité

• ratione materiae (5)

• ratione temporis (6)

• ratione loci (7)

Compatibilité avec les dispositions de la Convention ou de ses protocoles

Délai de six mois (quatre mois à l’entrée en vigueur du Protocole no15) (8) Epuisement des voies de recours internes (9)

Préjudice important (10)

Absence de défaut manifeste de fondement (11)

Chapitre 3 L’examen de la recevabilité

Les onze conditions dont nous avons dressé la liste sont interprétées et appliquées par la Cour au quotidien. La recevabilité constitue une phase cruciale de la procédure, puisque plus de 95 % des requêtes sont déclarées irrecevables et qu’une requête recevable peut ne l’être que partiellement, étant entendu que la question de la recevabilité se pose pour chaque grief. Pour ces raisons déjà, mais aussi et surtout parce que la qualité pour agir est l’une des causes potentielles d’irrecevabilité, il est nécessaire de s’interroger sur les méthodes de la Cour (I). Nous préciserons alors quelles sont les formations judiciaires de la Cour susceptibles d’être concernées par la recevabilité et le cas échéant dans quelle mesure (II), avant d’aborder, brièvement, quelques aspects choisis de la procédure devant la Cour (III).

I. La méthodologie

« Les observations méthodologiques abondent […] sous la plume de la Cour. Ce n’est pas à dire pour autant que les juges de Strasbourg partagent une conception légaliste des directives qu’ils adoptent : celles-ci forment plutôt comme un clavier aux multiples accents dont ils se servent avec souplesse au gré des nécessités. »514 Ce mot du professeur Ost, au sujet des méthodes d’interprétation, résume parfaitement, à notre sens, la manière dont la Cour procède lorsqu’elle examine la recevabilité des requêtes individuelles dont elle est saisie. Nous nous intéresserons ci-après, autant que possible, aux pratiques et stratégies internes (A) ainsi qu’à la problématique du relevé d’office des motifs d’irrecevabilité (B).

A. Les pratiques et stratégies internes

Il s’avère bien difficile, pour le chercheur, de rendre compte des méthodes de la Cour, et ce, pour une raison fort simple : les pratiques internes et le fonctionnement précis des outils à disposition du greffe sont marqués du sceau de la confidentialité. La doctrine doit donc se contenter de traiter de l’organisation ou de la procédure, sans pouvoir appréhender, de manière plus précise, le mode opératoire des juristes du greffe, confrontés, plus de neuf fois sur dix, à des griefs irrecevables515. En découle un sentiment de frustration légitime souvent partagé par les requérants et leurs conseils, en raison notamment de l’absence de motivation des décisions de recevabilité rendues par les juges uniques516.

514 OST, p. 409.

515 FLAUSS, Pouvoir, p. 62, n. 11, s’est étonné qu’un ouvrage de 564 pages dédié aux pratiques internes de la Cour (voir EUDES,Pratique) passe totalement à côté de la question, mais peut-on pour autant en tenir rigueur à l’auteur ? Peut-être le titre et certains sous-titres peuvent-ils, en effet, prêter à confusion, car l’expression

« pratiques judiciaires » est nécessairement polysémique. Le règlement de la Cour est muet : il ne peut s’agir que de directives internes.

516 La qualité du travail du greffe n’est pas en cause, mais plutôt le ton bureaucratique de la « formule globale » des lettres-type envoyées par dizaines de milliers chaque année pour la totalité des décisions de juge unique, y compris de radiation (consulter avant tout SCHAHMANECHE Aurélia, La motivation des décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, Paris 2014, nos 77 ss et les références citées). A la décharge de la Cour, il faut admettre qu’il lui serait matériellement impossible, à ce jour, de motiver en détail autant de décisions.

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La doctrine est cependant libre d’évoquer certaines hypothèses, par exemple pour ce qui concerne l’ordre dans lequel les motifs d’irrecevabilité devraient être passés en revue517. L’on pourrait être tenté en effet, à première vue, de proposer que la Cour cherche d’abord à établir sa compétence et donc à examiner le respect des quatre conditions y relatives : priorité pourrait même être donnée, en toute logique, à la qualité pour agir, puisqu’elle définit le cercle des personnes habilitées à saisir la Cour518. Elle pourrait ensuite se pencher sur les vices de forme évidents (anonymat, délai) – voire les traiter en priorité pour des raisons pratiques, une thèse que le durcissement récent des formalités liées à l’introduction de l’instance semble corroborer519. Enfin, elle passerait en revue les autres conditions de recevabilité, et en dernier lieu seulement les motifs touchant au fond.

Cela étant, le principe de l’économie des moyens laisse plutôt à penser que le juge européen et ses collaborateurs, constamment surchargés, se concentreront d’emblée, dans la majeure partie des cas, sur la ou les conditions posant manifestement problème.

L’examen aboutira à un rejet du grief ou de la requête sans qu’il soit nécessaire de procéder à de trop longues lectures, discussions et explications. Il paraît donc peu réaliste d’imaginer imposer le suivi systématique d’une même feuille de route pour chaque affaire.

La Cour semble ainsi devoir disposer, inévitablement, d’un pouvoir quasi discrétionnaire lui permettant d’élaborer les stratégies de son choix520. Premièrement, elle peut tout simplement décider de laisser une question ouverte, dans la mesure où, en tout état de cause, une réponse n’est selon elle pas nécessaire à la résolution du litige521. Deuxièmement, il lui est loisible d’adapter son approche aux circonstances particulières d’affaires souvent complexes – elle le fait très fréquemment –, en décidant

Idéalement, il pourrait être utile malgré tout, à moyen terme, d’indiquer au moins le motif retenu, ne serait-ce que sous la forme d’une phrase-type propre à chaque condition et pas nécessairement lorsque la requête est fantaisiste ou confuse (la formule a d’ailleurs été élaborée à l’origine pour faire face à ce cas de figure : VILLIGER, no 156 ; ROGGE, Art. 27, no 109). En effet, en l’état, un dossier bien construit, soigneusement étayé et remplissant toutes les conditions de recevabilité à l’exception d’une seule sera traité de la même manière – la lettre-décision – qu’une requête incompréhensible ne respectant que la moitié des exigences des articles 34 et 35. Début 2015, la Cour s’est déclarée prête à donner suite à cette demande lorsque le problème de l’arriéré de requêtes serait résolu. La Déclaration de Bruxelles, p. 4, no 1, let. c, disponible sur www.coe.int/t/dghl/

standardsetting/cddh/reformechr/Declaration_Bruxelles_FR.pdf (consulté le 24 avril 2017), l’y invite dès janvier 2016. Début 2016, le président Raimondi a confirmé que ce changement de pratique devait intervenir en 2016.

Finalement, il semble avoir été repoussé au printemps 2017.

517 Il est inutile de vouloir s’en tenir à l’article 35 de la Convention, qui ne permet pas une approche logique.

518 FLAUSS, Pouvoir, p. 62. Voir aussi PICARD, p. 613 ; CONSEIL DE L’EUROPE, Requête, pp. 9 s. L’ancien président Costa est d’avis qu’il est par exemple « plus naturel de statuer sur le statut de victime des requérants avant de décider s’ils ont épuisé les recours internes ». Il se fonde sur une interprétation systématique de la Convention, l’article 34 précédant l’article 35, tout en reconnaissant que l’argument « n’est pas péremptoire » (Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, 26 juin 2012, opinion en partie dissidente du juge Costa). En pratique, il peut néanmoins s’avérer plus simple de rejeter une requête pour défaut d’épuisement des voies de recours internes lorsque cela ne fait aucun doute tandis que le requérant était a priori « victime », certes prématurément en raison de la possibilité qu’auraient eu les juridictions nationales d’intervenir si elles avaient été saisies valablement (voir infra, Titre V, Chapitre 6). Voir aussi infra, no 661.

519 Voir supra, n. 285.

520 FLAUSS, Pouvoir, p. 62. L’ancien président Costa a lui-même admis qu’il n’existait « aucune hiérarchie rigide » (Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, 26 juin 2012, opinion en partie dissidente du juge Costa).

521 Pour des exemples concernant la qualité pour agir, voir Occhetto c. Italie (déc.), no 14507/07, 12 novembre 2013, § 41 ; Syssoyeva et autres c. Lettonie (radiation) [GC], no 60654/00, 15 janvier 2007, § 96. Un autre exemple classique d’usage intensif de cette technique de type « à supposer que » concerne les affaires dans lesquelles se pose la question de la définition du début de la vie (voir infra, nos 393 ss).

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121 de joindre une question de recevabilité à l’examen au fond du grief concerné522. Troisièmement, elle peut choisir aussi de rendre une décision d’irrecevabilité sur le fond plutôt qu’un arrêt de non-violation, alors même que le grief en cause est tout sauf

« manifestement » mal fondé, et que la décision s’apparente alors à un arrêt523. Enfin, une irrecevabilité peut permettre d’éviter un débat délicat quant au fond, tandis qu’à l’inverse, une décision de recevabilité, même dans des cas limites, peut permettre aux juges européens de clarifier immédiatement la situation juridique sur le fond, sans attendre d’être saisis d’une nouvelle affaire similaire cette fois-ci clairement recevable524. Comme les autres, cette dernière tactique judiciaire n’est pas propre à la Cour européenne : elle prête le flanc à la critique par le peu de rigueur qu’elle implique forcément, donc par les brèches qu’elle peut ouvrir dans la sécurité juridique.

On relèvera en particulier, au titre de l’examen de la recevabilité, l’importance acquise par la condition du défaut manifeste de fondement. La liberté d’appréciation qu’elle ménage à la Cour en fait son terrain de prédilection : la majeure partie des griefs déclarés irrecevables le sont pour ce motif525. A l’inverse, la qualité pour agir et en particulier la qualité de victime, parfois perçue à l’origine comme la condition la plus importante526, pose de nos jours de délicats problèmes juridiques, et ce dans un nombre d’affaires non négligeable, compte tenu de ses différentes facettes. D’un point de vue quantitatif, il ne s’agit toutefois pas de l’un des motifs d’irrecevabilité qui occupent le plus régulièrement la Cour, loin s’en faut527. La condition du défaut manifeste de

522 TRECHSEL, pp. 632 s., qui souligne, s’agissant de la compatibilité ratione materiae, que ce procédé doit être réservé aux cas limites, sans quoi il reviendrait à éluder les règles sur la recevabilité. Pour des exemples relatifs à la qualité pour agir, voir Petrović c. Serbie, no 40485/08, 15 juillet 2014, §§ 65 et 78 ss ; De Souza Ribeiro c. proportionnalité d’une ingérence ou sur l’adéquation d’une mesure positive. Voir aussi FLAUSS, Pouvoir, p. 72 et les références citées n. 45, qui relève aussi une certaine confusion dans le langage de la Cour, entre l’absence de violation et le défaut manifeste de fondement, les deux éléments étant parfois réunis dans la même phrase ou le dernier paragraphe de la décision. CANEVASCINI, p. 11, n’a pas tort d’affirmer que la distinction entre un grief manifestement mal fondé et un grief mal fondé mais pas manifestement est « l’un des plus épais mystères du droit de la Convention européenne des droits de l’homme ». HOTTELIER, Rapport, pp. 502 ss, à l’exemple d’un cas d’école, l’affaire Dahlab c. Suisse (déc.), no 42393/98, 15 février 2001, avance certaines des raisons pour lesquelles la Cour peut préférer la décision d’irrecevabilité à l’arrêt de non-violation : les opinions séparées ne sont pas admises (article 45 par. 2 a contrario), un renvoi devant la Grande Chambre n’est pas possible (article 43 par. 1 a contrario), et le message est particulièrement clair, tant pour les gouvernements que pour d’éventuels futurs requérants, dont les requêtes similaires connaîtront le même sort, et certainement devant un juge unique appliquant les principes retenus précédemment par les formations plus solennelles.

524 Pour deux exemples, voir Ouardiri c. Suisse (déc.), no 65840/09, 26 juin 2011 (l’irrecevabilité a évité un débat juridico-politique particulièrement délicat en Suisse), et S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, 1 juillet 2014 (le constat de non-violation, à l’issue d’un contrôle abstrait de la loi, a coupé court à toute nouvelle procédure). Sur ces affaires importantes sous l’angle de la qualité de victime, voire infra, nos 894 ss.

525 Selon des chiffres fournis par le greffe de la Cour le 6 mars 2017, 61 % des requêtes attribuées à un juge unique ont été déclarées irrecevables pour ce motif en 2016. L’épuisement des voies de recours internes demeure le deuxième motif le plus important quantitativement (19 %), suivi par le non-respect du délai de six mois (11 %). Voir aussi GREER, pp. 146 s. et 174 ; HOTTELIER, Rapport, pp. 508 s. ; SCHÄFER, Art. 35, no 118 ;

525 Selon des chiffres fournis par le greffe de la Cour le 6 mars 2017, 61 % des requêtes attribuées à un juge unique ont été déclarées irrecevables pour ce motif en 2016. L’épuisement des voies de recours internes demeure le deuxième motif le plus important quantitativement (19 %), suivi par le non-respect du délai de six mois (11 %). Voir aussi GREER, pp. 146 s. et 174 ; HOTTELIER, Rapport, pp. 508 s. ; SCHÄFER, Art. 35, no 118 ;