• Aucun résultat trouvé

Le collectif opérateur : une dimension oubliée dans la conduite des transformations

Présentation de l’étude et des objectifs de recherche L’étude précédente nous a permis d’étudier le résultat d’une conception lean et la façon dont

1.38 Le collectif opérateur : une dimension oubliée dans la conduite des transformations

Lors des différentes phases d’analyse conduites dans les chantiers, la question du travail collectif était quasiment absente. Cependant, lors des entretiens post-chantier nous avons remarqué la « récurrence de citations de collègues » (Quillerou, 2011). Les citations faisaient d’une part référence au travail collectif comme ressource notamment dans les postes où le travail se fait en synchrone et où les deux opérateurs montent les mêmes pièces (Figure 41). Or dans les critères de performance du travail tels que définis en chantier cette dimension du collectif en lien notamment avec la qualité du travail n’était pas considérée alors qu’elle peut expliquer certains défauts récurrents. La méthode d’analyse du travail ne permettait pas de considérer réellement l’intégration du travail à un poste dans un réseau ou flux plus large d’acteurs, ceci serait en lien avec les problèmes de qualité :

Figure 41- Illustration du travail synchrone

Celui de droite, il devrait regarder ce que monte… à gauche, ça éviterait l’erreur. C'est pas compliqué, c'est un longeron, mettons, un longeron noir, mais un bas de gamme. Et lui, il peut avoir le longeron à droite avec un haut de gamme. Il a pris dans la mauvaise case, sa pièce. Et ça, ça nous arrive assez fréquemment. Quand la voiture arrive dans la hauteur du longeron, je regarde. Si c'est pas le même, il y a un problème quelque part. Si c'est moi qui a fait le défaut, si c'est lui.

C'est toute une entente avec la personne qui… si vous vous entendez pas avec la personne qui est en face de vous, vous allez pas lui dire. Il va se débrouiller, c'est son truc. OP3

Lorsque les opérateurs parlent de leur travail durant les entretiens post-chantier, la dimension collective de celui-ci est présente que ce soit un collectif comme une ressource ou comme une contrainte.

Le travail collectif renvoie aussi aux situations de travail dans lesquelles les opérateurs ne sont pas en coprésence mais le travail de l’un affecte directement celui de l’autre. C’est dans ce sens qu’on parle d’intégration du travail dans un flux de production plus large que celui qui est appréhendé dans les chantiers :

Plus spécifiquement dans les démarches d’ « amélioration continue », nous avons soulevé un renforcement des démarches individuelles au détriment des démarches collectives. C’est le cas pour les « groupes de progrès » qui ont disparu au profit des « chantiers de poste » dans lesquels il n’y a pas de place pour les débats entre les opérateurs. Au niveau des « déclics » nous relevons deux principaux éléments : d’une part les opérateurs proposent le déclic de manière individuelle « pour ne pas se le faire piquer » et ensuite une fois validé il est proposé aux collègues des autres équipes. Un des effets est que ces derniers acceptent difficilement la proposition de modification du premier. A côté de cette situation il y a aussi celle où l’opérateur propose de son côté parce qu’il n’a pas le temps de se concerter avec les opérateurs des autres équipes, les groupes de travail entre opérateurs ayant disparu au profit des chantiers.

Mais bon, si les pièces, elles sont pas bonnes, c'est pas moi. Les pièces, elles arrivent dans un chariot, c'est fait en préparation là. En préparation. Elles arrivent dans un charriot et le charriot pour moi, automatiquement il est bon. Je suis obligé de prendre la pièce qu’il y a dedans. Des fois, c'est des pièces, elles sont… elles sont non conformes. OP3

Discussion

La mise en œuvre des méthodes d’ « amélioration continue » présente du point de vue de l’activité et des effets sur la santé et la performance des opérateurs des avantages et des limites. Les limites relèvent en grande partie des objectifs prescrits de manière descendante. Les objectifs des chantiers sont définis à l’avance par la hiérarchie de haut niveau et s’intègrent dans des stratégies de performance des usines sur lesquelles les membres des UEP n’ont pas de visibilité ni d’influence. Ces objectifs sont, comme l’avait déjà montré Daniellou (2008), difficilement discutables même lorsque le travail réel rentre en contradiction avec eux. Par ailleurs, les effets négatifs observés sont dus en grande partie à une analyse biaisée du travail, fondée sur le dépistage des activités dites « sans valeur ajoutée », conduisant à la diminution de marge de manœuvre. Le déploiement standardisé des transformations des postes comme les servantes sur tous les postes dans un objectif de réduire les déplacements ne sont pas adaptés à toutes les situations de travail. Ceci conduit certains opérateurs à les enlever et les mettre sur le côté. Les conséquences sont financières en lien avec le coût de la fabrication des servantes alors qu’elles ne sont pas utilisées et sociales puisque les opérateurs ont le sentiment de ne pas avoir été écoutés. En effet, dans plusieurs situations les opérateurs s’étaient prononcés lors des chantiers pour dire qu’à leur poste les servantes n’étaient pas

OP2 : Mon dernier déclic c’était par rapport à la FAV, par rapport au frein à main, avant on se basait là-dessus, on regardait maintenant on a le chiffre sur la FAV. C'est mieux de voir le chiffre que de voir à l’intérieur, frein à main où il peut y avoir une erreur de l’opérateur avant.

Erg : Et comment ça se passe avec la personne de l’autre équipe quand on veut proposer de changer quelque chose ? Vous avez vu l’opérateur de l’autre équipe ?

OP2 : Non, on se voit que 5 minutes avant la fin de la journée. Il y a des fois, eux ils marquent leur numéro de voiture. On n’a pas vraiment le temps de discuter avec eux, quoi. Puis en plus, on finit la journée nous aussi. C'est vrai qu’on n’a pas tellement de… de relations.

Erg : Donc quand on veut faire une modification…

OP2 : Ben, c'est pas évident de se voir ensemble. Ça peut faire des erreurs à discuter. Puisque eux, ils arrivent, comme nous… eux, ils ont le briefing aussi. Ce qui fait que le briefing, ils marquent leurs voitures à moins 5, moins 4, ils se préparent et on se voit que 2 minutes, quoi, pour ainsi dire.

nécessaires or elles ont tout de même été installées. Nous pourrions alors dire que ne pas prendre en compte réellement le point de vue de l’opérateur est une source de gaspillage. La mobilisation de la notion de « travail bien fait » du point de vue des concepteurs avancée par Falzon (2013b) « est-ce que le travail que j’ai conçu est bien fait » est pertinente dans ce contexte. Les Responsables d’Unité (RU) qui sont les pilotes des chantiers et les garants de la mise en œuvre des transformations peuvent se trouver face à des paradoxes. Par exemple lorsque la direction leur donne un objectif de suppression de poste alors qu’ils savent qu’au regard des cadences cela n’est pas possible, ceci les conduit à concevoir un travail qui de leur point de vue n’est pas un bon travail.

Les observations et analyses du travail, faits dans le cadre des chantiers sont contraints par la conception des outils. La conception des outils d’analyse du travail portent la vision du travail du lean c'est-à-dire qu’il y a du travail « à valeur » et « sans valeur ». Par ailleurs l’analyse conduite de façon extrinsèque ne cherche pas à replacer les éléments du travail observés dans une activité ni dans une dynamique. Par exemple l’observation au poste est outillée d’une grille d’analyse des déplacements, des postures etc. L’analyse des données recueilles, de manière extrinsèque, faite à partir de ces outils se centre systématiquement sur l’éradication des déplacements inutiles et postures physiquement contraignantes sans être préalablement replacées dans la variabilité inhérente de la situation de travail. Cette analyse est très différente de celle de l’ergonomie, qui elle est intrinsèque et intégrative même si les observables peuvent souvent paraître à première vue similaires : l’analyse des mouvements, des postures, de l’enchainement des tâches etc.

Il y a donc une forme d’analyse du travail qui est outillée mais dans un objectif particulier et dans cette perspective il y a des outils qui pilotent les chantiers qui incorporent cette idée. Nous pouvons interpréter ces résultats au regard d’une impossibilité de dissocier les méthodes d’analyse définies pour les chantiers, véhiculant le point de vue de la performance du lean, des objectifs qui y sont rattachés. Ainsi un déplacement en plus par rapport à la cible

« Pour moi on a fait de mauvais postes, on avait fait au début de bons postes mais on a ajouté des opérations et donc les modifications ne marchent plus. On n’a pas fait la méthode comme il faut, normalement on rajoute une opération à un poste et puis on voit comment ça se passe. On laisse mourir lentement le poste qui va être supprimé. Mais là on a eu des impératifs pour supprimer rapidement » (RU équipe A)

prédéfinie ne peut être analysé comme autre chose que comme un gaspillage. La conception des outils d’analyse ne permet pas de l’analyser autrement. Il en va de même pour une double vérification de la qualité qui est un gaspillage de « sur-qualité » ou bien prendre une seule pièce à la fois et non de manière simultanée. Le lean ne manque pas de méthodes et d’outils d’analyse systématique du travail mais les analyses sont conduites selon des façons et des objectifs particuliers, éloignés de ceux de l’ergonomie.

Par rapport à la vision de l’ergonomie dans les chantiers, la suppression des déplacements est vue comme une contribution à la performance du point de vue du critère d’efficacité mais aussi de l’ergonomie puisque l’opérateur se fatigue moins. Il s’agit alors de l’usage d’une « ergonomie normative pour accompagner la mise en œuvre d’applications de stéréotypes » (Bourgeois, 2012, p. 141). Il s’agit alors d’un systématisme non raisonné des applications du lean, sur lequel les ergonomes peuvent alerter et proposer des alternatives (Bourgeois, op.cit.). Concernant l’implication des opérateurs dans la réalisation des transformations, les partisans du lean mettent en avant ses effets positifs en termes d’autonomie, de développement professionnel et d’empowerment, liés justement à la participation des opérateurs à l’amélioration continue (Womack et al., 1990 ; Liker, 2006 ; Liker et Meier, 2007). Il s’agirait d’une situation de « gagnant-gagnant », la participation des opérateurs étant de même une ressource pour l’amélioration du processus de production et de la qualité (Shimizu, 1999). Toutefois, nos données vont dans le sens des études montrant que la participation des opérateurs aux démarches de transformation des situations de travail est le plus souvent illusoire (Carloy et al., 2008 ; Daniellou, 2008 ; Bourgeois, 2012). Les démarches observées sont similaires à ce qui est décrit dans la littérature sous le nom de Kaizen Blitz ou Kaizen Flash (Daniellou, 2008 ; Toulouse, 2005). Ces études ont montré les effets négatifs de ces formes accélérées de kaizen « amélioration continue » dans lesquelles les opérateurs ne peuvent pas réellement discuter les objectifs des chantiers imposés de façon descendante. Les auteurs dénoncent un détournement de la philosophie originale des petites améliorations dans le temps. D’autres auteurs ont en effet montré que c’est dans les entreprises où des démarches d’amélioration continue « dans le temps » par rapport à des améliorations « ponctuelles » d’amélioration que les opérateurs sont les plus satisfaits (Brännmark et Holden, 2013). En effet la participation aux démarches ponctuelles relèvent souvent d’une prescription descendante, sur lesquelles les salariés peuvent en plus être évaluées, et sont de plus associées à un accroissement de la charge de travail. Ainsi l’implication et la satisfaction des opérateurs 186

sont fonction des formes de participation en continu et de façon ascendante, ou en rupture et de façon descendante. Les démarches d’amélioration dans le temps, au contraire, sont très bien perçues et les opérateurs cherchent à s’y impliquer. En effet, dans les entreprises suédoises l’implication des salariés dans les transformations font partie de la culture de l’entreprise basée sur le modèle sociotechnique.

Les adaptations du lean aux caractéristiques de chaque entreprise conduisent à des organisations du travail « hybrides » (cf. Chapitre 1) entre les caractéristiques organisationnelles déjà présentes et les nouveaux principes introduits par le lean (Freyssenet, 1998). Dans les pays Scandinaves il s’agit d’hybridations à partir du modèle sociotechnique alors que dans d’autres pays tels que la France ou l’Angleterre ce sont majoritairement des introductions du lean faites sur un fond taylorien (Daniellou, 2009). Si l’on prend l’exemple du rôle donné à l’opérateur dans l’organisation du travail, dans les pays scandinaves la participation est basée sur un modèle sociotechnique (Johansson et Abrahamsson, 2008 ; Brännmark et Holden, 2013). Ce modèle est basé sur une vision systémique dans laquelle il y a une interdépendance entre le système social et le système technique (Eklund, 2003). Ainsi, les organisations syndicales ont un poids important dans les décisions de l’entreprise. Dans ce système, les démarches participatives sont privilégiées lors du déploiement du lean et durant ses évolutions ultérieures. Ces démarches participatives ont la particularité de s’appuyer sur une délégation réelle de responsabilités (Johansson et Abrahamsson, op.cit. ; Brännmark et al., 2011), ce qui est une particularité reconnue de ce modèle de déploiement au niveau mondial.

Au regard des données issues de cette deuxième étude, nous cherchons à identifier dans quelle mesure les démarches de conduite de chantiers peuvent elles-mêmes être transformées, faire partie d’une « amélioration continue » en donnant une plus grande place au travail réel et aux débats des règles entre opérateurs et acteurs de la conception ainsi qu’entre opérateurs-mêmes. Ceci dans l’objectif de mettre en évidence des conditions nécessaires au déploiement et au développement de l’activité des opérateurs et des collectifs. L’action ergonomique dans ce cas ne contribue pas uniquement à une meilleure adaptation des solutions au travail réel mais aussi au développement de l’activité des opérateurs comme acteurs de la conception.

Chapitre 10 : Instruire la confrontation des règles

Documents relatifs