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Une vision mécaniste en opposition avec la notion de compromis faits par les opérateurs

L’objectif de santé au travail interpellé par le lean Les partisans du lean ont souvent mis en avant les mérites des effets de cette organisation sur

1.8 Une vision mécaniste en opposition avec la notion de compromis faits par les opérateurs

En ergonomie, la notion de compromis a été développée à partir des théories de l’activité (Léontiev, 1975 ; Leplat, 2000 ; Daniellou, 2005) mettant en avant qu’une même action peut 78

avoir des buts et des motifs multiples (Leontiev, op.cit.). L’opérateur ne pouvant pas tous les réaliser de manière optimale, il doit alors nécessairement élaborer des compromis (Leplat, 2006). Autrement dit, les compromis consistent à articuler des logiques contradictoires comme des conflits de buts face auxquels les opérateurs peuvent être confrontés (Caroly et Clot, 2004) en minimisant l’importance des conflits par la mise en œuvre de régulations dans l’activité. Si certains travaux soulignent que les compromis réalisés par les opérateurs ne sont pas toujours en faveur de leur santé, d’autres travaux mettent en évidence qu’avec l’expérience se développent des stratégies de régulation qui permettent aux opérateurs d’articuler les enjeux de leur propre santé avec les enjeux de production (Gaudart, 1996 ; Chassaing, 2004). De même, les savoir-faire de prudence définis comme un ensemble d'attitudes, de comportements, de façons d'opérer, qui vont dans le sens de la sécurité (Cru & Dejours, 1983) se construisent avec l’expérience. Ces résultats sont en faveur d’une approche constructive de la santé se réalisant au fil des âges et de l’expérience (Laville et Volkoff, 1993 ; Falzon, 1996 ; Gaudart, op.cit. ; Caroly, 2001 ; Chassaing, op.cit. ; Falzon, 2013a). Cette vision suppose également que les opérateurs soient en capacité de construire leur santé, ce qui nécessite des marges de manœuvre ouvertes par l’organisation du travail offrant des possibilités de développement et de mise en œuvre de régulations tant individuelles que collectives (Coutarel, 2004 ; Caroly et Clot, 2004 ; Caroly, 2010).

Les marges de manœuvre sont une des conditions nécessaires à l’élaboration par les opérateurs des régulations (Chassaing, 2010). Reynaud (1995) distingue les régulations de contrôle définies par l’entreprise des régulations autonomes définies par l’opérateur ou le groupe d’opérateurs. Le travail réel peut être appréhendé comme le compromis entre les deux régulations (Leplat, 2006). Le concept de régulation permet de comprendre les compromis réalisés par les opérateurs ainsi que les conditions dans lesquelles ils peuvent ou non se réaliser ainsi que les mécanismes susceptibles de conduire à des effets négatifs sur la santé. Dans le modèle de double régulation de l’activité de travail (Leplat et Cuny, 1977 ; Leplat, 2000), l’activité est le résultat d’une construction permanente de compromis par l’opérateur entre les objectifs de l’organisation, les contraintes et les ressources de la situation de travail et celles liées aux caractéristiques et à l’histoire des individus (Daniellou, 1985).

Dans une précédente étude nous avons montré comment les opérateurs élaborent continuellement des compromis entre l’atteinte des objectifs de production et la préservation de leur santé sur une ligne d’assemblage automobile en « juste-à-temps » (Perez Toralla, 79

Falzon et Morais, 2010). Avec cette nouvelle organisation, l’opérateur du poste « climatisation » recevait en temps réel par ordinateur chaque bon de commande du « client » indiquant si le véhicule avait ou non une climatisation et son type le cas échéant. L’opérateur disposait d’un chariot pour aller prendre le « groupe clim » dans le magasin à proximité du poste. Ce chariot était prévu pour prendre quatre « groupes clim » simultanément. Le standard de travail prévoyait donc que l’opérateur : imprime quatre bons de commande, aille chercher les quatre « groupes clim », revienne au poste faire des opérations de connectique avant de les envoyer sur des plateaux au poste en aval. Ce standard intégrait alors une dimension de prévention de la santé par la mise à disposition d’un chariot pour éviter le port des « groupes clim » et diminuer les déplacements. Dans la réalité, l’opérateur n’attendait jamais que le chariot se vide. Dès que deux plateaux étaient vides, il imprimait les bons de commande et allait chercher deux « groupes clim » à la main. L’opérateur avait mis en place des stratégies pour gagner du temps au détriment de sa santé. Il prenait les groupes clim au fur et à mesure que les places se libéraient sur le chariot pour éviter une accumulation des plateaux renvoyés par le poste en aval devant lui, vécue comme une situation stressante : « Si j’attends que les 4 plateaux soient vides après je vais avec le chariot m’approvisionner et, quand je reviens le poste en aval m’a déjà renvoyé plein d’autres plateaux vides ». Ainsi, l’opérateur trouvait plus efficace d’aller chercher les groupes clim au fur et à mesure qu’ils étaient consommés plutôt que d’attendre pour aller en chercher quatre en une seule fois avec un chariot, tout en étant conscient que cette stratégie était faite au détriment de sa santé « je le paierai plus tard ».

Cet exemple met en évidence qu’il ne suffit pas de concevoir un standard limitant le nombre de déplacements ou prescrivant l’utilisation d’un moyen de manutention comme un chariot ou une servante pour prendre en compte la santé des opérateurs. Au contraire, il semble important de comprendre les déterminants des compromis élaborés par les opérateurs en vue d’identifier les marges de manœuvre, dont les opérateurs disposeraient et seraient nécessaires pour réaliser des compromis satisfaisants dans le double objectif de santé et de production. Dans cette perspective, les compromis et régulations opératoires semblent avoir peu, voire pas, de place dans les applications du lean, puisque la discussion des règles est généralement impossible. L’écart au standard de travail est considéré comme un signe de dysfonctionnement, dont l’origine serait soit une mauvaise compréhension de l’opérateur, soit un standard inadapté qu’il faudrait reconcevoir. Toutefois, les directions des entreprises 80

n’ignorent pas l’existence de modes opératoires différents des standards qui permettent d’atteindre les objectifs de production à temps (Bourgeois, 2012). La direction permet ces « transgressions » tant que la production est atteinte, mais celles-ci seront reprochées aux opérateurs si les résultats ne sont pas au rendez-vous. Le confinement dans l’obscurité des ressources opératoires des travailleurs n’est pas sans danger, les ressources opératoires pouvant être transformées en une « charge stigmatisante » pour les opérateurs (Bourgeois,

op.cit). Dans cette situation, les opérateurs, les encadrants, la direction, maillent deux systèmes de règles, l’un obéissant au mythe du standard juste et l’autre issu des compromis et régulations opératoires. Le réel risque pour la santé des opérateurs et la performance de l’entreprise est alors l’impossibilité de débattre et de confronter les logiques d’action des acteurs (Daniellou, 1998 ; Daniellou, 2008 ; Caroly et al., 2008 ; Caroly, 2010).

Selon Daniellou (1998), la santé se situe dans une triangulation entre pouvoir agir (sur les situations de travail), pouvoir penser (les spécificités des situations locales) et pouvoir débattre (dans des conditions qui permettent la prise en compte d’une diversité de logiques) (Figure 4). A la différence de l’approche mécaniste de la santé que nous avons identifiée dans le lean, ce modèle souligne la nécessité de réels moyens pour prendre en compte la santé du fait même de l’existence d’une partie incorporée de l’activité de travail difficilement verbalisable et explicitable par les opérateurs sans des conditions favorables (Teiger et Laville, 1991; Daniellou, 2008).

Figure 4- « Pouvoir penser, pouvoir agir, pouvoir débattre » (Daniellou, 1998)

Ainsi, selon Daniellou (1998), le pouvoir débattre ne renvoie pas uniquement à la mise en place de lieux de discussion, comme les kaizen ou les cercles de qualité. Pouvoir débattre consiste à permettre les descriptions « remontantes » du travail réel et à reconnaître la diversité de logiques dans les actions de chacun. Il s’agit d’une condition nécessaire pour que 81

les opérateurs puissent agir sur leur situation de travail. Le pouvoir agir renvoie à ce qui est effectivement possible dans la singularité des situations et des conditions de l’activité (Rabardel, 1995 ; 2005). Dans le cadre proposé par Clot (1999, 2008), le pouvoir d’agir mesure le rayon d’action effectif du sujet ou des sujets. L’amputation du pouvoir d’agir est source d’ « empêchement », source de souffrance pour le travailleur. L’intervention vise alors le développement des ressources collectives et personnelles de l’activité des sujets : le développement du pouvoir d’agir. Dans ce cadre, le dispositif méthodologique (Clot, Faïta, Fernandez et Scheller, 2000 ; Clot, 2008) est un instrument pour l’action des collectifs de travail eux-mêmes. Dans le cadre proposé par Daniellou (op.cit.), l’intervention ergonomique doit être une occasion de développement de la dynamique entre les trois pôles du modèle en contribuant à mette en mouvement les possibilités de penser les situations avec d’autres « théorèmes » que ceux qui inondent les organisations. Il s’agit de contribuer à augmenter le pouvoir d’agir en proposant des méthodes d’analyse et de conception favorisant les débats et les négociations, en faisant appel aux descriptions du travail réel et aux méthodes de simulation du travail futur probable (Daniellou, 1992 ; 1996 ; 2004). Cette proposition trouve alors tout son intérêt dans les organisations de type lean dans lesquelles les démarches participatives de transformation du travail comme les kaizen enferment le travail dans des dogmes, où le déballage d’une pièce, la vérification de la qualité sont des gaspillages (muda) que le client n’est pas prêt à payer (Perez Toralla et al., 2013) et où la parole n’est autorisée que pour rendre compte des difficultés avec le standard (Bourgeois, 2012).

Bien qu’en ergonomie il existe des nuances sur le modèle de l’Homme au travail entre les différents auteurs (Rabardel, 2005 ; Daniellou, 1998 ; Clot, 1999 ; Falzon, 1996, 2005) un ensemble de caractéristiques de l’Homme au travail peut être considéré comme supposé partagé par la communauté des ergonomes. Ce modèle de l’Homme au travail porté par les ergonomes est celui d’un sujet capable, en développement, qui se construit et dont la mobilisation subjective contribue à la performance en faisant face à ce qui n’a pas été prévu par l’organisation. Dans ce modèle, la santé participe à la performance. Bourgeois et Hubault (2005) proposent ainsi un « modèle ergonomique de la performance » dans lequel l’activité est appréhendée dans sa dimension d’efficience (le rapport entre les ressources et les résultats), et non uniquement d’efficacité (le rapport entre les objectifs et les résultats) comme c’est généralement le cas dans les organisations. L’activité est alors considérée comme une ressource et son efficience renvoie aux possibilités d’agir de l’opérateur. Reconnaître l’activité comme « composante en soi » de la performance correspond nécessairement à 82

envisager les modalités de la participation des salariés dans la conception des systèmes de travail, d’une autre manière que celle que le lean laisse voir (Bourgeois, 2011). La qualité étant également un des facteurs de performance pour l’entreprise, le « travail de qualité » pourrait être porté comme une voie possible pour tenir conjointement les enjeux de santé au travail et de performance dans une « approche ergonomique de la performance » (Falzon et Mas, 2007).

L’objectif de performance du travail face au lean

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