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Selon la conception dominante durant la première moitié du 20e siècle, les questions relatives à la violation de droits individuels étaient l’affaire des Etats, le droit international étant destiné à ne régir que les relations entre ces derniers, ses seuls sujets.

Sans changement préalable de paradigme, toute évolution majeure était vouée à l’échec5.

Par ailleurs marquée par un contexte politique d’une extrême instabilité et en particulier par les deux guerres mondiales, cette période connut néanmoins des initiatives, privées comme gouvernementales, tendant à assurer une forme de protection minimale aux individus dont les droits les plus élémentaires se trouvaient mis en péril. Si leur succès fut au mieux éphémère, certains schémas ne manquèrent pas de nourrir les réflexions ultérieures6.

5 Voir infra, n. 21.

6 L’aperçu proposé ici s’appuie en particulier sur les travaux de SIMPSON, Rights, pp. 91 ss et 157 ss. Voir aussi EUSTATHIADES, Sujets, pp. 553 ss ; GREER, pp. 2 ss ; STEINER, pp. 598 ss. Sur l’histoire des droits de l’homme, voir HERTIG RANDALL, History, et les références citées n. 10, de même que les références citées par RASK MADSEN, n. 1 et 7, ainsi que, d’une manière générale, HUNT Lynn A., L’invention des droits de l’homme – Histoire, psychologie

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A ce titre, il convient de mentionner de prime abord l’« invention », en 1907, de l’institution du droit de recours individuel à un échelon supranational7. Elle n’est pas européenne, mais découle de la Conférence de la paix en Amérique centrale. Cinq Etats d’Amérique centrale adoptèrent à cette occasion une série de huit traités, dont une Convention pour l’établissement d’une Cour de justice d’Amérique centrale. Son article 2 prévoyait un droit de recours individuel, après épuisement des voies de recours internes, en cas de violation « de traités ou conventions » par un autre Etat partie. L’article 3 faisait de la Cour un tribunal arbitral : avec l’accord des parties, elle pouvait connaître de contestations opposant des gouvernements, ou des gouvernements à des individus. L’objectif consistait notamment à assurer par ce biais une paix durable dans la région. La Cour fut mise sur pied, mais des quelques requêtes individuelles qu’elle examina, aucune ne fut déclarée recevable. Elle cessa de fonctionner en 1918, au terme de la période de 10 ans durant laquelle la Convention resta en vigueur conformément à son article 27.

En Europe, la Première Guerre mondiale s’acheva par un éclatement des empires et un redécoupage territorial, formalisé par la conclusion des « Traités de Paix ». Très délicate et largement influencée par l’issue de la guerre, l’opération eut pour effet d’octroyer, du jour au lendemain, une nouvelle citoyenneté à des millions d’européens : par exemple, des nationaux Allemands se retrouvèrent sous la juridiction de plusieurs Etats d’Europe de l’Est, puisque leur réunion aurait supposé l’octroi d’un vaste territoire, une décision inimaginable pour les vainqueurs de la guerre. Par des « traités de minorités », les Etats s’efforcèrent d’assurer la protection des minorités nationales. Le droit international ne resta donc pas imperméable aux droits de l’individu, même si la Société des Nations demeurait vouée à ne s’intéresser principalement qu’aux litiges interétatiques.

Une pratique se développa toutefois au sein de la SDN, dans l’ombre des traités. Les pétitions8 adressées par des individus ou des groupes d’individus étaient considérées comme de simples sources d’informations, de sorte que rien n’empêchait le Conseil de la SDN d’en prendre connaissance9. Une fois dûment informé de situations problématiques, tout membre du Conseil pouvait alors, de sa propre initiative, proposer leur mise à l’agenda. Le procédé reposait donc sur l’idée qu’une information abondante suffirait à déclencher une réaction. Au terme d’une procédure de filtrage, puis d’enquête le cas échéant, une délégation informelle du Conseil engageait des

et politique, Genève 2013 ; HARATSCH Andreas, Die Geschichte der Menschenrechte, 4e éd., Potsdam 2010 ; ISHAY Micheline R., The History of Human Rights – From Ancient Times to the Globalization Era, Berkeley 2004.

7 SIMPSON, Rights, pp. 120 s. Sur ce sujet, voir notamment Manley O. HUDSON, « The Central American Court of Justice », AJIL 1932/4, pp. 759-786. Voir aussi EUSTATHIADES, Sujets, p. 560. Le texte de la Convention fut notamment publié dans AJIL 1908/1 et 2, Supplement – Official Documents, pp. 231-243. Pour GOLSONG, Rechtsschutzsystem, p. 46, le « premier exemple » de droit de recours individuel réside dans un arbitrage datant de 1856. Sur les précurseurs en général, voir SIMPSON, Rights, pp. 91 ss.

8 Sur la distinction entre la pétition de caractère contentieux (plainte, réclamation, recours ou requête) et la pétition dans son sens courant issu du droit interne – un simple vœu transmis à l’autorité –, voir FEINBERG Nathan, « La pétition en droit international », RCADI 1932/2, pp. 525-644, 576 ss. Voir aussi CANÇADO TRINDADE, Access, pp. 19 s. ; ROLIN, pp. 5 ss. Certaines expériences de l’entre-deux-guerres mises à part, nous n’évoquerons infra que des cas dans lesquels la pétition est conçue comme une forme de plainte, émanant en principe d’un individu cherchant réparation d’un préjudice subi auprès d’une autorité selon une procédure déterminée. Le terme, inadéquat dans ce contexte, est encore utilisé couramment en langue anglaise par la Cour elle-même (« right of individual petition »), bien qu’il ait fait place en 1998, à l’entrée en vigueur du Protocole no 11, à celui d’« applications » dans le texte de la Convention et notamment à l’article 34 (CONSEIL DE L’EUROPE, Rapport explicatif au Protocole no 11, no 75).

9 SIMPSON, Rights, pp. 130 ss et les références citées n. 138.

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discussions, voire transmettait, par le biais d’un membre à titre individuel, l’affaire au Conseil lui-même. Quelques cas parvinrent jusqu’à ce dernier, qui chercha systématiquement un arrangement. Le Conseil n’intenta aucune autre action à l’encontre d’un Etat violant les droits garantis aux minorités et à leurs membres par les traités, qui ne l’autorisaient pas. Dans tous les cas, sous l’égide de la Société des Nations, la souveraineté des Etats membres restait totale.

Un mécanisme plus aboutit fut développé dans le cadre de la Convention germano-polonaise relative à la Haute-Silésie, du 15 mai 192210. Pour protéger les minorités allemande et polonaise, les alliés décidèrent de créer un mécanisme régional et international de contrôle pouvant être actionné par des particuliers. Il faisait l’objet du Titre III de la Troisième partie du traité, « Droit de pétition et voies de recours ».

L’article 147 de la Convention disposait notamment : « Le Conseil de la Société des Nations est compétent pour statuer en ce qui concerne toute pétition individuelle ou collective ayant trait aux dispositions de la présente Partie, et adressée directement à lui par des personnes appartenant à une minorité. » Les articles 148 et suivants prévoyaient l’établissement d’Offices des minorités dans les deux Etats, devant lesquels les individus pouvaient porter les décisions des « autorités administratives [de] dernière instance » (articles 150 al. 1 let. a et 151). Si aucun arrangement amiable permettant de

« donner satisfaction aux pétitionnaires » n’était trouvé, l’affaire était transmise « pour avis » au président, neutre, de la Commission mixte instituée par le traité (article 152 al. 1)11. En cas d’insatisfaction, les pétitionnaires pouvaient in fine « faire appel » devant le Conseil de la SDN (article 149). Les parties étaient en mesure, au surplus, de demander l’« évocation » de la procédure par le Tribunal arbitral (article 158), organe judiciaire créé par la Convention.

Sur la base de ces articles et des quelques dispositions procédurales de la Convention (articles 153 à 156, 577 à 586 et 596 à 605), la Commission mixte mit sur pied une procédure quasi-judiciaire, dont les parties étaient l’Office des minorités et le requérant. Au final cependant, le président de la Commission comme le Conseil de la SDN ne disposaient d’aucun pouvoir décisionnel : la seule voie envisageable était celle de la diplomatie. Ces mécanismes produisirent, parfois, quelque effet concret, comme ce fut le cas en particulier à l’issue de la célèbre affaire Bernheim. L’Allemagne avait contesté notamment la qualité pour agir du pétitionnaire, mais celui-ci finit par obtenir gain de cause devant le Conseil12. Comme nous le verrons, l’idée même de la Commission mixte, par son caractère ni judiciaire, ni politique, semble quant à elle avoir survécu au second conflit mondial, tandis que la Convention germano-polonaise innovait également par la possibilité offerte aux associations de défense des minorités de présenter elles-mêmes, au nom d’autrui, des pétitions13. Enfin, d’une manière générale dans le système de la SDN, le préjudice de l’individu ne constituait pas le

10 Le texte de l’imposante Convention de plus de 600 articles fut publié : voir Convention germano-polonaise relative à la Haute-Silésie faite à Genève le 15 mai 1922, Genève 1922. Lire en priorité KAECKENBEECK Georges, The International Experiment of Upper Silesia – A Study in the Working of the Upper Silesian Settlement 1922-1937, Londres 1942, en particulier pp. 479 ss, qui présida la commission chargée de la rédaction de la Convention puis le Tribunal arbitral.

11 L’ancien Conseiller fédéral suisse Felix-Louis Calonder fut l’unique président de la Commission mixte.

12 SIMPSON, Rights, pp. 139 ss, en particulier pp. 142 ss. La victoire de Frantz Bernheim lui valut d’être indemnisé, mais permit surtout aux Juifs de la région, confrontés à la mise en œuvre progressive des lois antisémites adoptées par l’Allemagne nazie dès 1933, d’obtenir un sursis de trois ans (p. 144).

13 Idem, pp. 136 et 138.

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fondement premier des pétitions, qui avaient avant tout pour but de mettre en lumière le non-respect d’engagements conventionnels dans l’intérêt général14.

Par définition, le système de protection des droits des minorités excluait le reste de la population de toute protection internationale ; c’est pourquoi intellectuels et organisations privées réfléchirent à généraliser la protection des droits de l’homme et à l’institutionnaliser15.

D’abord ignorée, la question du respect effectif des droits fit l’objet d’une attention croissante pendant la guerre. L’Américain Quincy Wright, professeur de droit international à Chicago, plaida, dans le cadre d’une réunion organisée en 1941 par la World Citizens Association, pour le dépassement des mécanismes traditionnels ou déjà expérimentés sans réel succès (protection diplomatique, « traités de minorités », etc.) et pour l’adoption d’un accord international contraignant par lequel les Etats s’obligeraient à respecter les droits consacrés. Surtout, une cour internationale, à laquelle les individus auraient accès, serait capable d’invalider les actes des autorités après épuisement des voies de recours internes16. D’autres intellectuels et organisations, comme l’Organisation internationale du travail, l’American Law Institute ou la Commission pour l’étude de l’organisation de la paix, par leurs prises de positions et leurs publications, renforcèrent progressivement ce courant nouveau17. En effet, une tendance claire se dégagea : non seulement les déclarations, mais également les projets de traités consacrant des droits de l’homme étaient considérés comme insuffisants, dans la mesure où l’élément central résidait plus dans le mécanisme de mise en œuvre que dans la qualité du catalogue de droits. A l’aube des années 1940, un juriste britannique d’origine austro-hongroise, à l’apogée de sa carrière, s’apprêtait à mettre la main à une contribution majeure consacrée principalement à la garantie effective des droits de l’homme.