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La qualité pour agir et l’article 34 de la Convention

Si l’article 34 de la Convention constitue le siège de la matière concernant la qualité pour agir devant la Cour, cette disposition comporte deux autres dimensions importantes qu’il convient de mettre en évidence.

Premièrement, si les conditions relatives à la personne du requérant, c’est-à-dire au demandeur, découlent de cette disposition, encore faut-il, aux termes de l’article 34 de la Convention, que la violation alléguée soit le fait de « l’une des Hautes Parties contractantes » au moins, le défendeur. Cette exigence liée à la recevabilité soulève en elle-même des questions de droit d’un intérêt certain et actuel, qu’il s’agisse en particulier de la jurisprudence relative à l’Union européenne ou des conséquences d’une possible adhésion de cette organisation à la Convention354.

Deuxièmement, il convient de mentionner la seconde phrase de l’article 34 de la Convention, dont la teneur est la suivante : « Les Hautes Parties contractantes s’engagent à n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace de ce droit. » Le principe, érigé en véritable garantie de procédure, a pour but d’éviter que le droit de recours individuel ne soit vidé de sa substance par le comportement d’Etats parties qui succomberaient à la tentation d’abuser de leur position de force face aux requérants

351 Voir le Tableau des requêtes interétatiques tenu à jour par la Cour, disponible sur www.echr.coe.int/Documents/

InterStates_applications_FRA.pdf (consulté le 24 avril 2017).

352 GREER, p. 24. La quasi-totalité des requêtes interétatiques furent d’ailleurs motivées par des considérations politiques : PREBENSEN, Experience, pp. 449 ss ; VOEFFRAY, pp. 146 ss ; BATES, pp. 264 ss ; GREER, pp. 27 s. ; SCHABAS, pp. 725 ss ;LABAYLE, p. 574 ; LAMBERT ABDELGAWAD, Saisine, pp. 230 ss ; VILLIGER, no 185. Le principe cardinal de non-ingérence supporterait mal la multiplication de recours étatiques concernant des affaires individuelles relatives à des questions procédurales par exemple (article 6) et ne présentant pas d’intérêt particulier au-delà du cas d’espèce, donc a fortiori au-delà des frontières de l’Etat mis en cause.

353 PREBENSEN, Experience, pp. 453 ss, en particulier pp. 459 s. ; VOEFFRAY, pp. 146 ss ; GREER, pp. 24 ss ; LABAYLE, p. 575. Ce dernier auteur mentionne notamment le cas de la Grèce des « colonels », qui se retira du Conseil de l’Europe en 1969. De nos jours, l’évolution de la situation en Russie, qui a fait récemment l’objet d’une condamnation sur la base de la première d’une série de trois requêtes déposées par la Géorgie devant la Cour (voir supra, n. 345), et qui se trouve désormais en conflit avec l’Ukraine après avoir annexé la Crimée (quatre requêtes ont été introduites par l’Ukraine), inquiète et soulève des interrogations concernant sa place au sein de l’Europe de Strasbourg. L’Assemblée parlementaire a récemment privé la délégation russe de ses droits de vote.

Sur ce sujet, voir aussi supra, n. 222. Quoi qu’il en soit, le système de la Convention est démuni face à des actes de guerre.

354 Voir supra, nos 192 ss, et sur les conditions de recevabilité, infra, nos 305 ss. Les autres questions connexes de première importance actuellement ont trait à la responsabilité des Etats et à la notion de « juridiction » (article 1 de la Convention), ainsi qu’à des comportements étatiques découlant de la participation à une organisation internationale (ONU en particulier). Pour des références récentes à la jurisprudence, voir Guide pratique, nos 163 ss.

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89 individuels355. Or, le lien entre la qualité pour agir et la possibilité d’exercer effectivement le droit d’agir est parfois étroit356. Depuis l’arrêt Mamatkoulov et Askarov c. Turquie, la Cour considère, alors même qu’une requête individuelle est dénuée d’effet suspensif et ne peut donc en principe empêcher l’exécution d’un acte juridique entré en force357, qu’une mesure provisoire ordonnée sur la base de l’article 39 de son règlement revêt un caractère obligatoire et que son inobservation emporte violation de l’article 34 de la Convention358. Enfin, un Etat qui ne fournirait pas à la Cour « toutes facilités », soit notamment toutes les informations nécessaires à l’établissement des faits, s’expose à une condamnation sur la base de l’article 38 de la Convention, qui constitue une lex specialis par rapport à l’article 34 in fine359. En résumé, ce volet de l’article 34 de la Convention contribue à permettre à la Cour de donner corps à sa devise, protéger des droits « non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs »360.

III. Les réserves

L’article 57 de la Convention (avant 1998, article 64) permet aux Etats parties de formuler des réserves « au sujet d’une disposition particulière de la Convention », et ce, malgré le caractère objectif des obligations qu’elle contient361. La question se pose de

355 Les détenus et autres personnes privées de liberté figurent parmi les requérants dans la position la plus fragile.

Pour deux exemples, voir Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, 8 juillet 2004, §§ 475 ss (violation) ; Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, 12 mai 2005, §§ 197 ss (non-violation). Voir aussi, sous l’empire de l’ancien article 25, Akdivar et autres c. Turquie, no 21893/93, 19 septembre 1996, §§ 100 ss. Sur cette question, lire en priorité LAMBERT ABDELGAWAD Elisabeth (édit.), Preventing and sanctioning hindrances to the right of individual petition before the European Court of Human Rights, Cambridge 2011. Pour un aperçu, voir LEACH, nos 5.53 ss ; MEYER-LADEWIG/KULICK, Art. 34, nos 46 ss ; SCHÄFER, Art. 34, nos 89 ss ; SCHABAS, pp. 746 ss ; PEUKERT, nos 59 ss ; LAMBERT ABDELGAWAD, Saisine, pp. 219 ss.

356 Voir en particulier Centre de Ressources Juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, 17 juillet 2014, § 112 (possibilité d’agir au nom de la victime, décédée, reconnue à l’association requérante malgré l’absence de procuration, dans la mesure où les autorités ont manqué à leur obligation de désigner à la victime un représentant légal de son vivant) : « Permettre à l’Etat défendeur d’échapper […] à sa responsabilité serait incompatible avec l’esprit général de la Convention et avec l’obligation que l’article 34 de la Convention fait aux Hautes Parties contractantes de n’entraver en aucune manière l’exercice effectif du droit d’introduire une requête devant la Cour. ». Concernant cette affaire et la notion de victime, voir notre analyse infra, nos 1133 ss.

357 Chamaïev et autres c. Géorgie et Russie, no 36378/02, 12 avril 2005, § 472. Voir aussiHARRIS/O’BOYLE/WARBRICK, p. 138 ; VILLIGER, no 212 ; MEYER-LADEWIG/KULICK, Art. 34, no 54 ; SCHÄFER, Art. 34, no 99 ; PEUKERT, no 7 ; ROGGE, Art. 34, no 267 ; WYLER, Victime, n. 66.

358 Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, 4 février 2005, §§ 100 ss. La Cour considère en effet que l’exercice effectif du droit de recours individuel est entravé, lorsque, comme en l’espèce, l’éloignement d’un étranger malgré l’indication d’une mesure provisoire de la Cour, l’empêche de vérifier le bien-fondé des allégations du requérant, de risques de mauvais traitements en l’occurrence. Voir en particulier WATTHÉE Sandrine, Les mesures provisoires devant la Cour européenne des droits de l'homme – La protection préventive des droits conventionnels en puissance ?, Bruxelles 2014 ; KRENC Frédéric (édit.), Les mesures Convention, au moment de la résurgence des concepts traditionnels du droit international (voir les articles 2 par. 1 let. d et 19 ss de la Convention de Vienne sur le droit des traités, du 23 mai 1969). Voir supra, no 142.

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savoir dans quelle mesure une réserve pourrait affecter l’article 34. A priori, les termes précités de l’article 57 placent l’ensemble des dispositions de la Convention sur pied d’égalité. Son champ d’application est toutefois clairement limité aux cas dans lesquels

« une loi alors en vigueur […] n’est pas conforme » à une disposition de la Convention.

La Commission et la Cour ont eu l’occasion de trancher cette question, sous l’empire de l’ancien article 25, à la suite de la déclaration de la Turquie du 28 janvier 1987 valant acceptation du droit de recours individuel sous réserve de restrictions – ratione loci et materiae notamment – de la compétence de la Commission. La décision de cette dernière fut sans équivoque : après avoir relevé qu’une réserve pouvait être formulée au plus tard au moment du dépôt de l’instrument de ratification de la Convention et que sa compétence ne pouvait être différente selon le type de requête, étatique ou individuelle, la Commission estima que la Convention ne contenait « aucune base juridique » permettant d’assortir l’acceptation du recours individuel d’une restriction « autre que les limitations temporelles » prévues par l’ancien article 25 par. 2 (accepter le cas échéant le droit de recours pour une durée déterminée seulement)362. Au terme de la même affaire dans l’important arrêt Loizidou c. Turquie363, la Cour souligna la nature

« objective » des obligations conventionnelles et confirma cette décision de la Commission, jugeant que les restrictions dont étaient assorties les déclarations turques n’étaient pas valides. Un constat qui paraît aujourd’hui s’imposer d’autant plus que le droit de recours individuel est obligatoire depuis 1998364.

Même si la question précise d’une éventuelle réserve concernant la qualité pour agir de certains requérants individuels ne s’est jamais posée, la jurisprudence citée ne laisse heureusement planer aucun doute sur la réponse que donnerait la Cour, saisie par hypothèse d’une requête dirigée contre un nouvel Etat partie à la Convention qui aurait entrepris pareille démarche au moment de la ratification365.

IV. La subsidiarité

Aux termes de l’article 1 de la Convention, les Etats parties reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits définis par le traité. L’intitulé de la disposition est clair : ils ont l’« obligation de respecter les droits de l’homme ». Ce principe figure en tête de Convention. Ainsi, les autorités nationales sont « responsables

362 Chrysostomos, Papachrysostomou et Loizidou c. Turquie (déc.), nos 15299/89, 15300/89 et 15318/89, 4 mars 1991, §§ 9 ss.

363 Loizidouc. Turquie (exceptions préliminaires), no 15318/89, 23 mars 1995, §§ 65 ss, et en particulier § 75 :

« Un […] système, qui permettrait aux Etats de tempérer leur consentement par le jeu de[s] clauses facultatives, affaiblirait gravement le rôle de la Commission et de la Cour dans l’exercice de leurs fonctions, mais amoindrirait aussi l’efficacité de la Convention en tant qu’instrument constitutionnel de l’ordre public européen. » Voir aussi SUDRE, Droit, no 45 ; VAN DIJKet al., Convention, pp. 1111 s.

364 Voir la décision Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie (déc.) [GC], no 48787/99, 4 juillet 2001, pp. 18 s., dans laquelle la Cour mentionne notamment cet élément avant d’invalider une réserve territoriale de la Moldova. A propos d’une réserve similaire de l’Azerbaïdjan, voir LEACH, no 7.18. La doctrine majoritaire a toujours rejeté, à juste titre, l’idée d’éventuelles réserves à la déclaration d’acceptation du droit de recours individuel : voir à ce propos KÄLIN Walter, « Die Vorbehalte der Türkei zu ihrer Erklärung gem. Art. 25 EMRK », EuGRZ 1987, pp. 421-429, 424 ss et les références citées.

365 La Cour a progressivement précisé les conditions de validité des réserves (voir pour un exemple Grande Stevens et autres c. Italie, nos 18640/10 et autres, 4 mars 2014, §§ 204 ss). A noter qu’une réserve valable, pour autant qu’elle ait été invoquée à bon escient par le gouvernement défendeur dans un cas concret (Göktan c. France, no 33402/96, 2 juillet 2002, § 51), entraîne logiquement l’irrecevabilité de la requête pour incompatibilité ratione materiae (Kozlokova et Smirnova c. Lettonie (déc.), no 57381/00, 23 octobre 2001, pp. 6 ss).

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91 au premier chef de la mise en œuvre et de la sanction des droits et libertés garantis ».

Autrement dit, le mécanisme de la Convention, en particulier le droit de recours individuel, revêt « un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de sauvegarde des droits de l’homme »366.

Le principe de subsidiarité « fonde l’économie de la Convention » ; il est

« consubstantiel à l’instrument conventionnel »367. S’il n’est prévu expressément par aucune disposition de la Convention, ce principe devrait intégrer prochainement son préambule368 et découle en tout état de l’article 1. Il se traduit, sur le plan procédural, par l’obligation pour les Etats de garantir un droit de recourir effectif (article 13) et pour les victimes prétendues d’épuiser les voies de recours internes (article 35 par. 1), et implique la reconnaissance d’une certaine marge d’appréciation aux autorités nationales369.

La qualité pour agir, en particulier sous l’angle de la qualité de victime, entretien des relations étroites avec le principe de subsidiarité. En effet, l’interprétation de la notion de victime peut par exemple conduire la Cour à examiner des affaires qui n’ont pas été préalablement portées devant une juridiction interne. Tel est notamment le cas lorsque le droit d’action ou de recours reconnu sur le plan conventionnel dans un cas d’espèce n’a aucun équivalent en droit interne et excède la portée de l’article 13370. En outre, lorsque le mécanisme de la Convention fonctionne de manière adéquate et qu’une autorité nationale donne satisfaction à la victime, il n’est en principe plus possible pour cette dernière de porter son affaire devant le juge européen. En ce sens, le concept de la perte de la qualité de victime illustre parfaitement la proximité entre l’article 34 de la Convention et le principe de subsidiarité371.

Les solutions retenues sur le terrain de l’article 34 ne sont donc pas sans effet sur le principe de subsidiarité. Nous l’avons vu, celui-ci se lit de deux côtés372, en sorte qu’il est constamment question de rechercher un équilibre, au niveau européen, entre une certaine retenue judiciaire et le contrôle du respect de la Convention. Ainsi, il n’appartient pas à la Cour de vérifier la bonne application du droit interne ou de constater une violation dûment réparée sur le plan national. Toutefois, dans le cadre de cette étude, c’est le concept se trouvant au cœur de l’ensemble du système qui est le plus directement concerné, à savoir l’idée même de responsabilité des Etats parties.

Nous ne nous emploierons donc pas à identifier les cas dans lesquels la Cour devrait ménager la souveraineté des Etats. En revanche, nous vérifierons au Titre V si la

366 Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, 26 octobre 2000, § 152. Voir aussi Eckle c. Allemagne, no 8130/78, 15 juillet 1982, § 66 ; Handyside c. Royaume-Uni, no 5493/72, 7 décembre 1976, § 48 ; Affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique » c. Belgique (fond), nos 1474/62 et autres, 23 juillet 1968, § 10.

367 SUDRE, Droit, no 124. Sur le principe de subsidiarité, voir en particulier PETZOLD Herbert, « The Convention and the Principle of Subsidiarity », in : Macdonald Ronald St. J./Matscher Franz/Petzold Herbert (édit.), The European System for the Protection of Human Rights, Dordrecht 1993, pp. 41-62. Voir aussi, parmi beaucoup d’autres, MOWBRAY Alastair, « Subsidiarity and the European Convention on Human Rights », HRLR 2015/2, pp. 313-341 ; SUDRE Frédéric (édit.), Le principe de subsidiarité au sens du droit de la Convention européenne des droits de l’homme, Bruxelles 2014 ; RENUCCI, no 1043 ; VILLIGER, nos 171 ss ; HOTTELIER, Epuisement, pp. 3 ss.

368 Sur ce point, voir supra, no 197.

369 A ce propos, voir les références citées supra, n. 367, et infra, n. 376.

370 Dans un tel cas de figure, l’obligation d’épuiser les voies de recours internes au sens de l’article 35 par. 1 disparaît et le requérant se trouve libre de saisir directement la Cour, qui fonctionne comme instance unique.

371 Sur cette problématique en particulier, voir infra, Titre V, Chapitre 6.

372 Voir supra, no 197.

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jurisprudence relative à la notion de victime, pour chacune de ses dimensions, responsabilise suffisamment les Etats parties, garants au premier chef de la sauvegarde et du développement des droits de l’homme.

V. L’interprétation

Fort ancien et consacrant des garanties fondamentales de la manière la plus générale qui soit, à l’instar des catalogues nationaux, le texte de la Convention donne à la démarche interprétative une importance déterminante. C’est en effet par l’interprétation que le juge européen est amené à découvrir le sens des termes du traité et à définir le contenu des droits. Il importe ainsi de vérifier à ce stade si les organes de la Convention ont appliqué à la qualité pour agir certaines méthodes, principes ou théories développées dans leur jurisprudence en lien, avant tout, avec les droits et libertés. La procédure, dont les conditions de recevabilité, ne constitue jamais une fin en soi, mais sert avant tout la réalisation du droit matériel, une fonction dont l’interprétation doit tenir compte. Nous nous pencherons pour l’essentiel sur les méthodes d’interprétation historique et évolutive (A), sur les notions autonomes (B) et sur la théorie des obligations positives (C).