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Aborder les objectifs de l’ergonomie pour instruire des points de désaccord avec le lean

suppose dans un premier temps de poser quels sont ces objectifs. Bien qu’ayant des origines et des conceptions diverses, l’ergonomie de langue française présente, dans la diversité de ses pratiques, des traits communs parmi lesquels l’objectif d’adaptation du travail à l’homme (de Terssac et Maggi, 1996). Cette adaptation est proposée dans la perspective de tenir 69

conjointement la santé et la performance (Falzon, 2004). En effet, l’ergonomie s’est construite autour d’un double objectif de santé et bien-être des personnes et de performance du système (Laville, 1976). Dès lors, une des spécificités de la discipline réside dans la tension entre ces deux objectifs (Falzon, 2004) dont la portée dans la pratique a fait l’objet de nombreuses réflexions au sein de la communauté des ergonomes (Daniellou, 1996 ; Falzon, 2006 ; Falzon et Mas, 2007).

En effet, une vision étroitement physique de la santé ainsi qu’une assimilation de la performance à exclusivement celle des organisations a souvent conduit les ergonomes à privilégier les objectifs de santé au détriment des objectifs de performance (Falzon et Mas, 2007 ; Mas, 2007). Par exemple, l’objectif d’amélioration de la qualité, ne fait pas partie des premiers objectifs de l’ergonomie dans les interventions (Mas, 2007). De plus, cet objectif a souvent été assimilé à un objectif de performance uniquement. Pourtant, les objectifs de qualité sont admis aujourd’hui comme étant constitutifs de la santé des travailleurs. La santé est alors une condition de la performance et les possibilités pour les travailleurs de faire un travail de qualité sont une condition de la santé (Daniellou, 2008 ; Clot, 2010 ; Davezies, 2012). Gollac, Guyot et Volkoff (2008) proposent notamment qu’un travail « ergo compatible » serait un travail source d’efficacité.

Ainsi un des points de réflexion sur la portée du double objectif de l’ergonomie a été porté par l’évolution des relations entre santé et performance. La santé a souvent été définie comme un état d’absence : « la santé c’est la vie dans le silence des organes » (Leriche, 1936). Elle a été définie à partir de ce qu’elle n’est pas, comme l’absence de pathologie ou de déficience (Laville et Volkoff, 1993). Cette approche correspond au développement dès le XIX siècle du courant hygiéniste qui s’est centré sur la prévention et la définition de législations sur la santé des travailleurs (Laville, 2004). Cette vision appelle à une approche « palliative » de la santé, visant à compenser les déficits des personnes et à une approche « préventive » visant à éviter l’apparition de situations pathogènes, il s’agit de guérir ou de prévenir la pathologie (Laville et Volkoff, op.cit ; Falzon, 1996). Ces relations ont évolué, notamment du fait de l’évolution de la notion de « santé » dans les années 1980 et 1990 (Falzon, 1996, 2004) conduisant vers une approche « active » de la santé permettant aux individus de construire leur propre santé dans les meilleures conditions possibles (Laville et Volkoff, 1993). Les travaux de Canguilhem (1966) qui avait proposé une approche de la santé comme un processus de construction ont été essentiels dans cette évolution. Pour Canguilhem, avec le temps il y a une 70

modification des capacités des personnes, une baisse inéluctable des capacités avec l’âge, ces modifications sont sensibles aux conditions de vie et de travail et peuvent conduire au développement de stratégies d’adaptation et de compensation. La question de l’âge et du vieillissement apparaissent comme indissociables des questions de santé. Dans ce courant, Laville et Volkoff (1993) proposent une vision de la santé comme un processus dynamique de compensation des pertes fonctionnelles liées à l’âge par le développement de stratégies basées sur l’expérience acquise par le travail. Le rôle de l’environnement, des conditions de travail apparaît comme essentiel car il doit permettre le développement de ces stratégies de compensation : « Si le processus biologique conduit inéluctablement à un déclin des capacités fonctionnelles, les conditions de travail ou de vie peuvent influer positivement ou négativement sur ce processus » (Falzon, 1996, p. 234). C’est alors la qualité du couplage entre l’individu et son environnement de travail qui aura une influence positive ou négative sur la construction de la santé. La santé apparaît alors comme « un équilibre dynamique entre le bien-être physique, psychique et social tout au long de la vie. L’individu est acteur de la construction dynamique de sa propre santé » (Rabardel, Carlin, Chesnais, Lang, Le Joliff et Pascal, 2010). Par ailleurs, l’élargissement d’une vision physique de la santé vers une « santé cognitive » (Montmollin, 1993 ; Falzon, 1996, 2005, 2013) a modifié les rapports entre santé et performance, la santé cognitive renvoyant aux possibilités pour les personnes de mettre en œuvre les compétences qui leur permettent de réussir et de progresser.

Une approche constructive de la santé qui intègre la performance pour les individus (et pas uniquement pour l’organisation) s’inscrit dans la vision d’une « ergonomie constructive » élargissant l’objectif de la discipline. Dans une approche constructive, l’objectif de l’ergonomie ne peut pas se limiter à « la conception de systèmes adaptés au travail tel qu’il est défini à un moment donné, aux opérateurs tels qu’ils sont à un moment particulier, aux organisations telles qu’elles opèrent là et maintenant. L’objectif de l’ergonomie doit être le développement » (Falzon, 2013a). Il s’agit du développement des individus en favorisant l’acquisition ou la construction de savoir-faire, de connaissances et de compétences leur permettant de réussir. Ce développement n’est possible qu’à condition de disposer des « capabilités » c'est-à-dire de capacités effectives, de marges de manœuvre et de possibilités de prendre part à la construction continue des règles du travail (Falzon 2005 ; 2013 ; Falzon et Mollo, 2009). Il s’agit aussi du développement des organisations, du développement de leur potentiel capacitant pour qu’elles contribuent « simultanément et de manière pérenne à

l’amélioration du bien-être des salariés, au développement des compétences et à l’amélioration de la performance » (Falzon, op.cit.).

Cette vision de la santé et de la performance est bien éloignée de celle que nous avons pu identifier dans la littérature sur le déploiement du lean et les effets sur la santé des travailleurs. Ces effets étant toujours nuancés par le contexte d’application (cf. Chapitre 1) nous avons cherché à identifier ce qui pouvait relever, dans la diversité des applications du

lean, d’un modèle commun de la santé et de la performance au travail comme source pour l’explication d’effets non désirés sur la santé.

L’objectif de santé au travail interpellé par le lean

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